Ancien et nouveau

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°613 Mars 2006Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Instruments d’époque

Instruments d’époque

Autant il est un peu ridicule – et insup­port­able à l’écoute – d’interpréter Chopin ou Liszt sur des pianos du XIXe siè­cle, car il n’y a pas de dif­férence de nature entre un Érard ou un Pleyel de l’époque et un Stein­way ou un Bösendor­fer d’aujourd’hui, mais de mécan­ismes et de qual­ité, autant il est jus­ti­fié de jouer Marais à la vio­le ou Visée au théorbe, non parce que leurs con­tem­po­rains les ont enten­dus ain­si – un ama­teur de musique n’est pas néces­saire­ment pas­sion­né de recon­sti­tu­tions his­toriques – mais parce que les instru­ments et donc l’écriture cor­re­spon­dante sont fon­da­men­tale­ment dif­férents (un vio­lon­celle n’est pas une vio­le, aucun instru­ment d’aujourd’hui n’est com­pa­ra­ble au théorbe, et cer­taine­ment pas la guitare).

Révélé au grand pub­lic par le film Tous les matins du monde, Marin Marais, musi­cien de la cour de Louis XIV, est le maître de la suite instru­men­tale française. L’ensemble con­sti­tué de Jean-Louis Char­bon­nier et Paul Rousseau à la basse de vio­le, Mauri­cio Buraglia au théorbe et Pierre Tro­cel­li­er au clavecin ital­ien pour­suit l’enregistrement de ses Pièces de vio­le avec la deux­ième par­tie du Troisième Livre1. Élé­gance, légèreté, sub­til­ité, tout ce qui car­ac­térise le style français est déjà présent dans cette musique qui dis­simule sa com­plex­ité savante der­rière son masque de musique de cour.

Le théorbe à 14 cordes, descen­dant du luth, a un reg­istre grave et une sonorité très par­ti­c­ulière, qui n’est guère com­pa­ra­ble qu’à celle du sitar indi­en. Pas­cal Mon­teil­het, qui en est le spé­cial­iste, joue les Suites pour théorbe de Robert de Visée, con­tem­po­rain exact de Marais, les unes pour théorbe seul, les autres avec vio­lon baroque (l’excellente Aman­dine Bey­er), avec tra­ver­so, avec vio­le de gambe2. C’est très nou­veau, très fin, très dis­tan­cié, à mille lieues des con­tem­po­rains ital­iens et alle­mands, et joué avec une pré­ci­sion d’épure.

En revanche, faut-il jouer Mozart sur instru­ments d’époque, notam­ment au pianoforte, bien dif­férent du piano, alors que nous sommes habitués à l’entendre joué au piano mod­erne dont le son et les pos­si­bil­ités de nuances sont beau­coup plus rich­es ? On peut en tout cas faire l’essai avec le Con­cer­to pour deux claviers, inter­prété par Jos van Immerseel et Yoko Kaneko, avec l’ensemble Ani­ma Eter­na3. Sur le même disque, et tou­jours avec instru­ments d’époque, le Con­cer­to pour flûte et harpe, et le Con­cer­to pour cor n° 3 (le plus con­nu). Pour par­ler franc, le résul­tat n’est pas con­va­in­cant, mal­gré la qual­ité des inter­prètes, et le son grêle du pianoforte ne passe pas la rampe, pas plus que le tim­bre de la flûte en bois ne parvient à faire oubli­er la sonorité chaude et sen­suelle de la flûte mod­erne de Jean-Pierre Ram­pal (dans l’enregistrement mythique avec Lily Lask­ine). En revanche, le cor ancien est une révéla­tion, plus chaud, plus rond que le cor d’aujourd’hui.

Pianistes

Notre cama­rade Jean-Pierre Fer­ey, qui dirige l’éditeur Skar­bo, est aus­si, comme on le sait, un excel­lent pianiste, et il vient d’enregistrer une série de pièces sur le thème “ Musiques de la mer ”4, sur un Fazi­oli de rêve, par­faite­ment en sit­u­a­tion pour des pièces qui jouent toutes sur la couleur : Debussy, Rav­el, Malip­iero, ain­si que Cras, Boëll­mann, Leme­land, Koech­lin, que Fer­ey a large­ment con­tribué à faire con­naître, et aus­si Fer­ey lui-même. Un joli petit flo­rilège d’un amoureux de la mer.

Qui se sou­vient de José Itur­bi ? Il fit par­tie de ces pianistes très pop­u­laires aux États-Unis, médi­atisé par le ciné­ma et la télévi­sion dans les années 50–60. Un DVD reprend des extraits de ses con­certs télévisés – Chopin, Liszt, Grieg, etc. – pour la joie de l’amateur archéo­logue et eth­no­logue. Mais que l’on ne se méprenne point (make no mis­take, comme dit W) : c’est grâce à des musi­ciens comme Itur­bi et Lib­er­ace que la musique dite clas­sique est dev­enue pop­u­laire aux États-Unis, et que chaque grande ville a son orchestre sym­phonique qui fonc­tionne sans un dol­lar de fonds publics, et que lui envient bien des cap­i­tales européennes.

Daphné

Les opéras de Richard Strauss com­pren­nent deux chefs‑d’œuvre abso­lus : Le Cheva­lier à la rose et Capric­cio, des œuvres majeures comme Ari­ane à Nax­os, La Femme sans ombre, Elek­tra, et des opéras mineurs. Daph­né est de ceux-là ; il est peu joué mais il mérite la décou­verte. Zweig étant inter­dit de livret depuis 1935 pour cause de lois raciales du IIIe Reich, Strauss fit appel à un libret­tiste obscur, que Zweig accep­ta de con­seiller en sous-main. Le livret qui en résul­ta est hybride, mais la musique de Strauss est là, incom­pa­ra­ble, intem­porelle comme celle de Mozart dont Strauss se récla­ma sa vie durant. June Ander­son est Daph­né dans l’enregistrement réal­isé en pub­lic à Venise en juin 20055, avec l’Orchestre et les Chœurs du Théâtre de la Fenice, mer­veilleux musi­ciens tout à fait en sit­u­a­tion dans cette “ tragédie bucol­ique ” sur un thème mythologique.

L’enregistrement du mois : Quatuors italiens

Sous ce titre, le Quar­tet­to di Venezia a enreg­istré 15 quatuors de Boc­cheri­ni, 4 de Bazz­i­ni, les quatuors de Ver­di, Zan­don­ai, Respighi, et les 8 quatuors de Malip­iero6. Une décou­verte, car, mis à part le très beau Quatuor de Ver­di et le bref et déli­cieuse­ment déca­dent Crisan­te­mi de Puc­ci­ni, ces pièces ne sont pra­tique­ment jamais jouées au con­cert en France. Boc­cheri­ni : les quatuors de jeunesse sont ultr­a­clas­siques, mais les qua­tre de l’opus 52, écrits dans les dernières années, sont mag­nifiques. Bazz­i­ni (mort en 1892) : roman­tique ma non trop­po, mer­veilleuse­ment lyrique, n’imite per­son­ne. Le Quatuor de Zan­don­ai (mort en 1944) : tonal et agréable. Respighi : Quar­tet­to Dori­co (1 seul mou­ve­ment), intéres­sant, proche du Groupe des Six Français ; Quatuor en ré mineur fau­réen, superbe. Les 8 Quatuors de Malip­iero (mort en 1973) : du postro­man­tisme à l’atonalité pure, avec des influ­ences de Rav­el et Bar­tok, beau­coup de créa­tiv­ité, ne peu­vent être ignorés par l’honnête homme ama­teur de quatuors.

Le Quatuor de Venise irradie une chaleur, une générosité, une lumière tout ital­i­ennes, qui rap­pel­lent le Quar­tet­to Ital­iano de la grande époque.

1. 2 CD PIERRE VERANY 706011/12.
2. 1 CD ZIG ZAG ZZT 051101.
3. 1 CD ZIG ZAG ZZT 060201.
4. 1 CD SKARBO DSK 1049.
5. 2 CD DYNAMIC CDS 499/1–2.
6. 10 CD DYNAMIC CDS 486/1–10.

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