Analyse, IA et renseignement criminel

L’IA apporte une nouvelle capacité de traitement au service du renseignement criminel. Elle vient en appui des méthodes bien identifiées de renseignement, mais elle ne se substitue pas à elles ; elle-même comporte des risques de biais, que ces méthodes n’ignoraient déjà pas pour ce qui les concerne. Il est donc indispensable que sa mise en œuvre soit accompagnée par des formations adaptées pour les agents, par des protocoles éthiques et normés, et par un encadrement juridique.
Le renseignement criminel joue un rôle central dans la compréhension, l’anticipation et la neutralisation des organisations criminelles. Il ne s’agit pas de produire des preuves judiciaires pour un procès, mais bien d’élaborer une vision stratégique des dynamiques criminelles. Dans ce contexte, l’analyse systémique s’impose comme une méthode précieuse. Elle permet de modéliser les organisations criminelles comme des systèmes complexes, composés de sous-structures spécialisées, interconnectées et évoluant dans un environnement changeant, comme la corruption dans les marchés publics (infiltration des administrations, manipulation, paiements, intimidations des responsables, récupération et blanchiment des fonds). Cette analyse met en évidence les flux de ressources, les mécanismes internes et les interactions de ces groupes pour s’adapter et perdurer.
L’émergence de l’IA dans le renseignement
Parallèlement, les techniques d’analyse structurée offrent une procédure pour organiser les données, valider les hypothèses et produire des documents de renseignement exploitables. L’émergence de l’IA apporte une nouvelle capacité de traitement au service du renseignement criminel. Les systèmes experts permettent de représenter et d’exploiter des connaissances codifiées, les algorithmes d’apprentissage automatique détectent des régularités ou des anomalies dans des masses de données et les modèles génératifs comme les LLM (large language model) peuvent synthétiser de l’information ou proposer des hypothèses. Le renseignement criminel mobilise des données, souvent incomplètes ou dissimulées, issues de sources variées, souvent indirectes (écoutes, surveillance, données financières, sources ouvertes), et les transforme en information structurée et contextualisée. Il permet aux services de police ou aux décideurs de comprendre les systèmes criminels dans leur complexité, d’anticiper leurs mutations et d’orienter les actions de lutte ou de perturbation.
Les caractéristiques du renseignement criminel

Le renseignement criminel ne vise pas des individus isolés, mais des organisations : corrompus, cartels, « mafias », réseaux hybrides. Les objectifs d’analyse sont : cartographier les structures ; identifier les acteurs, leurs rôles, leurs relations et les hiérarchies formelles ou informelles ; reconstituer les flux ; analyser les circuits d’approvisionnement (drogue, armes, migrants, contrefaçons), les itinéraires logistiques, les canaux de communication ou de financement ; comprendre les logiques économiques, modes de blanchiment, choix d’investissement, diversification des activités légales et illégales ; identifier les points de fragilité, zones de dépendance (technologique, humaine, géographique), vulnérabilités exploitables par les forces de l’ordre.
Les analystes en renseignement criminel font face à de nombreuses difficultés méthodologiques : fragmentation des données issues de sources multiples (judiciaires, techniques, humaines, financières), souvent cloisonnées et hétérogènes ; dissimulation active car les groupes criminels déploient des stratégies de camouflage (fausses identités, sociétés écrans, segmentation des rôles) ; complexité relationnelle car les organisations criminelles opèrent en réseaux décentralisés, parfois sans structure hiérarchique fixe, avec des alliances évolutives ; temporalité floue car les phénomènes criminels se développent dans le temps long, avec des phases d’apparition, de mutation et de recomposition. Ce travail se fonde sur une combinaison d’informations factuelles et d’hypothèses validées par la cohérence du système reconstitué. Il s’agit d’un processus itératif, où chaque nouvelle donnée peut modifier la compréhension d’ensemble.
L’analyse systémique
L’analyse systémique offre une lecture dynamique et globale des groupes criminels, en les considérant comme des systèmes ouverts, finalisés et adaptatifs. Inspirée des sciences de l’ingénierie et des systèmes complexes, cette approche permet de modéliser une organisation comme un ensemble de sous-systèmes spécialisés – production, logistique, finances, sécurité – en interaction constante avec leur environnement. Elle met en évidence les flux d’information, de ressources ou de valeur, les mécanismes de régulation internes tels que le cloisonnement, la corruption ou l’usage ciblé de la violence, ainsi que les rétroactions qui assurent la résilience de l’ensemble.
Loin d’une représentation figée, elle propose une vision évolutive, où chaque perturbation – saisie de marchandises, arrestation, pression médiatique – génère des réajustements du système et permet d’anticiper les capacités d’adaptation face aux ruptures, et d’identifier les points de levier susceptibles de désorganiser le réseau. Ces représentations prennent souvent la forme de schémas dynamiques, de graphes relationnels ou de modèles temporels simulant des scénarios d’évolution.
L’analyse structurée
De son côté, l’analyse structurée repose sur des techniques formalisées pour encadrer le raisonnement dans un contexte de données fragmentées ou contradictoires. Issues de la culture du renseignement stratégique, ces méthodes visent à réduire les biais cognitifs et à objectiver les interprétations. Elles incluent, entre autres, les cartographies de réseau pour visualiser les relations entre entités, les chronologies pour organiser les événements dans le temps, les arbres hypothétiques pour évaluer la plausibilité de différents scénarios, ou encore les diagrammes de flux pour représenter les parcours logistiques et financiers. Avec l’essor de l’IA, ces méthodes structurées se sont enrichies d’outils automatisés. Les graphes de connaissance permettent de générer des cartographies relationnelles à partir de textes bruts. Les algorithmes de clustering révèlent des sous-ensembles d’acteurs ou de transactions significatives. Les plates-formes comme Maltego ou Palantir offrent des visualisations interactives et des fonctions de simulation.

Biais et complémentarités
L’efficacité de ces méthodes dépend de la qualité et de la quantité des données. Des informations lacunaires peuvent conduire à des représentations trompeuses. L’abondance de visualisations peut aussi favoriser la surinterprétation, en créant des corrélations fictives ou en masquant les incertitudes. Certaines méthodes, comme l’analyse des hypothèses concurrentes (ACH), exigent une rigueur qui peut être difficile à maintenir sous pression opérationnelle.
Enfin, les outils choisis influencent l’angle d’analyse : une matrice de liens orientera vers les individus, un diagramme de flux vers les ressources. Il est donc crucial de garder conscience de ces biais méthodologiques. Ces approches sont complémentaires : la première fournit un cadre global et dynamique, la seconde des instruments précis de formalisation. Leur articulation permet à l’analyste d’évoluer entre intuition experte, modélisation théorique et outils techniques, dans un environnement où la complexité et l’incertitude sont la norme. Utilisées conjointement, elles renforcent la robustesse du renseignement criminel et sa capacité à anticiper les mutations des systèmes criminels organisés.
L’IA chez FALCON :
Dans le cadre du projet de recherche européen FALCON en cours, l’IA est utilisée pour détecter et analyser la corruption en identifiant des schémas, des comportements et des modes d’action à partir d’ensembles de données volumineux et complexes. L’une des principales applications est la détection d’anomalies dans les marchés publics, où l’IA signale les comportements irréguliers en matière d’appels d’offres et les incohérences financières. L’IA utilise également le traitement du langage naturel pour extraire des signaux liés à la corruption à partir de sources textuelles non structurées telles que des articles d’actualité ou des documents juridiques, révélant ainsi des relations cachées entre les acteurs. En outre, l’IA effectue une évaluation des risques et une analyse des réseaux afin de cartographier les liens entre les individus et les organisations impliqués dans des affaires de corruption. Au-delà de la détection d’anomalies isolées, l’IA modélise les séquences et les étapes opérationnelles typiques de la corruption, aidant ainsi les enquêteurs à anticiper les prochaines actions dans le cadre d’affaires en cours et favorisant des enquêtes plus proactives et ciblées.
Applications opérationnelles
On distingue généralement trois grands types d’IA utilisées dans ce contexte. L’IA symbolique ou experte repose sur des règles logiques formalisées ; elle permet de structurer des connaissances métier, comme les profils criminels ou les typologies de fraude. L’IA statistique, via l’apprentissage automatique, est capable de détecter des motifs cachés dans les données, utiles pour identifier des comportements suspects ou des transactions anormales. Enfin, l’IA générative – comme les modèles de langage – peut produire des synthèses, des récits analytiques ou même des visualisations, à partir d’un corpus non structuré.
“Un ancrage solide dans les méthodes analytiques existantes et un encadrement rigoureux.”
Les modèles de traitement du langage facilitent l’extraction d’informations à partir de rapports ou d’écoutes. Les algorithmes de graphes permettent de cartographier des réseaux criminels complexes et de repérer des acteurs clés. D’autres modèles identifient des anomalies dans les flux financiers ou prédisent des zones géographiques à risque. Mais leur efficacité dépend également des données disponibles, souvent partielles, cloisonnées ou juridiquement sensibles. À cela s’ajoutent des contraintes organisationnelles : culture de la confidentialité, méfiance vis-à-vis des systèmes opaques et infrastructures inégales entre services. L’introduction de ces outils ne peut donc être pensée sans un ancrage solide dans les méthodes analytiques existantes et un encadrement rigoureux.
XTRACTIS :
Une des applications de l’IA raisonnante générale XTRACTIS (symbolique-cognitiviste) est l’identification des profils criminels et les phases d’action à partir des métadonnées de communications interceptées. Sans accès au contenu, l’IA analyse holistiquement les 321 variables intelligibles caractérisant chaque communication téléphonique (durée des appels, volume des SMS, type et utilisation des appareils…). L’objectif est de prédire le rôle des individus au sein des réseaux criminels (banal, soutien, exécutant, chef), ainsi que la phase de leur activité (rassemblement, planification, exécution). XTRACTIS construit un modèle de décision robuste et transparent composé de 12 règles floues, en sélectionnant 24 prédicteurs. Ce raisonnement inductif autorise l’audit et la certification des systèmes décisionnels à haut risque. Le modèle fournit ensuite par raisonnement déductif des décisions explicables, permettant aux services de renseignements d’anticiper les comportements criminels avec une grande précision.
Croisement des approches
L’analyse structurée, via un graphe dynamique, visualiserait les relations indirectes entre comptes et bénéficiaires, révélant un point nodal bancaire utilisé comme pivot, dont la perturbation a entraîné une réorganisation du réseau. Après l’arrestation de logisticiens opérant sur plusieurs ports d’Europe de l’Ouest, une IA générative pourrait proposer des scénarios alternatifs de réorganisation et la résilience du réseau. L’approche systémique modéliserait les fonctions critiques du réseau et une matrice de dépendances permettrait d’identifier des zones de repli potentielles. Une IA symbolique détecterait des motifs de transferts suspects, tandis que l’analyse systémique montrerait que ces investissements visaient autant à légitimer les fonds qu’à préparer une reconversion partielle du groupe. Ce croisement d’approches permettrait de prioriser les cibles d’enquête selon leur fonction stratégique dans le système, et non leur apparence économique. Ces cas concrets montrent que l’IA ne remplacerait ni l’analyse humaine ni la méthode, mais les compléterait en articulant technologies et techniques.
D’indispensables garde-fous
L’usage croissant de l’intelligence artificielle, de l’analyse structurée et de l’approche systémique dans le renseignement criminel ouvrirait des perspectives inédites, mais soulèverait aussi des risques importants. Sans encadrement adéquat, ces outils peuvent produire des effets contraires aux objectifs initiaux : biais, dérives décisionnelles ou atteintes aux droits.
Sur le plan technique, les biais algorithmiques sont un problème majeur. Les données d’entraînement peuvent refléter des déséquilibres ou stéréotypes, amplifiés par les choix de modélisation (variables, seuils, pondérations). Des erreurs de généralisation peuvent survenir lorsqu’un modèle est appliqué hors de son contexte d’origine. Dans un domaine aussi sensible, de tels biais peuvent fausser l’analyse, induire en erreur ou justifier des surveillances infondées.
La seconde limite tient à la tentation de surévaluer les modèles au détriment du raisonnement humain. Certains outils, en particulier ceux dits « boîtes noires », produisent des résultats difficilement interprétables. Cette opacité peut entraîner une perte de recul critique. Des visualisations simplifiées ou des modèles schématiques risquent en outre de masquer la complexité réelle des réseaux criminels.
Pour éviter ces dérives, plusieurs garde-fous sont indispensables. Les systèmes IA doivent être transparents et explicables. Les analystes formés doivent en comprendre les limites. L’échange de données entre services nécessite des protocoles éthiques et normés. Enfin, un encadrement juridique adapté est crucial pour garantir un usage proportionné et respectueux des libertés fondamentales.
Bibliographie :
- CICDE, ministère des Armées, 2012, « Éléments d’analyse systémique pour la planification opérationnelle ».
- Randolph H. Pherson et Richards J. Heuer. 2021, Structured Analytic Techniques for Intelligence Analysis.
- DRM, ministère des Armées, 2019, « Intelligence artificielle et renseignement militaire » : Revue Défense nationale n° 820(5) : 107-116.





