Aménagement du territoire et mobilité : renouer avec la planification

Dossier : Transport et développement durableMagazine N°523 Mars 1997Par : Jean LAFONT, chargé de la sous-direction de l’Évaluation environnementale et de l’Aménagement durable au ministère de l’Environnement

Le constat

En cin­quante ans, le ter­ri­toire fran­çais a connu des trans­for­ma­tions sans pré­cé­dent par leur ampleur, mar­quées par un double mouvement :

  • de concen­tra­tion, au niveau natio­nal, dans de grandes agglo­mé­ra­tions, le long des lit­to­raux, dans les grandes val­lées fluviales ;
  • d’é­ta­le­ment urbain et de spé­cia­li­sa­tion crois­sante de l’es­pace, avec le déve­lop­pe­ment des péri­phé­ries, au pay­sage de zones d’ac­ti­vi­tés et de grandes sur­faces com­mer­ciales, typiques des entrées de ville à la française.


Peu à peu se sont ain­si struc­tu­rées des aires métro­po­li­taines autour de pôles urbains entou­rés de nébu­leuses d’ur­ba­ni­sa­tions dif­fuses, conçues par et pour la voiture.

Cette évo­lu­tion de l’es­pace, d’au­tant plus spec­ta­cu­laire que l’ac­crois­se­ment de la popu­la­tion urbaine, ali­men­té par un exode rural tar­dif, a été rapide, a for­te­ment contri­bué à l’ex­plo­sion de la mobi­li­té à toutes les échelles ter­ri­to­riales et à l’hé­gé­mo­nie du mode routier.

Il est impor­tant de sou­li­gner que toutes les échelles sont liées. C’est ain­si que l’é­ta­le­ment des villes explique la forte demande en infra­struc­tures rou­tières et, pour une part, le recul de la part modale du rail dans les dépla­ce­ments inter­ur­bains, les dépla­ce­ments de centre à centre cédant le pas aux dépla­ce­ments de péri­phé­rie à péri­phé­rie, pour les­quels le rail est moins compétitif.

Inver­se­ment, la mul­ti­pli­ca­tion des rocades pour sou­la­ger la cir­cu­la­tion dans le centre des villes a consti­tué un puis­sant moteur pour l’ur­ba­ni­sa­tion de péri­phé­ries de plus en plus loin­taines et a ain­si lar­ge­ment contri­bué à la consom­ma­tion exces­sive de l’es­pace et à l’aug­men­ta­tion des besoins de mobilité.

Une évolution préoccupante et non soutenable à long terme

Les modes de pen­sée qui ont jus­qu’i­ci lar­ge­ment pré­va­lu dans le trai­te­ment de la mobi­li­té reposent sur quelques pos­tu­lats, que l’on peut, de façon à peine cari­ca­tu­rale, résu­mer ainsi :

  • des trans­ports à bon mar­ché sont bons pour l’é­co­no­mie et la mobi­li­té est tou­jours fac­teur de progrès ;
  • pour répondre à la satu­ra­tion, il convient d’aug­men­ter l’offre de trans­ports, en construi­sant de nou­velles infrastructures ;
  • l’au­to­route désen­clave et donc consti­tue un fac­teur de déve­lop­pe­ment pour les ter­ri­toires à faible densité.


Quelques décen­nies d’ap­pli­ca­tion de ces prin­cipes font appa­raître de mul­tiples effets pervers :

  • l’ex­plo­sion de la mobi­li­té, encou­ra­gée par les prix bas des trans­ports et la place pré­pon­dé­rante que tient désor­mais le mode rou­tier, entraîne des pol­lu­tions crois­santes, dont les coûts pour la col­lec­ti­vi­té sont encore mal éva­lués ; le sec­teur des trans­ports contri­bue ain­si prin­ci­pa­le­ment à la hausse pré­oc­cu­pante des émis­sions de gaz à effet de serre ;
  • la course aux infra­struc­tures nou­velles pour répondre à l’aug­men­ta­tion de la mobi­li­té dans les zones satu­rées appa­raît sans fin et pré­sente un coût crois­sant, car il est de plus en plus dif­fi­cile de pas­ser dans les zones habitées ;
  • la vision idyl­lique de l’au­to­route pour­voyeuse de pro­grès est lar­ge­ment à nuan­cer : les obser­va­tions qui ont pu être faites prouvent que tout dépend du poten­tiel de déve­lop­pe­ment des ter­ri­toires tra­ver­sés et que dans des espaces fra­giles comme les val­lées de mon­tagne, les nui­sances dues au tra­fic peuvent consti­tuer un han­di­cap pour l’ac­ti­vi­té locale fon­dée sur le tourisme.
    Le rap­port BRUA1, qui est sans doute l’é­tude la plus com­plète qui ait été menée sur l’ac­ces­si­bi­li­té des zones à faible den­si­té, conclut très clai­re­ment à l’in­dé­pen­dance entre le déve­lop­pe­ment éco­no­mique et la qua­li­té de la des­serte par le réseau auto­rou­tier. Pour­tant, le mythe a la vie dure et la mul­ti­pli­ca­tion d’au­to­routes non ren­tables dites d” « amé­na­ge­ment du ter­ri­toire » fra­gi­lise l’é­qui­libre finan­cier du sys­tème auto­rou­tier, tout en dis­trayant des res­sources pré­cieuses, qui pour­raient être uti­li­sées plus effi­ca­ce­ment au pro­fit du déve­lop­pe­ment local ;
  • en ville enfin, le culte de l’au­to­mo­bile a entraî­né la confis­ca­tion de l’es­pace public par cette der­nière et a lar­ge­ment concou­ru à la déstruc­tu­ra­tion de l’ur­ba­nisme et à la dégra­da­tion de la qua­li­té de la vie, par­ti­cu­liè­re­ment sen­sible dans cer­tains quartiers.


Toutes ces consta­ta­tions conduisent à pen­ser que le sys­tème sur lequel est fon­dée notre action, dans les rap­ports entre les trans­ports et l’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire, ne garan­tit pas un déve­lop­pe­ment durable et engendre un gas­pillage des res­sources. Il convient donc de le reconsidérer. 

Gare routière
© RATP – CHABROL

Quels principes fondateurs d’une nouvelle approche ?

Il convient d’a­bord, à mon sens, de recon­naître que la mobi­li­té n’est pas une fin en soi, qu’il n’y a pas une, mais des mobi­li­tés, dont cer­taines sont contraintes par l’or­ga­ni­sa­tion de l’es­pace (le zonage domi­cile-tra­vail ou l’é­loi­gne­ment des ser­vices de l’ha­bi­tat dans les villes) ou encou­ra­gées par une tari­fi­ca­tion insuf­fi­sante (« avec le juste à temps », les stocks ne sont plus dans les entre­pôts, mais sur les auto­routes). Il est ain­si pos­sible d’a­gir sur ces formes de mobi­li­tés et de « décou­pler » mobi­li­té et crois­sance, comme on l’a fait il y a vingt ans pour l’éner­gie, grâce à une action volontariste.

Il convient, en second lieu, de ne plus rai­son­ner en termes d’offre d’in­fra­struc­tures, mais en termes de niveaux de ser­vices aux usa­gers, dont la satis­fac­tion néces­site une réflexion véri­ta­ble­ment mul­ti­mo­dale, atta­chant la même impor­tance à la ges­tion du ser­vice de trans­ports qu’à l’in­fra­struc­ture elle-même. La loi d’o­rien­ta­tion sur les trans­ports inté­rieurs de 1982 ne dit rien d’autre, mais force est de consta­ter que sur ce point elle n’a pas encore eu d’ap­pli­ca­tion. Dans cette optique et comme l’a très bien sou­li­gné le rap­port CARRÈRE2, il n’est pas jus­ti­fié d’exi­ger que tout point du ter­ri­toire soit des­ser­vi par tous les modes à la fois.

Enfin, dans les trans­ports comme ailleurs, l’at­ti­tude sim­pliste consis­tant à trai­ter les pro­blèmes les uns après les autres, sans voir leurs inter­re­la­tions et à consi­dé­rer l’en­vi­ron­ne­ment comme un impact à prendre en compte une fois que les grandes options ont été arrê­tées, doit être dépas­sée : il convient de pas­ser d’une logique de répa­ra­tion à une logique de pré­ven­tion, de pré­cau­tion et d’intégration.

À ce titre, la poli­tique des trans­ports et les sché­mas direc­teurs d’in­fra­struc­tures doivent se don­ner des objec­tifs envi­ron­ne­men­taux, glo­baux (réduire la contri­bu­tion du sec­teur à l’ac­crois­se­ment de l’ef­fet de serre) et spa­tia­li­sés (ne pas accroître le cloi­son­ne­ment des grands espaces natu­rels et main­te­nir une per­méa­bi­li­té aux échanges, au nom de la bio­di­ver­si­té ; réduire les nui­sances pour les popu­la­tions expo­sées ; main­te­nir la qua­li­té patri­mo­niale de l’es­pace en pré­ser­vant des zones de calme…)3 et 4.

Vers de nouvelles méthodes de planification

Il serait injuste d’i­gno­rer l’é­vo­lu­tion des esprits et, plus timi­de­ment, des pra­tiques, qui s’est opé­rée depuis quelques années dans la pré­pa­ra­tion des déci­sions. Mais l’ex­pé­rience de tous les jours montre qu’il est dif­fi­cile d’ar­rê­ter les « coups par­tis », alors qu’en amé­na­ge­ment du ter­ri­toire les déci­sions engagent le long terme. Il y a donc urgence.

La loi du 4 février 1995 nous en donne l’oc­ca­sion, à tra­vers le sché­ma natio­nal d’a­mé­na­ge­ment et de déve­lop­pe­ment du ter­ri­toire (SNADT), qui se voit assi­gner l’ob­jec­tif ambi­tieux de fixer « les orien­ta­tions fon­da­men­tales en matière d’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire, d’en­vi­ron­ne­ment et de déve­lop­pe­ment durable » et qui doit en outre déter­mi­ner « les prin­cipes régis­sant la loca­li­sa­tion des grandes infra­struc­tures de trans­port, des grands équi­pe­ments et des ser­vices col­lec­tifs d’in­té­rêt national « .

C’est au niveau de ce sché­ma que devraient être affi­chés les objec­tifs en matière d’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire et d’en­vi­ron­ne­ment à prendre en compte dans l’é­la­bo­ra­tion des sché­mas direc­teurs d’in­fra­struc­tures. Il revient éga­le­ment au SNADT de défi­nir un pro­ces­sus d’é­la­bo­ra­tion des­dits sché­mas direc­teurs, qui assure cette inté­gra­tion et garan­tisse une démarche multimodale.

Il est essen­tiel de décli­ner ce pro­ces­sus de pla­ni­fi­ca­tion à chaque échelle ter­ri­to­riale en veillant à la cohé­rence des options entre les dif­fé­rents niveaux : la région, la plus apte à arti­cu­ler le déve­lop­pe­ment des aires métro­po­li­taines avec celui des réseaux de trans­ports à tra­vers le sché­ma régio­nal des trans­ports ; l’ag­glo­mé­ra­tion, à qui revient de faire le lien entre le sché­ma direc­teur d’a­mé­na­ge­ment d’ur­ba­nisme et le plan de dépla­ce­ments urbains – que la loi sur l’air vient de confor­ter et de réorien­ter vers une plus grande mul­ti­mo­da­li­té – et de pro­po­ser des options de nature à réduire la mobi­li­té contrainte et la place de l’au­to­mo­bile dans les dépla­ce­ments quotidiens.

Ce sera l’en­jeu des pro­chains mois et des pro­chaines années que de mettre en œuvre ce pro­ces­sus de pla­ni­fi­ca­tion à plu­sieurs étages, renouant d’ailleurs avec l’é­poque pas si loin­taine des OREAM (orga­ni­sa­tions d’é­tudes d’a­mé­na­ge­ment d’aires métro­po­li­taines, consti­tuées en 1996), dans un contexte qui, certes, a pro­fon­dé­ment chan­gé avec la décen­tra­li­sa­tion et la mon­tée des pro­blèmes d’environnement.

Cela sup­pose un fort inves­tis­se­ment métho­do­lo­gique mais, plus encore, une petite révo­lu­tion cultu­relle et de nou­velles manières de conduire l’ac­tion publique. Car le monde asso­cia­tif et l’o­pi­nion en géné­ral s’im­pliquent de plus en plus dans les déci­sions tou­chant au cadre de vie et à la ges­tion de la cité. Cette exi­gence du reste est saine pour la démo­cra­tie, pour peu qu’on sache dépas­ser l’af­fron­te­ment des inté­rêts par­ti­cu­liers et trou­ver la voie d’une concer­ta­tion véri­table en s’en don­nant le temps.

C’est l’ob­jet de la com­mis­sion natio­nale du débat public, ins­ti­tuée par la loi BARNIER du 2 février 1995 pour les grands pro­jets et de la « charte de la concer­ta­tion », éla­bo­rée à l’i­ni­tia­tive de Mme LEPAGE. Les choix d’or­ga­ni­sa­tion du ter­ri­toire et, à un niveau plus fin, d’ur­ba­nisme, de tari­fi­ca­tion des trans­ports, de condi­tions d’u­sage de la voi­ture en ville, sont des pro­blèmes de socié­té jus­ti­fiant des débats. Il faut nous y préparer.

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1. J. BRUA, Acces­si­bi­li­té des zones de faible den­si­té de popu­la­tion, Rap­port, Conseil géné­ral des Ponts et Chaus­sées et Conseil géné­ral du Génie rural, des Eaux et des Forêts, 1993.
2. G. CARRÈRE, Trans­ports des­ti­na­tion 2002, le débat natio­nal, recom­man­da­tions pour l’ac­tion, Rap­port au ministre de l’É­qui­pe­ment et des Trans­ports, Paris, juillet 1992.
3. D. DRON et M. COHEN DE LARA, Pour une poli­tique sou­te­nable des trans­ports, Cel­lule de Pros­pec­tive et Stra­té­gie, minis­tère de l’En­vi­ron­ne­ment, Paris, La Docu­men­ta­tion Fran­çaise, sep­tembre 1995.
4. Les enjeux envi­ron­ne­men­taux de l’A­mé­na­ge­ment du Ter­ri­toire, minis­tère de l’En­vi­ron­ne­ment, contri­bu­tion au débat natio­nal sur l’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire, jan­vier 1996.

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