Agir pour réduire les inégalités sociales en milieu scolaire

Dossier : Environnement et sociétéMagazine N°805 Mai 2025
Par Jean BOUTEILLER (X17)

Ensei­gner les mathé­ma­tiques pen­dant quatre mois dans un col­lège de Vil­le­pinte m’a per­mis de consta­ter que les réa­li­tés du ter­rain ne cor­res­pon­daient guère aux idées géné­ra­le­ment répan­dues et d’identifier des leviers d’action pour réduire les inéga­li­tés sociales dont souffrent nombre de jeunes issus de l’immigration.

À ma sor­tie de l’X, j’ai pas­sé trois ans aux USA. Tout d’abord au MIT où j’ai fait ma « 4e année » en me spé­cia­li­sant sur l’intelligence arti­fi­cielle, puis pen­dant trois ans chez Google à San Fran­cis­co, où j’ai pu mettre en pra­tique mes connais­sances en IA dans le domaine de la san­té. De retour en France, j’ai eu envie d’apporter une contri­bu­tion à la socié­té avec un impact à long terme.

Ayant une mère ensei­gnante, j’ai rapi­de­ment vu l’éducation comme un moyen de relier mon contexte fami­lial avec les pro­blé­ma­tiques de mixi­té et d’échelle sociale. Je suis par­ti du constat éta­bli par France Stra­té­gie, selon lequel le milieu social d’origine a une influence consi­dé­rable sur la réus­site pro­fes­sion­nelle d’une per­sonne. Beau­coup de mes amis (jeunes âgés de 22 à 30 ans) sont conscients de ce pro­blème et dési­reux d’agir, mais en réa­li­té per­sonne ne le fait, mal­gré l’existence de nom­breuses asso­cia­tions qui le per­mettent. J’ai donc déci­dé de rejoindre l’Éducation natio­nale pour quatre mois, de décembre 2023 à avril 2024, afin d’aller à la ren­contre des jeunes et de com­prendre leurs modes de pensée.

À la découverte du collège Camille-Claudel de Villepinte

En tant qu’enseignant dans un col­lège public en REP (réseau d’éducation prio­ri­taire), j’ai pu voir de quelle façon des classes de 4e et 5e reflètent les inéga­li­tés sociales. Pre­mier constat : l’environnement maté­riel est proche de celui des col­lèges accueillant des jeunes issus de « milieux favo­ri­sés ». Les infra­struc­tures sco­laires sont du même niveau, voire supé­rieures, avec moins d’élèves par classe et des outils (règles, cal­cu­la­trices, etc.) à dis­po­si­tion des élèves. Second constat : le corps pro­fes­so­ral est très jeune, donc peu expé­ri­men­té et una­ni­me­ment moti­vé par un objec­tif unique « faire pro­gres­ser le groupe classe ». Les pro­fes­seurs sont convain­cus que leur col­lège est lais­sé pour compte par l’Éducation natio­nale, béné­fi­ciant de moins de moyens que les lycées « pri­vi­lé­giés ». Ce sen­ti­ment ne me semble pas fon­dé, au pre­mier abord, et est en contra­dic­tion avec les chiffres officiels.

collège Camille-Claudel de Villepinte
Col­lège Camille-Clau­del de Villepinte.

À la rencontre des élèves

En fai­sant connais­sance avec les élèves, j’ai obser­vé un cer­tain nombre de dif­fé­rences avec ce que j’avais connu durant ma sco­la­ri­té. Une des pre­mières choses frap­pantes est la diver­si­té cultu­relle au sein des classes. Tous les élèves m’ont deman­dé : « Mon­sieur, quelle est votre ori­gine ? », réac­tion qui pose la ques­tion sui­vante : « Doit-on avoir des ori­gines pour faire par­tie des leurs ? » Deuxième obser­va­tion : en dépit des cli­chés sur ces jeunes issus de l’immigration, j’ai été sur­pris par leur pro­fonde gen­tillesse et leur res­pect envers l’autorité. Et, de façon moins sur­pre­nante, j’ai rapi­de­ment pu dis­cer­ner des lacunes sco­laires, notam­ment en matière de capa­ci­té de concen­tra­tion et de connais­sances de base (fran­çais, mathé­ma­tiques élémentaires).

Cerner les effets des inégalités sociales

En appro­fon­dis­sant ma rela­tion avec les élèves, j’ai pu consta­ter les effets des inéga­li­tés sociales. À com­men­cer par la grande dis­pa­ri­té de leurs centres d’intérêt. En fait, il y a une forte diver­si­té de niveau au sein d’une classe avec trois types d’élèves : ceux qui ont aban­don­né et, ayant des lacunes « incu­rables », ne se sentent pas concer­nés par le suc­cès sco­laire (« ce n’est pas fait pour moi ») ; la majeure par­tie du groupe qui ras­semble des élèves ayant les capa­ci­tés de com­prendre mais se laissent faci­le­ment dis­per­ser par les pre­miers ; enfin une autre mino­ri­té qui sur­nage com­plè­te­ment et donne l’impression de s’ennuyer. Curieu­se­ment, les meilleurs en sport sont les meilleurs en maths, ce qui semble mettre en évi­dence un manque de com­ba­ti­vi­té chez la plu­part des élèves. Enfin, les centres d’intérêt des élèves semblent très réduits, avec une impor­tance par­ti­cu­lière des jeux vidéo.

Résorber ces inégalités

Je me suis atta­ché à com­prendre com­ment le sys­tème édu­ca­tif cherche à réduire ces inéga­li­tés. Tout d’abord, beau­coup d’activités extra­s­co­laires (ciné­ma, inter­ven­tion, inter­classe, etc.) sont orga­ni­sées, mais sur le temps des cours – ce qui ne rend fina­le­ment pas ser­vice aux élèves puisque cela accen­tue des inéga­li­tés sco­laires. De plus, les pro­fes­seurs sont convain­cus que l’action de l’État ne fait qu’accroître ces inéga­li­tés, ce qui les amène à contes­ter les réformes. Cela s’est tra­duit par de nom­breuses grèves (six jour­nées en trois mois). Enfin, les élèves ne voient pas de menace à ne pas tra­vailler : il n’y a plus de redou­ble­ment et ils ne réa­lisent pas l’importance de l’école. La seule peur est celle de la puni­tion familiale.


Une réforme controversée :

Mon stage a eu lieu pen­dant la réforme du col­lège, au terme de laquelle les élèves de 6e et 5e seront affec­tés à des groupes de niveau en maths et fran­çais. La pré­sen­ta­tion de cette réforme du col­lège, dite du choc des savoirs, peut être trou­vée sur le site de l’Éducation natio­nale (https://www.education.gouv.fr/choc-des-savoirs-une-mobilisation-generale-pour-elever-le-niveau-de-notre-ecole-380226?Cookies=true). Les points essen­tiels en sont : pri­mo, une cla­ri­fi­ca­tion et une uni­for­mi­sa­tion du pro­gramme, per­met­tant aux élèves d’atteindre des objec­tifs concrets, mais rédui­sant la liber­té des pro­fes­seurs ; secun­do, la mise en place de groupes de niveau en classes de 6e et 5e ; ter­tio, avoir une approche plus exi­geante de l’éducation (donc plus éli­tiste peut-être). Mon expé­rience étant limi­tée pour don­ner un avis étayé sur les points 1 et 3, je m’attarderai donc sur le second point. 

Au pre­mier abord, la lit­té­ra­ture scien­ti­fique démontre que les classes de niveau favo­risent les bons élèves et défa­vo­risent les moins bons. Par ailleurs, ces classes désa­van­tagent plus les mau­vais qu’elles ne per­mettent aux bons élèves de s’améliorer. Le niveau moyen dimi­nue donc avec ces classes. Cepen­dant, en appro­fon­dis­sant, le sys­tème actuel tend à uni­for­mi­ser le niveau au sein d’une classe et le niveau d’une classe ten­dra donc vers le niveau de l’élève moyen, y com­pris pour les meilleurs élèves. Dès lors, un élève dans un moins bon col­lège ne pour­ra atteindre le niveau d’un élève dans un bon col­lège. Ain­si, les classes de niveau semblent être un moyen de per­mettre une mixi­té sociale, mais cela se fait au détri­ment des moins bons élèves. 

Cette réforme me semble donc une bonne idée seule­ment si elle est accom­pa­gnée d’une remise en ques­tion du col­lège unique et de la valo­ri­sa­tion des filières pro­fes­sion­nelles des plus jeunes classes.


L’environnement familial, clé de la réussite scolaire

Cer­tains élèves, même très per­tur­ba­teurs ou ayant de grosses lacunes, rendent tou­jours leurs devoirs et tra­vaillent pour les inter­ro­ga­tions. La famille joue alors un rôle essen­tiel pour évi­ter un décro­chage qui pour­rait être rédhi­bi­toire dans quelques années. La pré­oc­cu­pa­tion pre­mière de leur envi­ron­ne­ment semble être le manque d’argent. À la ques­tion « qu’est-ce qui vous manque ? », tous répondent « l’argent » sans réflé­chir davan­tage. Cepen­dant, peu d’entre eux voient l’école comme une solu­tion pour « gagner de l’argent ». Un élève, doté de très bonnes capa­ci­tés, m’a expli­qué qu’il vou­lait être chô­meur, et très peu ima­ginent le tra­vail leur ouvrant des portes inattendues.

Un défi ardu

Com­ment des jeunes entre 20 et 30 ans, issus de milieux favo­ri­sés, peuvent-ils aider ceux des REP ? Les solu­tions ne sont pas évi­dentes. Tout d’abord, parce que les élèves ne réa­lisent pas ce qui leur manque : il ne faut donc pas se posi­tion­ner en tant que « sau­veur », puisqu’ils n’en res­sentent pas le besoin. Ensuite, l’éducation et le men­to­rat ne rem­pla­ce­ront jamais la famille, dans laquelle l’enfant passe le plus de temps. Enfin, les jeunes se recon­naissent très peu dans ceux d’un milieu plus favo­ri­sé ; il est donc impor­tant de créer une rela­tion de confiance et d’inspiration.

Un soutien matériel sur des besoins « faciles »

Je qua­li­fie ici de besoins faciles ceux dont les élèves ont conscience (ceux dont eux se rendent compte). L’aide peut revê­tir trois formes : la pos­si­bi­li­té d’offrir des cours par­ti­cu­liers, sur recom­man­da­tion des pro­fes­seurs, pour aider les élèves moti­vés ; l’accueil en stage des élèves de 3e, mais avec la dif­fi­cul­té, dans de nom­breux cas, de trou­ver com­ment rendre un stage « der­rière un ordi­na­teur » attrayant ; et enfin, pour ceux qui le sou­haitent, un sys­tème d’aide à l’orientation, sans entrer en conflit avec l’école qui offre déjà ce ser­vice, mais en com­plé­ment de celui-ci.

Un soutien « immatériel » pour inculquer des valeurs fondamentales

Il est essen­tiel de par­ta­ger avec ces élèves des valeurs fon­da­men­tales. Pour cela, trois voies me paraissent pos­sibles : ouvrir de nou­veaux centres d’intérêt et don­ner le goût de l’effort (lec­ture, énigmes, sport, arts) ; don­ner envie de réus­sir sco­lai­re­ment en met­tant en avant les chances que cela four­nit ; per­mettre une plus grande mixi­té sociale, afin que les enfants de milieux plus favo­ri­sés puissent ren­con­trer ceux des REP, et ain­si com­prendre com­ment cela se passe ailleurs.

Donner une suite pratique

Les élèves sont fon­da­men­ta­le­ment bien­veillants et atta­chants, dotés de réelles com­pé­tences. Le sys­tème leur four­nit de nom­breux outils maté­riels, même s’ils sont convain­cus du contraire. Nous devons donc les aider à avoir foi en l’éducation actuelle et leur don­ner l’envie de lui faire confiance. Il semble que les enfants soient dure­ment tou­chés par un envi­ron­ne­ment social et fami­lial qui les confine dans leur situa­tion, sans envi­sa­ger d’autres pos­si­bi­li­tés. Vou­loir se posi­tion­ner en oppo­si­tion à cet envi­ron­ne­ment est néan­moins une erreur, puisque cela ne ferait qu’augmenter la frac­ture sociale.

“Il faut associer au mieux la famille.”

A contra­rio, lorsqu’une dif­fi­cul­té se pré­sente avec un élève, il faut asso­cier au mieux la famille, sinon on va à l’échec, ce qui peut être déli­cat. J’ai ain­si connu le cas avec un élève dont le père refu­sait de consi­dé­rer la sco­la­ri­té comme impor­tante et ne voyait pas en quoi le com­por­te­ment per­tur­ba­teur de son fils était répré­hen­sible. Un che­min d’action visible est le stage de 3e. Actuel­le­ment, au cours de ce stage, les élèves se retrouvent dans ce qu’il y a autour d’eux (sand­wi­che­rie, super­mar­ché, etc.) et ne découvrent pas de nou­velles opportunités.

Il paraît donc inté­res­sant de pro­po­ser aux élèves de 3e de rejoindre les entre­prises de jeunes diplô­més sou­cieux de les aider, afin de décou­vrir leur métier et peut-être de faire naître des voca­tions. Ces constats m’ont ame­né à créer en décembre 2024 une asso­cia­tion qui a déjà per­mis à cinq jeunes de ban­lieue de rejoindre de jeunes cadres dans leur entreprise.

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