Jean-Laurent Poitou (X85) et Rénald Béjaoui partagent leur vision du private equity, un secteur en pleine mutation, et leurs perspectives sur la transformation des entreprises

Accompagner les équipes de management dans la transformation

Dossier : TrajectoiresMagazine N°806 Juin 2025
Par Dominique VALENTINY (X84)

Jean-Laurent Poi­tou (X85) et Rénald Béjaoui par­tagent leur vision du pri­vate equi­ty, un sec­teur en pleine muta­tion, et leurs pers­pec­tives sur la trans­for­ma­tion des entre­prises, un sujet intrin­sè­que­ment lié à l’entrepreneuriat. Avec une approche cen­trée sur la créa­tion de valeur et l’innovation, ils offrent des recom­man­da­tions pré­cieuses aux entrepreneurs.

Quel est votre parcours ?

Rénald Béjaoui : J’ai gran­di à Paris et sui­vi un par­cours uni­ver­si­taire que l’on peut qua­li­fier de rela­ti­ve­ment clas­sique – pré­pa, EM Lyon et un MBA à l’Insead. J’ai ensuite débu­té ma car­rière comme inves­tis­seur à New York, pour un fonds aus­tra­lien, Mac­qua­rie. Mon rôle consis­tait, en par­ti­cu­lier, à déve­lop­per les inves­tis­se­ments dans des mid caps amé­ri­caines, dans un contexte ini­tial de forte crois­sance bru­ta­le­ment inter­rom­pue par la crise finan­cière de 2008. C’est ain­si qu’en 2009 je suis ren­tré en France pour rejoindre AIG Europe en tant que bras droit du PDG. Il s’agissait en réa­li­té d’une mis­sion de sau­ve­garde de l’entreprise, notam­ment en rai­son de la vente des assu­rances vie d’AIG hors des États-Unis.

Après cette expé­rience, j’ai rejoint Alva­rez & Mar­sal (A&M) entre 2012 et 2017 au sein du bureau pari­sien, avant de renouer avec l’investissement chez Bain Capi­tal Cre­dit à Londres pen­dant trois ans. Au terme de ces trois années, j’ai fina­le­ment choi­si de reve­nir chez A&M en 2020 en vue de déve­lop­per l’offre PEPI, Pri­vate Equi­ty Per­for­mance Improvement.

Jean-Laurent Poi­tou : Diplô­mé de Poly­tech­nique en 1985, j’ai rejoint Arthur Ander­sen, deve­nu Ander­sen Consul­ting, puis Accen­ture. J’y ai pas­sé toute ma car­rière, de 1988 à 2020, en me spé­cia­li­sant dans les sec­teurs des télé­coms, des médias et de la tech, y com­pris l’aéronautique et la défense (TMT). J’ai tra­vaillé en Asie, notam­ment à Tokyo, et col­la­bo­ré avec des entre­prises comme Hua­wei, Sony, Sam­sung et LG. Après des rôles mon­diaux comme patron de la stra­té­gie et du conseil d’Accenture pour le sec­teur TMT, j’ai pas­sé une décen­nie à lan­cer et déve­lop­per Accen­ture Digi­tal, pour finir comme res­pon­sable de l’activité data-ana­ly­tique-intel­li­gence arti­fi­cielle. En 2020, j’ai quit­té Accen­ture pour tra­vailler en free­lance pour des fonds comme EQT en tant que senior advi­sor. En 2021, après avoir ren­con­tré Tony Alva­rez III, j’ai rejoint A&M pour déve­lop­per la prac­tice numé­rique et tech­no­lo­gique pour la région EMEA.

A&M en quelques mots ?

JLP : A&M, ce sont 11 000 per­sonnes dont 3 000 en Europe. Nos trois métiers sont la restruc­tu­ra­tion d’entreprises en dif­fi­cul­té, les fusions acqui­si­tions et les pro­grammes de trans­for­ma­tion pour des grands cor­po­rates ou bien pour des entre­prises déte­nues par des fonds de pri­vate equi­ty.

Qu’est-ce qui vous intéresse le plus dans votre démarche d’accompagnement de la transformation ?

RB : Ce qui m’anime dans notre démarche d’accompagnement d’équipes de mana­ge­ment sous LBO (Leve­ra­ged buy-out), c’est la satis­fac­tion intel­lec­tuelle de voir nos idées se concré­ti­ser et se tra­duire en valeur pour l’entreprise. Nous tra­vaillons étroi­te­ment avec ces équipes pour iden­ti­fier des gise­ments de créa­tion de valeur, docu­men­ter ces idées, puis les exé­cu­ter. Nous jouons un rôle de faci­li­ta­teur entre les inves­tis­seurs finan­ciers, qui cherchent à maxi­mi­ser l’EBITDA, et les équipes de mana­ge­ment qui connaissent leur busi­ness en pro­fon­deur mais n’ont pas for­cé­ment les réflexes et les codes pour dire : « Voi­là, der­rière cette idée, il y a tant de chiffre d’affaires et de poten­tiel EBITDA dans deux ans. Et sur­tout, voi­ci com­ment on va faire pour atteindre ces objectifs. »

JLP : Nous aimons tra­duire les besoins tech­no­lo­giques en solu­tions concrètes pour les équipes mar­ke­ting, com­mer­ciales ou opé­ra­tion­nelles. Nous fai­sons le lien entre les équipes tech­niques et les équipes busi­ness pour garan­tir que les inves­tis­se­ments tech­no­lo­giques apportent une valeur tan­gible, mesu­rable par leur impact sur l’EBITDA, en com­bi­nant réduc­tion des coûts ou crois­sance. Aujourd’hui, tout le monde parle de l’IA et les entre­prises sont obli­gées d’en par­ler. Mais les équipes de mana­ge­ment voient sur­tout les risques : pro­blèmes de sécu­ri­té, de pro­tec­tion des don­nées ou de pas­sage à l’échelle. Elles sont inquiètes, mais doivent racon­ter une belle his­toire sur l’IA à leur comi­té exé­cu­tif ou à leur board. Récon­ci­lier cette vision des inves­tis­seurs qui exigent un dis­cours sur l’IA et celle des équipes de direc­tion qui savent que ça va être plus com­pli­qué, cela fait par­tie de notre métier et repré­sente un beau défi.

Pour un entrepreneur fondateur, quelles sont les premières étapes pour faire entrer un investisseur financier dans son tour de table ?

RB : Pour un fon­da­teur sou­hai­tant faire évo­luer son capi­tal en fai­sant entrer un inves­tis­seur finan­cier, il est cru­cial de se pré­pa­rer et de bien s’entourer. Avec une banque d’affaires, le fon­da­teur écri­ra l’equi­ty sto­ry, c’est-à-dire le busi­ness plan et les jalons de la vision stra­té­gique des cinq années sui­vantes. Les fon­da­teurs convoi­tés doivent se poser la ques­tion : « Ce fonds d’investissement, quel sou­tien va-t-il m’apporter quotidiennement ? »

JLP : D’un point de vue numé­rique et tech­no­lo­gique, il y a des thèmes récur­rents dans les théo­ries de créa­tion de valeur qui inté­ressent les fonds. Il y a l’internationalisation (ou le pas­sage à l’échelle), le build-up par acqui­si­tions, et la numé­ri­sa­tion des pro­ces­sus, pro­duits ou canaux de dis­tri­bu­tion. Le numé­rique a donc une place essen­tielle dans l’accompagnement des plans de réa­li­sa­tion de valeur des socié­tés dans les­quelles inves­tissent les fonds. Cela est par­ti­cu­liè­re­ment vrai des start-up qui sont des pure players du numé­rique. Par exemple, nous avons accom­pa­gné une pla­te­forme de consul­ta­tion en ligne médi­cale, dont les fon­da­teurs étaient experts en méde­cine mais pas en numérique.

Pouvez-vous nous parler du secteur du private equity et de ses tendances ?

RB : On observe trois grandes ten­dances. En pre­mier lieu, une concur­rence accrue dans le sec­teur du PE ; depuis 2005, le nombre de fonds a aug­men­té, inten­si­fiant la concur­rence pour déployer du capi­tal et condui­sant à des valo­ri­sa­tions plus éle­vées. Deuxiè­me­ment, une évo­lu­tion vers la créa­tion de valeur opéra­tionnelle. Les fonds inter­na­lisent de plus en plus des com­pé­tences opé­ra­tion­nelles, notam­ment à tra­vers le rôle d’ope­ra­ting part­ner, pour amé­lio­rer la per­for­mance des entre­prises dans les­quelles ils inves­tissent. Enfin, l’intégration des équipes opé­ra­tion­nelles et finan­cières : l’investisseur « aug­men­té » de demain maî­tri­se­ra à la fois les ques­tions finan­cières et les ques­tions opérationnelles.

JLP : Les fonds intègrent éga­le­ment, en plus des ope­ra­ting part­ners, des digi­tal part­ners pour appor­ter une exper­tise tech­no­lo­gique et numé­rique. Cette ten­dance est de plus en plus cou­rante, notam­ment dans les très gros fonds. Les digi­tal part­ners aident à iden­ti­fier les leviers de créa­tion de valeur liés à la tech­no­lo­gie et à la data, et à mettre en œuvre des pro­jets concrets.

Rénald Béjaoui
Rénald Béjaoui

Quels sont les enjeux de la due diligence pour un fondateur et les critères d’investissement des fonds de PE ?

RB : La phase de pré­pa­ra­tion est essen­tielle pour un fon­da­teur sou­hai­tant lever du capi­tal ou vendre son entre­prise. Il doit se pré­pa­rer aux dif­fé­rentes due dili­gences : stra­té­gique, finan­cière, opé­ra­tion­nelle, tech­no­lo­gique, légale, fis­cale et ESG. Les cri­tères d’inves­tissement des fonds de PE incluent la pro­fon­deur du mar­ché, la capa­ci­té de crois­sance, la pré­vi­si­bi­li­té des cash-flows et le poten­tiel de l’équipe de mana­ge­ment. Il est cru­cial que l’équipe soit agile, et le savoir partagé.

JLP : Il est en effet impor­tant pour le fon­da­teur d’être rem­pla­çable. Dans le cas contraire, cela peut créer des pro­blèmes pour l’entreprise après son départ et donc faire peur à un fonds vou­lant inves­tir. Il y a une valeur parti­culièrement impor­tante à mes yeux, le ste­ward­ship, être capable de lais­ser ce qu’on a créé avec des pos­si­bi­li­tés de car­rière et d’enrichissement pour la géné­ra­tion suivante.

Au-delà du secteur d’activité de l’entreprise, quels sont les facteurs pour que l’entrée d’un fonds de PE soit une réussite pour les différentes parties prenantes ?

RB : À mon sens, le fac­teur clé est la confiance. Si la confiance est là, l’alignement des inté­rêts aus­si. Lorsqu’elle est pré­sente, l’alignement des inté­rêts suit natu­rel­le­ment. Les deals de LBO les plus réus­sis sont ceux où règne une confiance totale entre l’actionnaire majo­ri­taire, le fon­da­teur et les équipes. Si cha­cun com­mu­nique ouver­te­ment, notam­ment sur ce qui peut aller moins bien, il devient pos­sible de sou­le­ver des mon­tagnes. En revanche, au moindre pro­blème dans cette rela­tion, la dyna­mique peut faci­le­ment s’enrayer.

“Le facteur clé est la confiance.”

JLP : Pour un entre­pre­neur, il est pré­fé­rable de choi­sir un inves­tis­seur avec lequel il y a une alchi­mie per­son­nelle et une rela­tion de confiance, même si cela signi­fie accep­ter une offre finan­cière légè­re­ment moins avan­ta­geuse. Les fonds d’investissement sont des par­te­naires à long terme, capables de sou­te­nir les entre­prises dans leur crois­sance et de les aider à sur­mon­ter les défis.

Comment préparer la sortie du fonds ?

RB : La sor­tie se pré­pare dès le début du cycle d’investissement. Il faut rapi­de­ment se pro­je­ter sur l’histoire du tour d’après et être à même de prou­ver deux choses. Pre­miè­re­ment, avoir réus­si à déve­lop­per et struc­tu­rer l’entreprise, ce qui légi­ti­me­ra le retour sur inves­tis­se­ment. Deuxiè­me­ment, mon­trer qu’il reste du poten­tiel : conqué­rir de nou­veaux mar­chés, lan­cer de nou­velles offres ou produits.

JLP : Une sor­tie peut se faire avec un autre fonds de PE, avec le même fonds via un autre véhi­cule, ou vers un acqué­reur indus­triel. Les sor­ties vers des indus­triels sont inté­res­santes, car elles per­mettent de valo­ri­ser des syner­gies que les inves­tis­seurs finan­ciers ne peuvent pas tou­jours inté­grer. Les indus­triels sont sou­vent prêts à payer un prix plus éle­vé pour des entre­prises qui sont pour eux des cata­ly­seurs de croissance.

Comment le secteur du private equity est-il perçu aujourd’hui ?

RB : Le pri­vate equi­ty s’est lar­ge­ment démo­cra­ti­sé. Le capi­tal inves­tis­se­ment en France est un cata­ly­seur de créa­tion d’emplois et irrigue l’économie. L’une des ten­dances actuelles tient dans l’élargissement de la répar­ti­tion de la valeur. Les fonds d’inves­tissement en France font atten­tion à ce que la valeur soit équi­ta­ble­ment répar­tie. Sur cer­tains LBO, une grande par­tie des sala­riés peut inves­tir dans le tour de table.

JLP : En France, la BPI joue un rôle d’accélération et de réduc­tion du risque pour les acteurs pri­vés, avec de l’argent public. La BPI et les fonds fran­çais sont clés dans le déve­lop­pe­ment de la French Tech et la sou­ve­rai­ne­té numé­rique. La conjonc­tion d’interventions publiques-pri­vées est assez vertueuse.

Quelles recommandations faire à un entrepreneur dans le contexte actuel de guerre commerciale avec les États-Unis ?

JLP : En France, nous avons l’atout de nos for­ma­tions scien­ti­fiques et infor­ma­tiques d’excellence, et le mar­ché amé­ri­cain reste incon­tour­nable mal­gré les tur­bu­lences actuelles. Pour deve­nir un acteur mon­dial, il est recom­man­dé de gar­der un centre de déci­sion et d’innovation en France ou en Europe, où les talents sont nom­breux et moins coû­teux qu’à Palo Alto, et d’avoir une force com­mer­ciale sur le mar­ché nord-amé­ri­cain. L’innovation et la déci­sion en Europe, l’expansion aux États-Unis : c’est une recette d’expansion dans la tech qua­si incontournable.


Pour en savoir plus : Alva­rez & Marsal

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