Polytechniciens, parlez de vous !

Dossier : ExpressionsMagazine N°742 Février 2019
Par Laurent QUIVOGNE (X84)
Devenir ingénieur à l’École polytechnique et, plus généralement, dans une école spécialisée, n’est pas un processus anodin. On y apprend bien d’autres choses que des mathématiques, de la physique ou de la résistance des matériaux. Mais cette formation peut avoir un revers si elle nous cantonne dans des comportements figés. Les ingénieurs de tout âge, et les polytechniciens en particulier, peuvent avec profit explorer d’autres façons d’être sans renoncer à ce qui fait leur originalité.

Une salle de réunion avec vingt per­sonnes, toutes des ingé­nieurs… c’est le pre­mier tour de table d’une ren­contre au sein d’une asso­cia­tion. Le ton géné­ral est celui d’une humi­li­té dis­crète. Presque aucun ne parle de lui-même, sauf pour évo­quer une mis­sion qu’il a réa­li­sée, un accom­plis­se­ment. L’ennui me gagne, comme la tor­peur qui pou­vait me sai­sir, étu­diant, face à des pro­fes­seurs qui débi­taient mono­to­ne­ment leur cours. Il n’y a tout sim­ple­ment aucune émo­tion dans ce qui est dit ce matin-là. Para­doxa­le­ment, ce retrait de soi donne à cer­tains une sorte de masque, qui peut don­ner le sen­ti­ment de l’arrogance. Le « j’ai fait ceci, j’ai fait cela » qui se veut objec­tif res­semble par­fois à une affir­ma­tion de puissance.

Je connais la plu­part de ces gens, pour­tant. Je sais qu’ils ne sont pas gon­flés d’orgueil ni même si sûrs d’eux-mêmes. Ils ont, à mes yeux, de grandes qua­li­tés qui en font des per­sonnes de valeur. Des grandes qua­li­tés qui peut-être ont leur revers.

Un enseignement tacite

La base de notre ensei­gne­ment, c’est la rigueur scien­ti­fique, qui impose en pre­mier lieu de se mettre en retrait de ce qu’on observe. De même qu’un poli­cier ne pié­tine pas la scène de crime, ou qu’un chi­miste ne trempe pas ses doigts dans la solu­tion qu’il pré­pare. Même si nous savons que l’observateur ne sau­rait tota­le­ment être hors de l’expérience, nous avons appris à nous faire aus­si neutres que possible.

Qui plus est, le scien­ti­fique véri­table n’énonce jamais de véri­té défi­ni­tive. Il avance des hypo­thèses des­ti­nées à subir le feu de la cri­tique et de la réfu­ta­tion. Il sait que, si son hypo­thèse résiste à cet exa­men, ce n’est jamais qu’un savoir faute de mieux. Dire une véri­té tran­si­toire avec plus d’aplomb ou la dire plus haut et plus fort n’en fait pas une véri­té plus solide. Ce qui compte en science, c’est le conte­nu de ce qu’on avance, non la manière qu’on a de le pré­sen­ter : une équa­tion n’est pas plus juste avec une typo­gra­phie élé­gante ; un dia­gramme n’est pas plus proche de la réa­li­té en 3D et avec des cou­leurs tape-à‑l’œil. Le cha­risme d’un scien­ti­fique ne rend pas sa théo­rie plus juste.

Il en résulte, chez la plu­part de nos cama­rades, des valeurs solides d’amour de la véri­té, d’humilité devant les faits, de dis­ci­pline et de rigueur.

“Vouloir être objectif est une manière
bien commode de se cacher”

Un petit examen à la lueur d’un concept : les polarités

Dans ma dis­ci­pline, la Ges­talt-thé­ra­pie, on consi­dère les pola­ri­tés : « gen­til » est une pola­ri­té en ce sens qu’elle est l’extrémité d’un axe de pola­ri­tés « gen­til / méchant », pour prendre un exemple simpliste.

En Ges­talt, l’intérêt est davan­tage por­té sur la capa­ci­té de la per­sonne à s’ajuster le long de cet axe en fonc­tion des situa­tions qu’il ren­contre. En effet, si c’est bien enten­du une qua­li­té de savoir se mon­trer gen­til, cer­taines cir­cons­tances réclament un tout autre com­por­te­ment. Le gen­til qui ne sau­rait être autre­ment que gen­til va à l’encontre de graves déboires dans cer­taines éven­tua­li­tés. De plus, être gen­til n’est une ver­tu que si elle est un choix de ma part : si je n’ai pas le choix, parce que je ne sais pas faire autre­ment, alors ce n’est pas une ver­tu, mais une carac­té­ris­tique figée.

On repré­sente sou­vent l’axe des pola­ri­tés recour­bé en cercle presque com­plet, pour illus­trer cette idée un peu étrange qu’une per­sonne « coin­cée » à une des extré­mi­tés de l’axe peut, sous le poids des évé­ne­ments et faute de pou­voir s’ajuster de façon fluide le long de l’axe, « sau­ter » direc­te­ment de l’autre côté, comme le ferait une charge élec­trique par court-cir­cuit. Un exemple par­mi les plus spec­ta­cu­laires sont ces gens « ado­rables et char­mants » qui, sou­dain et sans crier gare, passent à l’acte en tru­ci­dant leurs proches.

Regar­dant donc les qua­li­tés scien­ti­fiques par­ta­gées par les ingé­nieurs, exa­mi­nons la pola­ri­té inverse et les béné­fices qui lui sont propres et dont se pri­ve­rait qui­conque refu­se­rait de s’y promener.

Rigueur et dis­ci­pline : disons le lâcher-prise, voire la désin­vol­ture. Si pareille atti­tude semble cou­pable en milieu pro­fes­sion­nel, nous connais­sons tous ceux qui, faute de pou­voir, jus­te­ment, « lâcher », ont fini par céder eux-mêmes, à l’instar du chêne de la fable. Ain­si d’un de mes clients, amou­reux du tra­vail bien fait et se retrou­vant avec un supé­rieur aux vues contraires, qui a flan­ché comme le chêne, abat­tu par un burn-out.

Une pointe de désin­vol­ture – pour ne pas évo­quer les avan­tages du lâcher-prise qu’on nous rabâche dans les articles de déve­lop­pe­ment per­son­nel – est aus­si une porte ouverte à la nou­veau­té : pas de créa­ti­vi­té sans un peu d’indiscipline. La rigueur est aus­si une façon de se confor­mer à l’existant et donc de n’y rien changer.

Objec­ti­vi­té : l’objectivité consiste à limi­ter la part de soi qu’on injecte dans le sys­tème obser­vé ; elle est aus­si une façon de reti­rer sa res­pon­sa­bi­li­té. Pré­tendre être objec­tif, c’est dire que nous ne sommes aucu­ne­ment la cause de ce que nous obser­vons. Or, même en science phy­sique, nous savons que l’observateur ne peut pré­tendre à pareille neutralité.

Aller dans l’autre pola­ri­té, la sub­jec­ti­vi­té, c’est au contraire assu­mer plei­ne­ment notre res­pon­sa­bi­li­té dans ce qui arrive. C’est par­ti­cu­liè­re­ment vrai dans les rela­tions humaines : dire les choses de façon sub­jec­tive, c’est assu­mer notre part de res­pon­sa­bi­li­té dans la rela­tion. Oui, mais : être sub­jec­tif, c’est se mon­trer soi ; se mon­trer soi, c’est prendre le risque d’être vu tel que nous sommes et d’être peut-être jugé par autrui. Vou­loir être « objec­tif », au contraire, est une manière bien com­mode de se cacher. C’est au fond refu­ser la ren­contre et dire à l’autre : je ne veux pas te rencontrer.

Parlez de vous !

C’est pour­quoi je lance ce « Poly­tech­ni­ciens (ou ingé­nieurs), par­lez de vous ! » Non au sens habi­tuel de se mettre en valeur, car la vie n’est pas un grand oral ; mais au sens de par­ler de son inté­rio­ri­té, de par­ler de nos émo­tions, nos sen­sa­tions, de mon­trer qui nous sommes vrai­ment, y com­pris dans nos vulnérabilités.

En effet, par­ler, même modes­te­ment, de ses réus­sites, de ses accom­plis­se­ments, laisse peu de place à l’autre. C’est être, pour reprendre une méta­phore scien­ti­fique, comme une molé­cule sans liai­son libre. Au contraire, le manque, la fra­gi­li­té, le défaut sont des occa­sions de se connec­ter à l’autre. Au risque, il est vrai, de tout un tas d’événements que nous redou­tons : le juge­ment, le rejet, le mépris, etc.

Mais évi­ter ça, ce serait vivre sans risque ; ce qui ne fait sûre­ment pas par­tie intrin­sèque des valeurs de l’ingénieur.

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