Bernard Tanguy (84) : « Le cinéma est un art complet »

Dossier : TrajectoiresMagazine N°741 Janvier 2019
Par Alix VERDET
Si le cinéma intéresse beaucoup les polytechniciens, rares sont ceux qui font carrière dans le cinéma. C’est pourtant ce qu’a choisi Bernard Tanguy (84), qui avait du succès dans les affaires, mais qui n’a pas voulu conjuguer son désir d’être artiste au conditionnel passé.

D’où viens-tu et com­ment es-tu arri­vé à Polytechnique ?

Je suis issu d’un milieu plu­tôt modeste, mon père tra­vaillait à La Poste et ma mère, même si elle avait fait des études de méde­cine, n’exerçait pas. Je suis arri­vé à Poly­tech­nique parce que mon frère aîné avait fait Poly­tech­nique avant moi, grâce à un pro­fes­seur de maths en ter­mi­nale qui l’avait repé­ré et orien­té vers Louis-le-Grand. J’ai sui­vi la même voie, je suis pas­sé de Bar-le-Duc où j’étais la seule men­tion très bien du dépar­te­ment à Louis-le-Grand. Je suis pas­sé en M’ et dans ma classe, sur 46 élèves, 38 ou 39 ont inté­gré Poly­tech­nique. Je me suis retrou­vé à l’X, sans l’avoir com­plè­te­ment choisi.

Com­ment s’est pas­sée ton arri­vée à l’École ?

J’étais le pro­vin­cial qui découvre la vie pari­sienne. Il y avait au début une sorte de dicho­to­mie entre les Pari­siens et les pro­vin­ciaux qui finit par s’estomper. J’ai décou­vert les soi­rées étu­diantes des grandes écoles et j’ai com­plè­te­ment arrê­té de tra­vailler. Je suis sor­ti assez mal clas­sé, 300e sur 330, le « por­tier » du club des 300. À l’École, j’ai pas­sé mon temps à faire de la musique car à l’époque je vou­lais être musi­cien. J’ai mon­té un groupe qui s’appelait Scé­na­rio qui a plu­tôt bien tour­né dans les milieux estu­dian­tins, nous avons fait des concerts dans un peu toutes les grandes écoles, et même la pre­mière par­tie de Ste­phan Eicher au Point Gam­ma. Mon désir était d’être musi­cien, et à l’X, on pou­vait répé­ter, il y avait un stu­dio, des ins­tru­ments, des amplis, etc. Mal­heu­reu­se­ment, on n’a jamais trou­vé de mai­son de disques.

“À l’École, j’ai passé mon temps à faire
de la musique”

C’était quel style de musique ?

Du rock pop un peu pro­gres­sif, mâti­né de new wave. On était plus années 70 que 80 même si on inté­grait des syn­thés. Nous étions de bons ama­teurs, meilleurs en com­po­si­tion et en inter­pré­ta­tion sur scène, qu’en qua­li­té de musi­ciens, à l’exception du pianiste.

Et toi, que faisais-tu ?

Je suis pia­niste mais dans le groupe, je chan­tais et com­po­sais la plu­part des musiques. Pour la petite his­toire, à l’époque, Jacques Atta­li était pro­fes­seur à l’X et j’avais un oral avec lui. Comme je n’avais pas tra­vaillé la matière, je lui explique que je fais de la musique, ça l’intéresse beau­coup, nous avons une grande conver­sa­tion où il m’encourage à déve­lop­per le côté artis­tique, d’éviter un cer­tain for­ma­tage de l’École qui nous invi­tait à être des offi­ciers de la guerre éco­no­mique… Note finale, 620, il avait été réglo sur la notation !

Comme école d’appli, j’ai choi­si Télé­com Paris et j’ai fait par­tie du groupe de Télé­com Paris, un groupe de pop afri­caine appe­lé Saf (« épi­cé » en wolof) car le chan­teur était séné­ga­lais. Et là, ça a mar­ché ! Nous avons été numé­ro un au Séné­gal en 1991. Nous avons nous-mêmes pro­duit et dis­tri­bué des cas­settes, un clip a été tour­né sur place qui est pas­sé à la télé­vi­sion et nous sommes deve­nus numé­ro un dans l’été, devant Yous­sou N’Dour ! Ça a duré deux ans. Nous avons sor­ti une nou­velle cas­sette en 92 mais qui n’a pas mar­ché et le groupe s’est dis­sous. J’ai réa­li­sé un album solo en 93 mais je n’ai pas trou­vé de mai­son de disques.

Qu’est-ce que tu as aimé, moins aimé à l’X ?

J’ai aimé la liber­té dont nous jouis­sions car l’encadrement mili­taire n’était pas trop infan­ti­li­sant. Nous avions peu de contraintes en étant logés, nour­ris, blan­chis. J’ai aimé les échanges avec les autres poly­tech­ni­ciens, l’ambiance sur le pla­teau, les amphis et je regrette d’en avoir séché certains.

Ce que j’ai moins aimé, c’est le côté très sco­laire de l’enseignement. Aujourd’hui, je crois qu’il est pos­sible de choi­sir des majeures et des mineures, mais à l’époque, nous étions obli­gés de suivre un tronc com­mun (avec de la méca­nique des fluides) alors que ça ne m’intéressait plus du tout après la pré­pa. J’ai regret­té qu’il n’y ait aucun cours de mana­ge­ment, de com­mu­ni­ca­tion, de pré­pa­ra­tion aux entre­tiens d’embauche et que nous ne soyons abso­lu­ment pas pré­pa­rés au monde de l’entreprise.

Com­ment as-tu évo­lué ensuite ?

J’ai tra­vaillé chez Uni­log, puis j’ai créé ma boîte, Siti­com, avec deux autres per­sonnes. Je me suis don­né à peu près dix ans pour mettre de l’argent de côté dans le but de refaire des acti­vi­tés artis­tiques. Siti­com a vrai­ment car­ton­né, nous avons été intro­duits en Bourse en 2000, je l’ai reven­due en 2002. Je l’ai fon­dée à 28 ans, je l’ai reven­due à 37 ans à Devoteam.

L’entrepreneuriat m’a beau­coup plu, je me suis épa­noui sur des aspects nou­veaux pour moi. Je n’aurais jamais ima­gi­né que j’en étais capable. J’étais le musi­cien qui pla­nait, qui ne bos­sait pas et dans la pro­mo, mes cama­rades ont été très éton­nés de me voir mon­ter ma boîte, puis d’entrer en Bourse. Ça m’a aus­si per­mis de dépas­ser des dif­fi­cul­tés psy­cho­lo­giques. J’étais inca­pable de prendre la parole en public, j’en avais la pho­bie. J’ai réus­si à la vaincre, et même à prendre plai­sir à ces prises de parole en public, indis­pen­sables quand j’ai mon­té ma boîte. Ça m’a confron­té au réel.

Pen­dant toute cette période, je n’ai pas fait de musique. Je voyais les qua­rante ans arri­ver, je me suis dit : « Si je ne vends pas main­te­nant, je ne chan­ge­rai pas de car­rière. » Alors, j’ai ven­du ma boîte qui mar­chait très bien.

Com­ment es-tu arri­vé dans le cinéma ?

Comme ça fai­sait dix ans que je n’avais pas fait de musique, je n’avais plus l’élan créa­tif. J’avais été marié à une comé­dienne et j’avais fré­quen­té le milieu du ciné­ma. Le ciné­ma est un art assez com­plet : il y a l’écriture, la musique, un côté ges­tion de pro­jet, c’est un tra­vail d’équipe, et j’étais assez ciné­phile, je fré­quen­tais le ciné­club à Polytechnique.

Com­ment passe-t-on der­rière la caméra ?

J’ai com­men­cé par ce qui m’a paru le plus facile, la pro­duc­tion, en me disant que ça allait me per­mettre de com­prendre com­ment ça fonc­tionne. En fait, c’est une erreur. Une fois que tu es pro­duc­teur, tu es éti­que­té pro­duc­teur et ensuite, les gens ne te voient plus du tout comme un artiste. J’ai com­men­cé par pro­duire des courts-métrages. Pour les faire finan­cer, c’est tout un sys­tème d’aides, de sub­ven­tions du CNC, des régions, dans un petit milieu où tout le monde se connaît et où il faut se faire accep­ter, se faire connaître par les ache­teurs télé (France Télé­vi­sions, Arte, Canal +). Ça m’a pris deux ou trois ans pour me faire recon­naître comme pro­duc­teur. Quand j’ai com­men­cé à réa­li­ser, j’ai fait un pre­mier court en 2005, un peu raté, mais qui a quand même été ache­té par des télés (13e rue et TPS). Pour le deuxième, Sché­ma direc­teur, plus soi­gné, j’ai fait une expé­rience inté­res­sante pour com­prendre le milieu. Je dépose mon dos­sier avec le scé­na­rio au CNC pour avoir une sub­ven­tion et je reçois un coup de fil d’un membre du jury qui me pro­pose son aide pour faire pas­ser mon pro­jet qui avait été refu­sé au pre­mier tour. Quelle n’a pas été ma sur­prise de l’entendre me dire de ne rien chan­ger au scé­na­rio mais de chan­ger mon CV : « Enle­vez que vous avez fait Poly­tech­nique, enle­vez que vous avez mon­té votre entre­prise, que vous avez été PDG de Siti­com. » À la place, j’ai men­tion­né toutes mes acti­vi­tés musi­cales ou en lien avec le ciné­ma, et mon pro­jet est pas­sé au second tour.

Puis mon court-métrage a fait plu­sieurs fes­ti­vals, a eu un cer­tain suc­cès et a rem­por­té un prix assez pres­ti­gieux, le prix Uni­France. Il a été ache­té par France 3 et grâce à ça, pour la pre­mière fois, en 2009, j’ai été repé­ré comme réa­li­sa­teur. J’ai donc arrê­té la pro­duc­tion pour me consa­crer à la réa­li­sa­tion. J’ai écrit un autre court, Je pour­rais être votre grand-mère, une espèce de comé­die qui aborde la dure vie des immi­grés rou­mains en France que France 3 a très vite pré­ache­té. Ce court a car­ton­né, a été dans tous les fes­ti­vals, a gagné de nom­breux prix, a été nom­mé aux Césars, pré­sé­lec­tion­né aux Oscars. Ça m’a vrai­ment confor­té dans mon rôle de réa­li­sa­teur, ça a exci­té des jalou­sies, mais j’avais réus­si mon pari.

Est-ce que ça t’a confor­té dans le genre du ciné­ma d’auteur ?

J’ai éprou­vé à ce moment-là des sou­cis de posi­tion­ne­ment car ce court-métrage était à che­val entre le ciné­ma d’auteur et la comé­die, une comé­die d’auteur, donc il a été boy­cot­té par quelques fes­ti­vals spé­cia­li­sés dans le ciné­ma d’auteur. La comé­die, c’est grand public, donc c’est vu comme com­mer­cial. Le ciné­ma d’auteur se construit par oppo­si­tion au ciné­ma com­mer­cial. Il réclame de ne pas faire de comé­die mais per­met de ne pas prendre for­cé­ment d’acteurs connus. J’ai res­pec­té le fait de ne pas prendre d’acteurs très connus, mais je n’ai pas res­pec­té le fait de ne pas faire de comé­die. À côté, vous avez un ciné­ma com­mer­cial qui s’abrutit, qui réa­lise des films de plus en plus for­ma­tés avec des stars ban­kables, car c’est ce qui est ven­deur. Pour­tant, il y aurait un vrai mar­ché pour un ciné­ma intel­li­gent grand public comme les comé­dies ita­liennes de Dino Risi ou Ettore Sco­la, dans le ciné­ma fran­çais les comé­dies de Bacri et Jaoui, Nakache et Tole­da­no, Podalydès…

Es-tu sur un pro­jet particulier ?

Je suis sur deux pro­jets. J’ai ache­té les droits d’un livre, The mind game, un thril­ler sur le thème de la mani­pu­la­tion et des neu­ros­ciences et qui se pas­se­rait à Poly­tech­nique. C’est l’histoire d’un affron­te­ment entre un élève de Poly­tech­nique et son pro­fes­seur de neu­ros­ciences, comme Sta­nis­las Dehaene, le pro­fes­seur de neu­ros­ciences de l’X ! Je cherche un peu la dif­fi­cul­té car le thril­ler ne fait pas par­tie du ciné­ma d’auteur et je m’entends dire que les thril­lers fran­çais ne marchent que rare­ment dans le ciné­ma com­mer­cial. Mais j’ai une piste avec Net­flix, donc, on va voir s’il y a des ouver­tures de ce côté-là.

J’ai un autre pro­jet, une comé­die met­tant en scène un jeune sur­doué qui naît dans un milieu popu­laire, qui est repé­ré par son pro­fes­seur de maths, mais qui n’assume pas son côté sur­doué, pour ne pas être stig­ma­ti­sé. Il est déjà mal vu dans sa famille car il ne s’intéresse pas au foot, il est mal vu à l’école car il y est mal inté­gré. C’est sa petite amie, atteinte d’une mala­die grave neu­ro­dé­gé­né­ra­tive, qui compte sur lui pour trou­ver le remède et qui va le for­cer à assu­mer son côté sur­doué. J’en suis à l’écriture du scé­na­rio avec une cos­cé­na­riste, Flo­rence Cuny.

Gardes-tu des liens avec des cama­rades de promotion ?

Mes meilleurs amis sont en majo­ri­té des cama­rades de Poly­tech­nique. Et je garde le contact avec les réunions de promo.

Quel est le fil direc­teur de ton parcours ?

J’ai tou­jours vou­lu faire des trucs artis­tiques, j’ai construit mon indé­pen­dance finan­cière dans ce but. Et je fais les choses qui cor­res­pondent à mes goûts, avec inté­gri­té, pas en fonc­tion de ce qui est facile ou tendance.

En ce moment, je suis dans le milieu de la musique car j’ai repris une car­rière musi­cale depuis 2018. J’ai for­mé un duo avec une comé­dienne qui s’appelle Sophie Ver­beeck qui a tour­né dans mon film Paren­thèse mais aus­si dans Le col­lier rouge de Jean Becker. Le duo s’appelle Hum Hum, on sort un EP 4 titres en mars, on a tour­né un clip qui sort en jan­vier. Je ter­mine de com­po­ser un album com­plet pour Hum Hum. Je ne fais que ça en ce moment.


Retrouvez l’œuvre de Bernard Tanguy

Sché­ma direc­teur 

Je pour­rais être votre grand-mère 

Paren­thèse 

Hum Hum

Poster un commentaire