Souvenirs de lecture d’un jeune proustien

Souvenirs de lecture d’un jeune proustien

Dossier : Proust et les PolytechniciensMagazine N°785 Mai 2023
Par Hector DENIS (X21)

Foin des spé­cia­listes et de leur pas­sion­nante éru­di­tion ! Lais­sons la parole aux lec­teurs ordi­naires, et com­men­çons par un élève encore à l’École, dans la fraî­cheur de son prin­temps. Met­tons-nous à l’ombre des jeunes hommes en fleur.

Le métro quo­ti­dien est ins­crit en fili­grane de ma lec­ture d’À la recherche du temps per­du : à par­tir d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, presque tous les pas­sages célèbres, l’introduction de lieux par­ti­cu­liers qui sur­gis­saient dans mon ima­gi­naire, l’évolution de per­son­nages qui arri­vaient sur le devant du roman, si ce n’était pas à la lumière de mon lit que je les lisais, alors c’était assis dans la demi-lumière du métro, vers ou depuis le lycée de ma classe pré­pa­ra­toire, un rituel de lec­ture qui me trans­por­tait à sa manière lors de ces trois longues et mono­tones années, que La Recherche embel­lit d’une manière particulière.

Proust et le métro

Dans une fin de réveil de petit matin, le métro consti­tuait ce lien limi­naire entre chez moi et mes études au dehors, plus rapide que le petit tor­tillard de Bal­bec, mais par­cou­rant inlas­sa­ble­ment les mêmes noms de sta­tion dans le même ordre, et, alors que la pres­sion du retard ou celle de la nuée des petits écrans de télé­phone m’auraient inci­té à m’y incli­ner moi aus­si pour m’abandonner à une récréa­tion, je me pen­chais plu­tôt sur les pages plas­ti­fiées d’un exem­plaire de La Recherche emprun­té à la biblio­thèque, déco­rée des très jolis tableaux de la cathé­drale de Rouen. Ain­si, l’emprunt de chaque nou­vel exem­plaire (que je gar­dais bien plus long­temps que les trois courtes semaines offi­cielles) s’ornait d’une nou­velle teinte de cathé­drale (par exemple bleu aux lueurs de l’aube pour Du côté de chez Swann, rouge érable pour Le Côté de Guer­mantes, gris mouillé pour La Pri­son­nière, jaune d’or pour Le Temps retrou­vé) et celles-ci furent pour moi les modèles des clo­chers et des églises décrits dans les livres qu’elles recouvraient.

Les incli­nai­sons du métro, ses accé­lé­ra­tions et ses vrom­bis­se­ments, le sif­fle­ment har­di de l’air sou­ter­rain qui enve­lop­pait la car­casse sombre du wagon, et enfin l’annonce des sta­tions défi­lantes qui m’éveillaient comme une moder­ni­sa­tion de ces cris de Paris qui eux-mêmes emplis­saient l’air prous­tien depuis son lit, accompa­gnèrent si lon­gue­ment ma lec­ture que je garde deux impres­sions de ces pages, comme deux exem­plaires qui se super­posent. Ain­si la petite demi-heure du matin s’étendait en se pré­las­sant comme une heure entière en com­pa­gnie du nar­ra­teur, et il me sem­blait que chaque nou­veau mot lu était un grain que je rajou­tais au sablier qui déli­mi­tait mon tra­jet. Et, même si je pro­gres­sais len­te­ment le long de ces pages sans para­graphes, les sta­tions parais­saient s’être éloi­gnées l’une de l’autre pour me per­mettre de pro­lon­ger encore ma lec­ture et pro­ro­ger mon pas­sage de la porte du lycée.

Et d’autre part ces pages orches­traient une sor­tie dans le monde ordi­naire, une sorte de liber­té recon­quise. Comme si je m’échappais de mon quo­ti­dien ordi­naire, j’entrais dans celui extra­or­di­naire d’un autre jeune homme à plus de cent ans d’écart, me racon­tant toutes les choses que je vivais comme s’il les avait mieux connues lui-même. Et, étran­ge­ment, cette chro­no­lo­gie très conden­sée des pages, à mesure que je m’en impré­gnais et qu’il me sem­blait les vivre comme si ce fût ma vie, s’immisçait par toutes les anfrac­tuo­si­tés de mon temps inter­sti­tiel comme de l’or fon­du aux motifs mer­veilleux. Par com­pa­rai­son alors, au-delà de Proust tout paraî­trait impri­mé de fadeur ? Plu­tôt que de me mor­fondre, je pense et je vis l’expérience de La Recherche comme un prisme qui sublime les inter­pré­ta­tions de ma vie.

Les êtres lieux, la lenteur des jours

Je crois alors que cer­taines per­sonnes me sont plus chères lorsqu’elles incarnent un « être lieu » presque total et trans­portent avec elles-mêmes une cer­taine manière de faire, des sujets de conver­sa­tion par­ti­cu­liers, des expres­sions et des tour­nures de phrases uniques, en défi­ni­tive une natu­relle cohé­rence de carac­tère qui se répand autour d’elles. Alors, auprès d’elles comme au contact d’un cata­ly­seur, je retrouve une par­tie de moi, ou plu­tôt une confi­gu­ra­tion de moi qui leur semble dédiée mais qui avait été mise en sus­pens, des idées me reviennent et des pro­jets se renou­vellent. Et dès que ces longs inter­valles de temps tissent un contact, alors ce sont deux sur­faces qui se cherchent, qui far­fouillent pour trou­ver les mots, les clefs de l’autre, confiées, mais que faute de ser­rure la mémoire entre­te­nait dou­ce­ment comme une concierge. Cepen­dant quand nous nous quit­tons s’atténue peu à peu la joie de les avoir revus, car il sem­ble­rait, même cinq minutes après le départ, qu’il aurait pu s’écouler iden­ti­que­ment ces cinq minutes ou six mois, la dis­tance qui nous sépare d’eux serait inchan­gée. Cela n’empêche pas, et favo­rise plu­tôt chez moi, le désir d’immédiatement les retrou­ver et, faute de pou­voir exau­cer ce sou­hait, la machine de la mémoire s’escrime fuga­ce­ment à revivre l’instant passé.

L’analyse de sa propre pen­sée avant d’arriver à un lieu pré­vu ou de quit­ter un lieu aimé, de la per­sonne à ren­con­trer ou de l’ami quit­té, joue un aus­si grand rôle pour moi que dans La Recherche le fan­tasme de Venise et du nom des Guer­mantes pour le nar­ra­teur. Car, pour un ren­dez-vous de quelques heures, com­bien plus d’heures ai-je pas­sé à l’attendre en me le repré­sen­tant mor­du de nou­veau­tés ; et, une fois ce ren­dez-vous ache­vé, com­bien de semaines encore auront la lourde tâche d’inscrire ce moment et mes conver­sa­tions par­mi mes idées, façon­nant en dépit de moi une per­son­na­li­té mieux déter­mi­née et impré­gnée des marques de cette ami­tié ? Anti­ci­per et revivre façonnent et modi­fient donc rétros­pec­ti­ve­ment le sou­ve­nir, et j’aime mesu­rer cette alté­ra­tion pro­gres­sive du sou­ve­nir, tâton­nant dans le flou car je n’ai plus de modèle fixe auquel me rac­cro­cher, comme les cou­leurs fugi­tives de Van Gogh, et que je crains de défi­gu­rer si je m’appliquais à res­tau­rer ses cou­leurs délavées.

Aimer et souffrir

Lorsqu’on a aimé et que l’on vit la dou­leur de ne plus aimer – ni de croire en l’amour que nous por­tions alors que notre cœur nous indique que nous y pla­cions un espoir, comme notre bras garde un ins­tant la fatigue d’une valise enfin dépo­sée mais lon­gue­ment trans­por­tée –, de perdre une per­cep­tion qui habi­tait un être pré­cieux, on sent une double dou­leur. D’abord celle de l’abandon, dif­fuse par­fois car nous n’avons peut-être pas été aimé en retour, et, ce que nous esti­mions pro­ve­nir de l’autre, nous nous aper­ce­vons que ce n’était que nous qui trou­vions la force de renou­ve­ler un désir qui ne sou­hai­tait pas être entretenu.

L’autre dou­leur, c’est celle d’avoir vieilli, de ne plus res­sem­bler à celui qui avait pro­vo­qué cet amour, qui à pré­sent ter­mi­né enrobe des jours d’une enve­loppe mys­tique, et en un bond on sur­vole d’un regard des jours que les bat­te­ments accé­lé­rés de notre cœur tres­saillant nous avaient fait croire être des éter­ni­tés. Pour­tant, à l’ouverture de cette enve­loppe, nous y retrou­vons le papier fané des lettres mortes que nous avions écrites et dont les mots dépos­sé­dés nous semblent étran­gers. « Ceux que tu avais reçus en retour, main­te­nant tu t’en aper­çois, ne conte­naient pas les phrases ni les pro­messes que tu espé­rais tant que tu croyais les y déchif­frer dans un repli déli­cat et obs­cur », semble me dire d’un clin d’œil le Proust écri­vain contem­plant en même temps le nar­ra­teur. Alors ce lam­beau de sou­ve­nir tombe en désué­tude et, en même temps que nous échappe de la main ce papier assas­sin de nos sou­ve­nirs, il sera ran­gé dans un porte-docu­ment comme un poi­gnard por­tant des traces d’encre serait expo­sé dans un musée.

Mais le pire dans ces lettres n’est peut-être pas les phrases reçues qui, puisqu’elles sont par­ve­nues à leur des­ti­na­taire, n’ont plus de moi que le style, le papier, le crayon, le temps pas­sé accou­dé sur elles, mais où les sen­ti­ments se figèrent défi­ni­ti­ve­ment en des natures mortes ; le pire est pro­ba­ble­ment ces phrases inache­vées (ou d’une manière simi­laire ces mor­ceaux enfin révé­la­teurs brus­que­ment intro­duits après de longs lacis cour­bés et hési­tants) qui occultent une pen­sée pour laquelle ma honte avait ten­du sa main pour rete­nir ma propre écri­ture, que des années après je relis en les com­plé­tant sans mal avec la souf­france d’être le gar­dien jaloux de cette pièce de puzzle man­quante, seul pos­ses­seur d’une bles­sure que je n’ai pas trans­mise et qui n’aurait en même temps pas tra­ver­sé la faille de l’incompréhension. Mais der­rière cette honte se des­sine, en reniant ce mor­ceau de phrase, cet adjec­tif en trop, ce verbe fina­le­ment atté­nué, la fier­té d’avoir gran­di, et enfin naît le regret d’avoir per­du la spon­ta­néi­té qui man­qua de me contraindre à l’écrire.

Et même lorsqu’il nous arrive d’aimer, et de se confondre en bon­heur avec celle qu’on a l’impression de mieux connaître seule­ment parce qu’elle-même anti­cipe mieux de nous l’action menée par habi­tude, sur­git sou­dain une souf­france pro­ve­nant de l’intérieur, comme un pic de héris­son enfon­cé et tenace qui remue et sature nos pen­sées. Car se blot­tir contre quelqu’un et par­ta­ger ses peines, s’en rap­pro­cher au-delà du pre­mier contact qui sur­prend et cha­touille, ce sont comme deux petits héris­sons qui s’aiment. Et que ces pin­ce­ments sont nom­breux, de la jalou­sie au silence, mais qu’ils se dévi­sagent heu­reux de vivre ces dou­leurs com­munes sans soli­tude ! Car, si le nar­ra­teur se sent irrémédiable­ment seul comme nous pou­vons le sen­tir nous-mêmes, il ne sait pas encore que l’écrivain le contemple avec bien­veillance par-delà les ans et nous invite à nous pla­cer de même à ses côtés lors d’une pro­chaine relec­ture de son livre.

Fin

Ma lec­ture de Proust a été par­cou­rue par une lec­ture de moi-même. Répondre à « Qui je suis ? » est peut-être l’essence de La Recherche, et je ne m’éloignerais pas trop du Temps retrou­vé avec la pen­sée que ce téles­cope de mots me fai­sant navi­guer dans son vaste uni­vers, sélec­tion­nant les cou­leurs et dif­frac­tant les formes, est un ins­tru­ment magique qui nous éclaire à mesure que nous par­cou­rons les gra­vures hié­ro­gly­phiques des pyra­mides du sou­ve­nir, emplies de traces et d’instants dis­pa­rus par mon incons­cient scribe. Ain­si la confi­ture de mûres de mes grands-parents joue pour moi le même rôle que la made­leine pour Proust et est un petit talis­man quo­ti­dien pré­sa­geant une bonne humeur.

J’ai donc par­cou­ru dans Proust une immense cathé­drale com­po­sée de vitraux incar­nés en per­son­nages, aux teintes, décou­pages et légendes sin­gu­lières, et l’usure du temps que le livre opère lui-même m’a conduit dans ses cryptes mor­tuaires, dont mes traces de pas conti­nuels polissent les pierres des carac­tères inou­bliés. Car, comme avec les aspects des vivants, on honore la mémoire de ces êtres dis­pa­rus en reti­rant et en conser­vant d’eux comme en un pen­den­tif un trait spé­ci­fique, par exemple les dis­si­mu­la­tions et les men­songes d’Albertine, qui lacèrent et appro­fon­dissent mes bles­sures d’amour d’une rouille qui pour­tant ne leur appar­te­nait pas mais s’est trans­fi­gu­rée pour déteindre sur le réel.

Les Années d’Annie Ernaux faisaient pour moi écho aux souvenirs proustiens.”

Mais plus qu’une archéo­lo­gie, du côté du soleil de la vie, les arcs-bou­tants de cette cathé­drale s’élancent dans l’océan de la lit­té­ra­ture et me prêtent leur appui lors de sa décou­verte, en mille pilo­tis inache­vés mais que j’ai tant d’enthousiasme à construire : ain­si mes lec­tures de Dos­toïevs­ki, je les com­plé­tais en paral­lèle de celle de La Pri­son­nière, et Les Années d’Annie Ernaux fai­saient pour moi écho par sa méthode pho­to­gra­phique aux sou­ve­nirs prous­tiens. Et com­bien d’autres œuvres m’attendent encore ?

Enfin je me suis déci­dé : je ne veux faire que des choses que j’aime et je veux pro­lon­ger le plai­sir que j’en ai eu en les racon­tant, à des per­sonnes que j’aime.

Poster un commentaire