L'égaré du Village d'Auteuil est la nouvelle arrivée 2e du 25e concours X Mines Auteur

L’égaré du village d’Auteuil : 2e place du 25e concours X Mines Auteurs

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°784 Avril 2023
Par Jean-François GUILBERT (66)

La nou­velle L’égaré du vil­lage d’Auteuil de Jean-Fran­çois Guil­bert (X67) a rem­por­té le 2e prix de la 25e édi­tion du concours d’automne d’X Mines Auteurs dont le thème était : « Les tri­bu­la­tions d’un hon­nête homme du XVIIe siècle dans la France d’aujourd’hui ». Voi­ci son texte. Vous pou­vez aus­si lire 14 May, texte de Bri­gitte Calot (Mines de Nan­cy 1990), qui est arri­vé en pre­mière place et Hubert, de Fran­çois-Xavier Mar­tin (X63), arri­vé 3e. Les 17 autres nou­velles peuvent être lues sur le site de XMA : http://www.xm-auteurs.com (rubrique « Concours »). 


En cette fin de jour­née de mai, un violent orage s’abat sur l’ouest pari­sien. Le ton­nerre fait trem­bler mes vitres, la foudre a dû tom­ber tout près, sans doute du côté du Bois de Boulogne.

Une heure plus tard, j’en­tends des coups répé­tés sur ma porte : tiens, ma son­nette est en panne ?

J’ai un mou­ve­ment de recul en ouvrant. Sur le palier se tient un homme d’une qua­ran­taine d’an­nées, por­tant une tenue invrai­sem­blable : de grandes bottes de cuir sur­mon­tées de hauts-de-chausses bouf­fants, un pour­point, un col à den­telles, et de longs che­veux bou­clés tom­bant sur ses épaules, sûre­ment une per­ruque ! Serait-ce un acteur de théâtre éga­ré, sor­tant d’une représentation ?

Il s’ex­prime avec un drôle d’accent, aux sono­ri­tés cam­pa­gnardes, qui me rap­pelle un peu le par­ler québecois.

« Je suis déso­lé d’a­voir toqué avec insis­tance, mais je ne trou­vois pas le heurtoir…

— Que vou­lez-vous ? pour­quoi êtes-vous dégui­sé ainsi ?

— Ce n’est pas un dégui­se­ment, ce sont mes vête­ments, que je por­tois tan­tôt, juste avant que la foudre ne tom­bât sur le grand chêne, devant le Clos Ste Gene­viève. Je crois que je fus com­mo­tion­né, je chus et per­dis connais­sance, et quand j’eus recou­vré mes esprits, tout étoit chan­gé autour de moi : plus de prai­ries ni d’arbres, seule­ment des rues et de grands bas­ti­ments, j’avois l’impression d’être à Paris ! Et tous ces carosses sans che­vaux, je faillis plu­sieurs fois être ren­ver­sé ! Je pen­sois deman­der assis­tance à mon ami Molière, qui loge à l’entrée du vil­lage d’Auteuil, mais tout a chan­gé. La rue des Garennes, qui s’appelle main­te­nant rue Boi­leau, est gar­nie d’im­meubles de six ou sept étages ! Pous­sant la porte de l’un d’eux, j’ai vu le nom « Lefebvre » sur un pan­neau, avec l’indication « 2ème étage droite ». Tiens, quelqu’un de ma famille ? Voyons un peu, et me voici !

— Je ne com­prends rien, qu’est-ce que c’est que cette his­toire ? et d’abord, com­ment vous appelez-vous ?

— Joseph Antoine Guillaume Lefebvre de la Motte.

— Je m’appelle effec­ti­ve­ment Lefebvre, et j’ai le sou­ve­nir d’a­voir vu des Lefebvre de la Motte dans l’arbre généa­lo­gique de ma famille. Entrez donc, ins­tal­lez-vous dans ce fau­teuil, je vais le cher­cher. Puis-je vous pro­po­ser un café ?

— Du café ? C’est incroyable, com­ment l’obtîntes-vous ? On dit que le Roi appré­cia beau­coup ce breu­vage, lors de la visite d’un sul­tan de l’Empire Otto­man, mais je n’en ai encore jamais goû­té, je vous suis très obli­gé de cette attention ! »

Tout en cher­chant dans mes archives, je me dis que ce type doit être un impos­teur ou un fou. C’est bien parce que je suis pas­sion­né de généa­lo­gie que je rentre dans son jeu !

Reve­nu au salon avec le pré­cieux docu­ment, je le par­cours en remon­tant jusqu’au XVIIe siècle, où je découvre un Joseph Antoine Guillaume Lefebvre de la Motte par­mi mes ancêtres !

« Puis-je vous deman­der votre date et lieu de naissance ?

— Le 18 mai 1632 à Étampes. »

Je l’interroge ensuite sur les noms et dates de ses parents et grands-parents : tout concorde avec les indi­ca­tions de l’arbre généalogique !

Ce n’est pas pos­sible, com­ment aurait-il eu accès à ces infor­ma­tions ? A ma connais­sance notre arbre n’est dis­po­nible sur aucun site de généalogie !

Sou­dain Joseph sur­saute en regar­dant un jour­nal sur la table basse.

« Pour­quoi est-t-il mar­qué « 28 mai 2019 » en haut de la page ?

— Eh bien, c’est la date d’aujourd’hui !

— Vous vous moquez, hier nous étions le 27 mai 1672 ! »

Je reste muet, pétri­fié devant cette révé­la­tion : par l’effet de la foudre ou de quelque sor­ti­lège incon­nu, cet homme aurait été pro­je­té trois siècles et demi dans le futur !

Il faut abso­lu­ment que j’en sache plus sur ce soit-disant ancêtre du XVIIe siècle. Je l’invite à dîner, et à pro­fi­ter de la chambre d’amis pour la nuit.

Le len­de­main matin, Joseph, habillé de pied en cap, sa per­ruque sur la tête, m’annonce qu’il va sor­tir pour retrou­ver quelqu’un dans les environs.

« Mais vous n’allez pas mar­cher dans les rues avec cet accou­tre­ment ! Je vais vous prê­ter des habits de notre époque pour que vous pas­siez inaper­çu. Et puis enle­vez cette per­ruque, les gens vont se moquer de vous !

— Mais elle me sied bien, et puis j’ai le crâne rasé !

— Oh, vous ne serez pas le seul… Si vous vou­lez, je peux vous don­ner une cas­quette, cela vous évi­te­ra de vous enrhu­mer. Et pre­nez ma carte de visite, on ne sait jamais, en cas de besoin vous pour­rez deman­der à quelqu’un de m’appeler. »

Vers 17 heures, mon por­table sonne.

« Allô, Mon­sieur Lefebvre ?

— C’est moi.

— Ici le com­mis­sa­riat de l’avenue Mozart, nous avons un mon­sieur qui pré­tend que vous êtes de sa famille, il n’a pas de papiers d’identité, mais dit s’appeler Joseph Antoine Guillaume Lefebvre de la Motte, vous le connaissez ?

— Euh… c’est un parent disons… un peu éloigné.

— Une patrouille l’a appré­hen­dé alors qu’il essayait d’escalader les grilles du parc du châ­teau de la Muette, qui abrite le siège de l’OCDE, pré­ten­dant qu’il devait y retrou­ver sa maî­tresse, une des sui­vantes d’une cer­taine Mar­gue­rite de Valois ! En tout cas c’est ce qu’il a confir­mé dans sa dépo­si­tion. Je crois qu’il est sur­tout un peu déran­gé ! S’il est de votre famille, venez le cher­cher, ça lui évi­te­ra d’être trans­fé­ré à Sainte-Anne… »

Pen­dant le tra­jet de retour dans ma voi­ture, Joseph tient des dis­cours inco­hé­rents sur sa mésa­ven­ture, et semble très effrayé par son pre­mier voyage dans un car­rosse sans chevaux…

Le troi­sième jour, il me vient une idée sau­gre­nue : le Palais de la Décou­verte ! J’ai envie de mon­trer à mon ancêtre quelques unes des tech­no­lo­gies inven­tées par l’homme depuis trois siècles…

Nous com­men­çons par le dépar­te­ment d’Electrostatique, dont j’aime beau­coup les expé­riences spectaculaires.

Le démons­tra­teur fait mon­ter Joseph sur un petit podium et explique qu’il met en route le géné­ra­teur haute ten­sion qui va le char­ger à 300 000 volts. Il lui fait tenir une pointe reliée par un câble à la ram­barde, et s’en approche en poin­tant une longue tige métal­lique elle-même reliée au sol : un arc lumi­neux jaillit entre les deux pointes en cré­pi­tant. La sil­houette de Joseph se met alors à trem­blo­ter, devient floue, puis s’es­tompe peu à peu et dis­pa­raît, sous les yeux hor­ri­fiés des spectateurs !

J’ai per­du mon ancêtre, auquel je com­men­çais à m’habituer…

Un mois plus tard, flâ­nant devant l’étalage de mon bou­qui­niste favo­ri, Quai de Mon­te­bel­lo, je tombe sur un petit livre relié, inti­tu­lé Récit d’un voyage extra­or­di­naire dans un monde futur, par Joseph Lefebvre de la Motte, daté de 1672 !

« Je l’ai reçu hier, il fai­sait par­tie d’un lot pro­ve­nant d’une suc­ces­sion. C’est un livre rare, très ori­gi­nal pour l’époque. »

Je l’achète, me pré­ci­pite chez moi et com­mence à lire. C’est une rela­tion très fac­tuelle du bref séjour de mon ancêtre dans notre époque, avec tous les détails que j’ai moi-même vécus ou enten­dus de sa bouche il y a un mois. Seule la fin du récit est nou­velle pour moi :

« Après que ce pen­dard de magi­cien m’eût assai­son­né avec son simu­lacre de foudre, tout mon corps se mit à trem­bler et je per­dis connais­sance. Je me réveillai dans un parc, près d’une allée qui menoit vers le Cours de la Reine et la rivière. J’a­per­çus un carosse tiré par quatre che­vaux, et de l’autre côté de la Seine, l’Hô­tel des Inva­lides en cours de construc­tion. J’é­tois reve­nu dans mon siècle.

Ai-je vrai­ment voya­gé dans cet hor­rible monde du futur, ou l’ai-je ima­gi­né en rêve ? »

Je ferme le livre et lève les yeux vers la per­ruque bou­clée, aban­don­née sur mon globe terrestre.

« Mon cher ancêtre, je ne peux pas te le dire, mais je sais que tu n’as pas rêvé ! »

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