Inflation : apports et limites de l’indice des prix à la consommation

Inflation : apports et limites de l’indice des prix à la consommation

Dossier : InflationMagazine N°783 Mars 2023
Par Didier BLANCHET (X75)

L’indice des prix à la consom­ma­tion, ou IPC, est au cœur du débat public en période d’inflation. Son uti­li­sa­tion de part ou d’autre notam­ment dans la négo­cia­tion sur les salaires en fait un objet de cri­tiques plus ou moins ration­nelles. Ce ther­mo­mètre reste un outil indis­pen­sable pour mesure la fièvre des prix. Il ne peut néan­moins pas dire plus qu’il ne voit, il doit être com­plé­té par d’autres indices, il doit conti­nuer à être ques­tion­né par la théorie.

Par­mi tous les chiffres qui sont pro­duits par la sta­tis­tique publique et dont la per­ti­nence se voit régu­liè­re­ment mise en doute, ceux qui mesurent l’inflation occupent une place de choix. « Indice Insee-Indice tru­qué » disait-on de l’indice des prix à la consom­ma­tion (IPC) dans les années 1970. Un autre grand pic de contes­ta­tion a été lors du pas­sage à l’euro, dont l’IPC a bien iden­ti­fié des effets infla­tion­nistes, mais bien moins intenses et de plus courte durée que ce qui a été le res­sen­ti de l’opinion. La crise en cours nous remet dans le même type de situa­tion. L’Insee mesure certes un regain bru­tal de l’inflation, mais bien moindre que ce que beau­coup vou­draient voir affiché.

La mesure et le ressenti

Que dire de cet écart entre mesure et res­sen­ti ? Com­men­çons par rap­pe­ler que le rôle de la sta­tis­tique n’est pas de vou­loir col­ler à tout prix au res­sen­ti. Elle est là pour objec­ti­ver ce qui se passe réel­le­ment, au-delà des sen­ti­ments dif­fus qui peuvent être affec­tés de nom­breux biais. Biais de mémoire par exemple : les plus anciens se sou­viennent d’un temps où la baguette de pain était à un franc – mais qui sait dire avec pré­ci­sion à quand cela remonte : la ten­dance est à s’imaginer que ce temps n’est pas si loin­tain, alors que c’était bien avant le pas­sage à l’euro, au milieu des années 1970…

Pour ce qui est de la période actuelle, la contes­ta­tion donne aus­si l’impression, par­fois, d’être de pur prin­cipe. On cri­tique l’indice parce qu’on est dans un cli­mat géné­ral de défiance vis-à-vis de tout ce qui a un carac­tère « offi­ciel », sans tou­jours se don­ner la peine d’aller voir ce que disent vrai­ment ces chiffres qu’on met en cause. La twit­to­sphère en donne des exemples, avec des inter­nautes oppo­sant à l’Insee des chiffres de hausse de prix pour tel ou tel poste de consom­ma­tion, sans réa­li­ser que les chiffres qu’ils donnent sont en réa­li­té très conformes, voire iden­tiques à ceux que donne l’Insee pour les mêmes postes.

Quels facteurs de divergence ? 

Com­ment peut-on en arri­ver à ce genre de para­doxe ? Il fait mettre le doigt sur une pre­mière source d’incompréhension de l’IPC. Le fait que son but n’est pas de ne mesu­rer que la hausse de prix de cer­tains postes sen­sibles, mais de quan­ti­fier celle d’un panier glo­bal repré­sen­ta­tif de l’ensemble de la consommation.

Dans ce panier, tout n’a pas tou­jours aug­men­té ; il y a même des prix qui ont bais­sé, du moins quand on rai­sonne à qua­li­té ou ser­vice ren­du constants : payer plus cher qu’il y a trente ans des ordi­na­teurs qui ont des fonc­tion­na­li­tés sans com­mune mesure avec celles des tout pre­miers modèles, ce n’est pas de la hausse des prix, c’est plu­tôt de la baisse, au moins jusqu’à un cer­tain point. On y objecte sou­vent que ce n’est pas tous les jours qu’on change d’ordinateur et que ces baisses n’ont pas à être mises sur le même plan que les hausses de prix sur les biens cou­rants. Mais le but de l’indice des prix à la consom­ma­tion n’est pas de ne mesu­rer que ces dernières.

Pour être repré­sen­ta­tif de tout ce qu’achète le consom­ma­teur moyen au cours d’une année, il faut com­bi­ner fré­quence d’achat et mon­tant de ces achats. C’est ce que font les coef­fi­cients bud­gé­taires issus des don­nées exhaus­tives de consom­ma­tion éta­blies par la comp­ta­bi­li­té natio­nale : les varia­tions de prix sont pon­dé­rées par le poids du bien ou du ser­vice consi­dé­ré dans la consom­ma­tion globale.

Indice des prix et mesure de coût de la vie

Cela nous donne-t-il pour autant « la » mesure du coût de la vie ? À cette ques­tion, les sta­tis­ti­ciens répondent très sou­vent que non. Dire et redire que l’IPC ne mesure pas le coût de la vie est même une de leurs façons de le pro­té­ger des attaques dont il est l’objet. Cette défense-là appelle cla­ri­fi­ca­tion, car elle peut ali­men­ter une légi­time perplexité.

Si l’indice des prix à la consom­ma­tion ne mesure pas l’évolution du coût de la vie, de quoi d’autre faut-il dire qu’il est la mesure ? Et est-il dans ce cas légi­time d’appeler niveau de vie la gran­deur qu’on obtient en l’utilisant pour cor­ri­ger l’évolution des reve­nus nomi­naux ? La réponse à ces ques­tions est qu’il y a en fait deux accep­tions pos­sibles de cette notion de coût de la vie, une notion étroite, qui est celle que vise quand même à mesu­rer l’IPC et une vision plus large, qui est celle à laquelle il ne pré­tend pas répondre.

L’indice à utilité constante

La vision étroite est celle qui répond à la ques­tion sui­vante : lorsque seuls les prix aug­mentent et rien d’autre, de com­bien doit s’accroître le reve­nu nomi­nal pour que reste inchan­gée la satis­fac­tion que le consom­ma­teur moyen retire de son panier de consom­ma­tion ? Le cal­cul peut se faire à panier fixe, il peut aus­si se faire après adap­ta­tions éven­tuelles de sa struc­ture. Ces adap­ta­tions sont ce qu’on appelle l’effet de sub­sti­tu­tion : lorsque le prix d’un bien aug­mente, il peut s’adapter à sa hausse en se dépor­tant sur d’autres biens qui rendent des ser­vices de même ordre et dont les prix aug­mentent moins.

“L’indice des prix à la consommation ne mesure pas le coût de la vie.”

C’est le terme tech­nique d’indice à uti­li­té constante qu’on uti­lise pour qua­li­fier la gran­deur ain­si défi­nie, effets de sub­sti­tu­tion com­pris, et c’est ce vers quoi tend l’IPC lorsqu’il recourt à la tech­nique dite du chaî­nage dans laquelle la struc­ture de la consom­ma­tion uti­li­sée pour pon­dé­rer les évo­lu­tions des dif­fé­rents prix est mise à jour chaque année, plu­tôt que de res­ter blo­quée à ce qu’elle était en année de base.

Ce pro­cé­dé intègre bien l’essentiel des effets de sub­sti­tu­tion, ceux qui sont pro­gres­sifs. Cette prise en compte est par­fois contes­tée car condui­sant à une hausse des prix moindre que celle qu’on mesure sans adap­ta­tion de com­por­te­ment. Mais le chaî­nage est de toute manière incon­tour­nable. Lui seul per­met de gérer l’apparition de nou­veaux biens, un indice à panier fixe serait condam­né à ne pas les inclure.

C’est à ce titre qu’on peut dire que l’IPC est bien une façon de mesu­rer une des com­po­santes du coût de la vie, son évo­lu­tion pour un indi­vi­du dont les pré­fé­rences et les autres déter­mi­nants des condi­tions de vie sont stables. Les Anglo-Saxons sont d’ailleurs moins fri­leux que nous sur le rap­port de cet indice à la mesure du coût de la vie, puisque c’est l’expression même de cost-of-living index qu’ils uti­lisent pour qua­li­fier cet indice « à uti­li­té constante ».

L’intérêt d’autres indices

Mais cela n’en fait pas pour autant la mesure du coût de la vie si on l’entend dans un sens plus large, car celle-ci doit incor­po­rer beau­coup d’autres choses, à savoir l’ensemble des modi­fi­ca­tions d’environnement et des normes de consom­ma­tion, qui font qu’il n’en coûte pas la même chose de vivre en phase avec son époque aujourd’hui et dans le monde d’il y a vingt ou trente ans. On n’imagine plus de vivre aujourd’hui sans cer­tains biens et ser­vices dont on ima­gi­nait encore à peine la pos­si­bi­li­té il y a quelques décen­nies. Si la sta­tis­tique des prix ne tient pas compte de ces effets-là, c’est parce que ça sup­po­se­rait la défi­ni­tion de besoins types évo­lu­tifs au cours du temps.

L’exercice serait for­cé­ment très nor­ma­tif, or ce n’est pas au sta­tis­ti­cien de dire ce qui défi­nit une vie conforme aux normes du moment. Il ne gère cette ques­tion que de manière indi­recte et appro­chée, et dans d’autres indi­ca­teurs. Par exemple, cal­cu­ler un taux de pau­vre­té à l’aide d’un seuil défi­ni en pour­cen­tage du reve­nu médian plu­tôt qu’en pou­voir d’achat abso­lu est une façon de tenir compte de ce que la crois­sance fait s’élever la norme de consom­ma­tion décente.

Le recours plus fré­quent qu’autrefois aux indi­ca­teurs sub­jec­tifs est une autre façon de pro­cé­der : deman­der aux indi­vi­dus com­ment ils éva­luent les dif­fé­rents aspects de leur exis­tence donne un résul­tat qui met spon­ta­né­ment en rap­port leurs condi­tions de vie objec­tives et leurs attentes sur ces condi­tions de vie. La sta­tis­tique publique donne une place crois­sante à ce type d’information. Mais tout cela ne retire rien à l’intérêt de mesu­rer plus objec­ti­ve­ment cette com­po­sante de base du coût de la vie que repré­sente l’indice des prix à la consommation.

Est-ce à dire que rien ne puisse encore faire l’objet de dis­cus­sions et appe­ler à d’autres indi­ca­teurs com­plé­men­taires ? Non bien sûr. Citons rapi­de­ment quelques questions.


Lire aus­si : Com­ment mesu­rer l’inflation ? Indi­ca­teurs conjonc­tu­rels et évolution


Le problème de l’inégalité d’exposition aux hausses de prix 

Tout d’abord, même dans l’approche étroite du coût de la vie, une atten­tion s’impose aux dis­pa­ri­tés selon les caté­go­ries de population.

Rai­son­ner en moyenne n’est accep­table que lorsqu’on a affaire à un mou­ve­ment de hausse géné­rale de tous les prix qui touche tous les indi­vi­dus indé­pen­dam­ment de leur struc­ture de consom­ma­tion. Tant que c’est le cas, on approche bien l’évolution des inéga­li­tés en se limi­tant à celle des seuls reve­nus nomi­naux. Mais ce n’est plus vrai lorsque les hausses sont très dif­fé­ren­ciées selon les types de biens et engendrent un phé­no­mène sup­plé­men­taire d’infla­tion inequa­li­ty due au fait que tout le monde ne consomme pas tous les biens dans les mêmes proportions.

Les inéga­li­tés d’exposition aux hausses des prix ne sont d’ailleurs pas que selon le niveau de reve­nu, puisque fai­sant inter­ve­nir d’autres déter­mi­nants des struc­tures de consom­ma­tion, tels que le lieu de résidence.

Le problème du loyer et du prix des logements

Une autre ques­tion récur­rente est celle de la prise en compte du loge­ment. Le grief est bien connu. Des dépenses liées au loge­ment, l’indice des prix à la consom­ma­tion ne prend en compte que les loyers et il ignore les prix à l’achat. Est-ce à tort ou à rai­son ? La façon la plus pro­bante de jus­ti­fier cette exclu­sion est que, au moins pour ce qui est des loge­ments anciens, la hausse de leur prix péna­lise certes les ache­teurs mais conduit du même coup à autant de reve­nu en plus pour les ménages de vendeurs.

Il est donc tout à fait cor­rect de dire que le bilan final est neutre pour l’agent col­lec­tif « ménages ». On pour­rait rendre compte de cet effet de vases com­mu­ni­cants en comp­tant à la fois un effet sur le niveau moyen des prix et l’effet reve­nu cor­res­pon­dant à l’appréciation du patri­moine de ceux qui sont déjà pro­prié­taires. Mais, tant qu’on rai­sonne sur le ménage moyen, il est plus simple de neu­tra­li­ser direc­te­ment les deux effets, c’est ain­si qu’on procède.

Ce rac­cour­ci pose néan­moins pro­blème lorsqu’on veut aller au-delà de la moyenne puisqu’il faut dans ce cas dif­fé­ren­cier l’effet néga­tif sur les ache­teurs et l’effet posi­tif pour les ven­deurs. Il s’agit d’une autre forme d’infla­tion inequa­li­ty, avec deux élé­ments de com­plexi­té addi­tion­nels. Le pre­mier est que le coût de l’acquisition ne dépend pas que du prix, mais aus­si des condi­tions de finan­ce­ment : la hausse des prix peut être com­pen­sée en par­tie par la baisse des taux d’intérêt. Ce point-là est gérable puisqu’on sait pro­duire des indi­ca­teurs de capa­ci­té d’achat com­bi­nant prix au mètre car­ré, taux d’intérêt et durée des prêts.

Le second est plus déli­cat et sans vraie solu­tion. Il est que, lorsqu’un accé­dant doit payer plus cher le loge­ment qu’il achète, il peut aus­si avoir l’espoir de le revendre plus cher pour finan­cer de la consom­ma­tion future, si tel est son plan. Le loge­ment n’est pas qu’un bien de consom­ma­tion, c’est aus­si un élé­ment de patri­moine. Mais com­ment pon­dé­rer le coût immé­diat d’un loge­ment plus cher et le béné­fice de sa revente future ? Le pro­blème est que l’évaluation du second ne relève plus de la mesure mais de la pré­vi­sion. Or c’est avec la mesure du pré­sent que doivent faire les sta­tis­ti­ciens. Dif­fi­cile d’intégrer tout cela dans un cadre de pro­duc­tion sta­tis­tique courante.

Le problème du verdissement des comportements

Enfin, les chan­ge­ments struc­tu­rels que devrait impo­ser le ver­dis­se­ment de l’économie posent des ques­tions pas com­plè­te­ment inédites, mais qui pour­raient prendre une nou­velle ampleur et qui peuvent obli­ger à élar­gir la focale vers une notion de niveau de vie plus exten­sive que celle qu’on a pré­sen­tée à l’instant. Il y a en l’occurrence trois grands canaux par les­quels peut pas­ser le ver­dis­se­ment des comportements.

Tout d’abord les signaux prix, qu’ils soient spon­ta­nés – en réponse à la raré­fac­tion de cer­tains biens bruns – ou résul­tat de poli­tiques déli­bé­rées – c’était le prin­cipe de la taxe carbone.

Puis la régle­men­ta­tion, par exemple l’interdiction des véhi­cules à moteur thermique.

Et enfin les chan­ge­ments de com­por­te­ment spon­ta­nés d’individus de plus en plus conscients des effets envi­ron­ne­men­taux de leur mode de vie. L’impact des signaux prix devrait être cap­té par l’indice des prix à la consom­ma­tion, puisque c’est pour ça qu’il est fait. Il ne répon­dra pas en revanche à la ques­tion du niveau de vie d’individus qui seraient sou­mis à des contraintes hors prix ou dont les pré­fé­rences envi­ron­ne­men­tales seraient évolutives.

Pour ce qui est des contraintes hors prix, si on a un bien brun et un sub­sti­tut vert plus coû­teux, mais l’un et l’autre de prix stables, l’obligation de pas­ser de l’un à l’autre aura bien un effet pou­voir d’achat de même type que la taxa­tion, mais celui-ci ne sera pas retra­cé dans l’indice des prix. On recoupe ici la thé­ma­tique des dépenses contraintes, un autre point déli­cat de la mesure des niveaux de vie. Il ne s’agit pas d’un point com­plè­te­ment aveugle, car la sta­tis­tique essaye d’approcher ce pro­blème sous dif­fé­rents angles, mais sans le type de fon­de­ments ana­ly­tiques qu’offre la théo­rie des indices de prix.

Pour ce qui est du ver­dis­se­ment des pré­fé­rences, on retrouve ce qui a été dit sur la façon dont les chan­ge­ments de pré­fé­rence affectent le res­sen­ti du niveau de vie.

Dans ce cas d’espèce, ces chan­ge­ments pour­raient faire que le res­sen­ti soit moins défa­vo­rable que le mesu­ré. Si une taxa­tion car­bone de très grande ampleur fait explo­ser le prix des billets d’avion et de la viande rouge, mais si la prise de conscience éco­lo­gique fait que les indi­vi­dus finissent par perdre le goût aus­si bien des pre­miers que de la seconde, l’indice des prix aura sur­es­ti­mé la façon dont la hausse de prix aura fina­le­ment affec­té leur bien-être. Sans doute ne faut-il pas faire de paris trop naïfs sur ce type d’effet com­pen­sa­teur. Mais il y a dans ces deux ques­tions des contraintes hors prix et des chan­ge­ments de pré­fé­rence, deux beaux sujets de réflexion pour la mesure d’une crois­sance qui essaie­rait d’être plus verte.

Commentaire

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Michel Louis Lévyrépondre
6 mars 2023 à 15 h 28 min

Je salue Didier Blan­chet, qui traite ici de l’in­dice des prix et du coût de la vie, et dont la car­rière, à 18 pro­mo­tions d’é­cart, est l’in­verse de la mienne. J’ai com­men­cé par l’IN­SEE et l’in­dice des prix, d’où « Le coût de la vie » (Seuil, coll. Socié­té, 1967) , puis j’ai été le pre­mier rédac­teur en chef d” »Éco­no­mie et sta­tis­tique » (1969−72) et j’ai conti­nué à l’I­NED jus­qu’en 2000. Didier Blan­chet , lui, a com­men­cé par l’I­NED, jus­qu’en 1993, puis est pas­sé à l’IN­SEE, où il a été, entre autres, rédac­teur en chef … d” »Éco­no­mie et sta­tis­tique » (2011 ‑2015). En toute confra­ter­ni­té statistique !

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