Couverture de Syllabes de nuit, du polytechnicien poète André Leblond (X74)

La double identité du polytechnicien poète André Leblond (X74)

Dossier : ExpressionsMagazine N°783 Mars 2023
Par Stéphane BERREBI (X76)

André Leblond (X74), ingé­nieur en avio­nique, publie depuis vingt-cinq ans des recueils de poèmes sous le pseu­do­nyme d’André-Louis Alia­met. Le der­nier paru reprend et enri­chit une par­tie de ses poèmes pas­sés. Sa qua­li­té inci­tait à en savoir un peu plus sur l’auteur et son œuvre. Voi­ci donc son inter­view par Sté­phane Ber­re­bi (X76), ama­teur de poé­sie du groupe X Mines auteurs.

Pen­dant sa car­rière, André Leblond (X74) a été un expert de la sécu­ri­té des sys­tèmes com­plexes avio­niques embar­qués. C’est une spé­cia­li­té dif­fi­cile, cap­ti­vante et d’une impor­tance vitale. Il inter­ve­nait dès le stade de la concep­tion sur les grands pro­jets de sa socié­té, Thales, pour défi­nir des archi­tec­tures sys­tèmes répon­dant aux exi­gences de sécu­ri­té. Depuis sa retraite en 2016, André Leblond conti­nue, avec deux col­lègues uni­ver­si­taires, son acti­vi­té de cher­cheur dans ce domaine et ils publient tous trois dans des actes de congrès européens.

En paral­lèle et depuis près de trente ans, Leblond a mené une seconde vie, sous une autre iden­ti­té. Sous le pseu­do­nyme d’André-Louis Alia­met (le nom de famille de sa grand-mère) il ima­gine, écrit et publie de très beaux recueils de poèmes plu­sieurs fois pri­més : Les Vol­cans du rêve, Le Signe, Lunes de verre, Par les Che­mins du doute, Fable blanche. Sa der­nière paru­tion, Syl­labes de nuit, édi­tée par la Librai­rie-Gale­rie Racine, mai­son bien connue dans le milieu de la poé­sie, reprend, enri­chit et met en pers­pec­tive, sous de nou­veaux titres, la tota­li­té des recueils pré­cé­dem­ment cités dans des ver­sions retra­vaillées et refon­dues. C’est une œuvre unique, mys­té­rieuse et exi­geante, écrite dans une langue éblouis­sante, qui ne laisse pas indemnes ceux qui la découvrent.

Il y a bien quelques poly­tech­ni­ciens poètes, mais la poé­sie n’est pas la spé­cia­li­té de la mai­son (nous sou­hai­tons être contre­dits). Le fait qu’un poly­tech­ni­cien ait mené de front une car­rière pre­nante et le tra­vail requis pour une écri­ture aus­si abou­tie mérite d’être sou­li­gné. Nous avons été reçus par André Leblond, alias Alia­met, chez lui, à Ver­sailles. C’est sous les toits, dans une mez­za­nine claire et spa­cieuse, aux murs cou­verts de livres, sur un petit bureau où s’empilent les revues, que le poète poly­tech­ni­cien crée ses œuvres. Homme posé, aimable, qui parle dou­ce­ment, en choi­sis­sant ses mots avec pré­ci­sion et éru­di­tion, Leblond peut sem­bler un peu timide au pre­mier abord, mais en réa­li­té il émane de lui une calme assurance.

Quand, comment, es-tu venu à la poésie ? 

Pas avant la qua­ran­taine ! Je par­ti­ci­pais, en 1992–1994, avec Hélène mon épouse, à un week-end de retraite et de prière orga­ni­sé à Jouy-en-Josas par une com­mu­nau­té chré­tienne. J’y ai res­sen­ti un déclic, une pous­sée d’émotion qui, semble-t-il, a sup­pri­mé des obs­tacles. J’étais déjà ten­té par l’écriture et Hélène m’encourageait dans cette voie, mais c’est là que tout a chan­gé. Je ne me lan­ce­rai pas dans une inter­pré­ta­tion reli­gieuse ou psy­cho­lo­gique de cette libé­ra­tion : elle me fut sim­ple­ment accor­dée et a influé sur le reste de ma vie.

Je suis issu d’une famille plu­tôt scien­ti­fique et mon édu­ca­tion m’a per­mis de deve­nir ingé­nieur. Mais elle m’a aus­si éloi­gné du vaga­bon­dage émo­tion­nel pro­pice à la poé­sie. Lit­té­ra­ture, musique et films tenaient pour­tant une part impor­tante de mon temps : j’ai pra­ti­qué le pia­no de longues années, écou­té de la musique clas­sique tous les soirs et beau­coup lu. Mais aucune place n’était réser­vée à la créa­tion avant ce week-end où la poé­sie s’est impo­sée à moi. À la stu­pé­fac­tion générale !

Tes collègues savaient-ils que tu écrivais, que tu publiais et étais primé ? 

Cela a fini par se savoir. Dans l’ensemble ils ont pris la chose avec un mélange d’humour et de compréhension.

Ta démarche est remarquable par son perfectionnisme et par la rigueur qui ordonne la profusion créative… 

Mes poèmes ne s’écrivent pas tout seuls. Le pre­mier jet tient de l’écriture auto­ma­tique, en géné­ral ins­pi­rée par une expé­rience ou une lec­ture. Vient ensuite le vrai tra­vail, long effort de for­mu­la­tion et de mise au point maintes fois reprise, où il s’agit d’agencer des phrases sans néces­sai­re­ment expri­mer une idée, mais sim­ple­ment quelque chose d’harmonieux où le sens n’est pas primordial.

L’art est long, mais le résultat est sidérant… 

En 1998 mes pre­miers textes publiables ont vu le jour. De courts poèmes en prose que j’ai tra­vaillés et retra­vaillés par la suite. Je ne suis pas le seul écri­vain ayant tar­dé à fina­li­ser ses textes. Mon épouse m’a tou­jours sou­te­nu et encou­ra­gé. Elle a sup­por­té patiem­ment les humeurs bou­gonnes du poète en quête du mot juste, séchant sur son texte comme autre­fois sur son pro­blème de maths.

Qui furent tes modèles, tes mentors peut-être ? 

Mon men­tor, Jean Lau­gier, poète et dra­ma­turge pri­mé par l’Académie fran­çaise, dis­pa­ru en 2006, que j’ai ren­con­tré au mar­ché de la poé­sie place Saint-Sul­pice en 1994. Il m’a intro­ni­sé en poé­sie en com­men­tant mes pre­miers textes avec bien­veillance et en insis­tant sur la néces­si­té d’un labeur opi­niâtre. Mes modèles, ces clas­siques du ving­tième siècle qui m’ont mar­qué : Saint-John Perse, René Char, Octa­vio Paz, García Lor­ca. Son Poète à New York fut pour moi une révé­la­tion, son influence est sen­sible dans Syl­labes de nuit, dans la par­tie inti­tu­lée Les Gour­dins du ciel.

Tu partages avec eux une langue du plus haut lignage, puissante, cristalline, d’accès difficile. René Char, Provençal nietzschéen, « mystique athée » disait Veyne, aux aphorismes tranchants ; Saint-John Perse, majestueux et océanique ; Octavio Paz, au lyrisme très contenu, ou au contraire d’une ample coulée. Pour ta part, tu maîtrises et cisèles des invocations d’où surgissent des scènes hallucinatoires ! 

Je m’adresse à quelqu’un, à un autre moi peut-être, ou à une enti­té fémi­nine plus ou moins dis­tincte, plus ou moins divine, arbo­rant les traits d’une ins­tance supé­rieure. À force d’acharnement je ras­semble des images verbales :

… Der­rière ces col­lines, nos yeux trament des forêts. Peu­pliers noirs, brûle-par­fums qu’une cité grise, avec ses squares dis­pose en col­lier – l’œil se perd dans son mur­mure visuel, près d’une ville dont nous lon­geons les flancs. Ô sal­tim­banques ! Jon­gleurs de lunes, vos fleuves sont des estuaires. 

… Der­rière ces col­lines, qui garde les clefs ? … 

Le thème d’ensemble du poème se dégage peu à peu de ce foi­son­ne­ment d’images. J’ai été très impres­sion­né par la fin du Mol­loy de Beckett où des phrases suc­ces­sives se contre­disent for­mel­le­ment, avec une puis­sance poé­tique indé­niable. Cela m’a conduit à oppo­ser fré­quem­ment au sein d’un même groupe des termes contra­dic­toires. C’est le pri­vi­lège de la poé­sie que d’occuper un point de fuite au-delà du sens, avec toutes les varia­tions vir­tuelles où la parole s’articule.

Et c’est une beauté originale, d’un hermétisme qui laisse pantois et transporte dans une expérience extrême des mots et des images, à la limite du décrochage en vol (de nuit) ! Quel poème choisirais-tu de nous lire ? 

Aérienne est ta silhouette, 

vent léger dans les collines 

où chaque nom brille sur l’herbe.

En elle, et dans ta pai­sible enfance, 

viennent s’épandre les fausses 

lueurs de tes apparitions. 

Le soleil tremble, tes ailes sont des pailles : 

ton geste d’éteindre n’engendre

qu’un va-et-vient d’oiseaux.

Merci ! maintenant place à la lecture ! 


Référence

Syl­labes de nuit

Librai­rie-Gale­rie Racine, 23, rue Racine, 75006 Paris https://commandes-editions-lgr.fr – 15 €

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