Mathématiques et industrie

Benoit Bazin : De l’importance des mathématiques pour l’industrie

Dossier : MathématiquesMagazine N°782 Février 2023
Par Benoît BAZIN (X89)

Le pré­sent dis­cours a été pro­non­cé le 15 novembre der­nier par Benoit Bazin (X89) lors des assises des mathé­ma­tiques qui ont eu lieu à Paris, à la mai­son de l’Unesco. C’est un témoi­gnage de pre­mière impor­tance, de la part de l’un des grands patrons fran­çais, sur le rôle que les mathé­ma­tiques ont à l’égard de l’industrie. Rap­pe­lons que Saint-Gobain, entre­prise spé­cia­li­sée dans la pro­duc­tion, la trans­for­ma­tion et la dis­tri­bu­tion de maté­riaux, est pré­sente dans 76 pays et qu’elle emploie plus de 160 000 per­sonnes à tra­vers le monde.

Bon­jour à toutes et à tous, 

Je suis d’abord très hono­ré de pou­voir appor­ter ma contri­bu­tion à ces pre­mières assises des mathé­ma­tiques. Votre rôle est essen­tiel et me tient à cœur : repen­ser la place des mathé­ma­tiques dans notre socié­té et leur don­ner ou redon­ner celle qui devrait être la leur. Au cours des vingt der­nières années, sans doute aveu­glé par l’excellence mon­dia­le­ment recon­nue de l’élite de nos cher­cheurs et de vous tous, ici pré­sents, notre pays semble avoir pro­gres­si­ve­ment négli­gé les mathé­ma­tiques, et igno­ré d’ailleurs les ques­tions qui doivent être posées sur la façon même d’enseigner les mathé­ma­tiques, met­tant ain­si en risque une dimen­sion impor­tante du génie col­lec­tif de notre pays, et par là même son ave­nir. 

Une dégradation des résultats des élèves en mathématiques

Les mul­tiples baro­mètres, obser­va­toires et autres tests inter­na­tio­naux montrent une dégra­da­tion de nos clas­se­ments et des résul­tats de nos élèves en mathé­ma­tiques. Nous avons d’ailleurs mal­heu­reu­se­ment toutes les rai­sons de pen­ser que cette dyna­mique néga­tive s’accentue avec la réforme récente du lycée. En deux ans, celle-ci a fait chu­ter de 18 % les heures de mathé­ma­tiques ensei­gnées en ter­mi­nale et en pre­mière, et d’un tiers les can­di­dats au bac sui­vant un ensei­gne­ment mathé­ma­tique. Ce chiffre atteint même près de 50 % pour les filles, alors qu’elles sont pour­tant en moyenne meilleures élèves que les gar­çons. Voi­là une source majeure d’inégalités qui ampli­fie des pré­ju­gés cultu­rels, faux et datés, et qui sacri­fie une large part des talents néces­saires au futur de notre pays. 

Les mathématiques jouent un rôle civique

Il faut néan­moins que vous rebon­dis­siez sur la ques­tion de cette réforme. Est-ce la cause de la baisse des mathé­ma­tiques ? N’est-ce pas le symp­tôme d’un dys­fonc­tion­ne­ment plus pro­fond sur la forme et le conte­nu de l’enseignement des mathé­ma­tiques ? Pour­quoi les élèves ne choi­sissent-ils plus les mathé­ma­tiques ? Parce que cela ne leur ferait plus envie ? Parce qu’ils n’y voient plus d’intérêt ? Je n’ai pas les réponses, mais je crois qu’elles sont impor­tantes. Rous­seau disait dans le Contrat social qu’il faut par­fois for­cer les citoyens à être libre. Au risque de cho­quer, je ne pense pas qu’on rende ser­vice à notre jeu­nesse en lui per­met­tant d’échapper à un ensei­gne­ment struc­tu­rant et utile des mathé­ma­tiques. Car, sans com­pé­tences mathé­ma­tiques, il n’y aura plus au sens large de ratio­na­li­té scien­ti­fique. Notre pays et ses citoyens ne sau­ront pas appré­hen­der métho­di­que­ment les enjeux du dérè­gle­ment cli­ma­tique, seront effrayés ou mani­pu­lés par les déve­lop­pe­ments numé­riques accé­lé­rés qui impactent leur vie et s’en remet­tront à des croyances irra­tion­nelles face à des nou­veaux virus. Je vais même jusqu’à dire que, sans un socle mini­mum par­ta­gé de connais­sances scien­ti­fiques, le bon fonction­ne­ment poli­tique de nos démo­cra­ties sera en dan­ger éco­no­mique. 

Les mathématiques omniprésentes chez Saint-Gobain

Sur le plan éco­no­mique, notre sou­ve­rai­ne­té néces­site une supé­rio­ri­té scien­ti­fique. Je le vois tous les jours dans notre fonc­tion­ne­ment au sein de Saint-Gobain. Dans nos acti­vi­tés, nous fai­sons appel par­tout, chaque jour, aux mathé­ma­tiques. Que ce soit dans la concep­tion de maté­riaux inno­vants, la conduite de nos pro­ces­sus de fabri­ca­tion grâce à l’industrie 4.0 ou encore le big data et la modé­li­sa­tion infor­ma­tique pour opti­mi­ser nos flux logis­tiques ou nos poli­tiques tari­faires. Je peux vous don­ner un exemple simple. Dans notre groupe, nous déployons depuis quatre ans sur notre site Seku­rit ser­vice — où nous fabri­quons notam­ment les pare-brise des véhi­cules élec­triques de tous les grands construc­teurs auto­mo­biles mon­diaux —, un algo­rithme qui pilote le pro­cé­dé de for­mage du verre grâce à l’analyse de mil­liers de don­nées col­lec­tées en temps réel sur nos lignes de pro­duc­tion. Que ce soit dans nos usines amé­ri­caines, fran­çaises, bré­si­liennes ou indiennes, c’est essen­tiel au contrôle de la qua­li­té, à la dis­po­ni­bi­li­té des pro­duits pour nos clients, à notre per­for­mance éner­gé­tique comme à la bonne uti­li­sa­tion des res­sources de chaque site de pro­duc­tion. 

Les mathématiques comme outil de management

Mais il y a plus. Diri­ger une entre­prise, c’est devoir prendre des déci­sions dif­fi­ciles et rapides à par­tir d’un cer­tain nombre de don­nées, d’intuitions et d’hypothèses, tout cela dans un envi­ron­ne­ment de plus en plus vola­til, contraint et tou­jours plus com­plexe. Dans ce contexte où l’incertitude devient en quelque sorte la norme, les mathé­ma­tiques peuvent consti­tuer un repère puis­sant et struc­tu­ré, un mode d’action cohé­rent. Car l’esprit mathé­ma­tique est celui qui nous aide à com­prendre le monde dans lequel nous vivons, à struc­tu­rer dif­fé­rents types de rai­son­ne­ment sans céder aux émo­tions ou aux idées préconçues. 

“Substituer le raisonnement à l’éloquence.”
Condorcet

Condor­cet par­lait déjà des mathé­ma­tiques comme un moyen de dépas­sion­ner les débats pour mieux vivre ensemble en sub­sti­tuant, je cite, « le rai­son­ne­ment à l’éloquence ». Grâce à cette démarche métho­dique et à la boîte à outils des mathé­ma­tiques, un diri­geant peut arti­cu­ler à court et long terme, par­ta­ger aus­si avec son équipe des hypo­thèses et des scé­na­rios, et donc prendre des déci­sions stra­té­giques et tac­tiques, infor­mées et ration­nelles qui ont la force aus­si de la clar­té d’une démons­tra­tion. 

Les mathématiques comme inspiration créative

Les mathé­ma­ti­ciennes et mathé­ma­ti­ciens, et plus géné­ra­le­ment les scien­ti­fiques, sont aus­si pour moi une source d’inspiration et un modèle à suivre dans notre époque. Les plus grandes d’entre elles et les plus grands d’entre eux me semblent en effet être à la fois créa­tifs et sobres. Créa­tifs lorsque, par l’invention d’un nou­veau lan­gage ou l’ajout de nou­velles hypo­thèses, ils par­viennent à résoudre des pro­blèmes nou­veaux dont le champ d’application ulté­rieur peut se révé­ler très vaste. Sobres car les rai­son­ne­ments mathé­ma­tiques sont sans orne­ment. Leur élé­gance est d’aller droit au but, sans digres­sion inutile. Eh bien, je crois que c’est pré­ci­sé­ment de cela que nous avons besoin aujourd’hui : de la créa­ti­vi­té et de l’audace pour sor­tir des sen­tiers bat­tus et inven­ter de nou­veaux modèles, des tra­jec­toires ambi­tieuses comme celle que nous pre­nons chez Saint-Gobain vers la neu­tra­li­té car­bone mais aus­si de la méthode et de la rigueur pour avan­cer par étapes comme dans une démons­tra­tion. 

Rendre les mathématiques plus accessibles

Je ter­mine avec un point qui me semble capi­tal pour rele­ver le défi qui nous ras­semble, pour réus­sir à rendre aux mathé­ma­tiques toute leur place. Il faut pro­ba­ble­ment que les mathé­ma­ti­ciens eux-mêmes remettent en cause leur façon de les ensei­gner, pour les rendre plus acces­sibles et attrac­tives, pour les démys­ti­fier, pour les ins­crire dans un lan­gage intel­li­gible sans bar­rière de voca­bu­laire, pour ne pas les iso­ler mais, au contraire, les incar­ner dans la nature qui nous entoure. Pour les connec­ter à la réa­li­té d’un enfant, sans juger celle d’un parent qui peut avoir été en situa­tion d’échec, pour expli­quer et mettre en confiance, tout sim­ple­ment. Dans ce même registre, il faut pro­ba­ble­ment aus­si revoir le lien d’altérité, de conju­gai­son entre les mathé­ma­tiques et les autres dis­ci­plines : mathé­ma­tiques et musique, mathé­ma­tiques et phi­lo­so­phie, mathé­ma­tiques et chi­mie, etc. Faire donc com­prendre que les mathé­ma­tiques n’ont pas voca­tion à être intro­ver­ties, mais sont avant tout un lan­gage et un regard sur l’extérieur. Sor­tir en quelque sorte les mathé­ma­tiques de leur gangue par­fois théo­rique, par­fois hégé­mo­nique pour­rait-on dire autre­fois dont elles se sont trop sou­vent satis­faites pour récu­pé­rer sans trop d’efforts les meilleurs élèves. Ce temps est révo­lu. Comme diri­geant d’entreprise, je peux vous dire que je ne cesse de viser et d’organiser le dia­logue au sein de Saint-Gobain entre des équipes mul­ti­dis­ci­pli­naires et inter­na­tio­nales : cher­cheurs et res­pon­sables mar­ke­ting, direc­teurs d’usine et forces com­mer­ciales, clients et four­nis­seurs, en veillant à chaque fois à ce que per­sonne ne se mette sur un pié­des­tal. Tout cela demande pro­ba­ble­ment du tra­vail, mais c’est pos­sible et c’est impor­tant pour l’avenir de nos mathé­ma­tiques, sans sacri­fier natu­rel­le­ment ni la rigueur, ni l’ambition d’excellence, ni la qua­li­té néces­saire des ensei­gne­ments de mathé­ma­tiques. 

Se donner les moyens de réussir

En cet automne nous pou­vons mesu­rer une fois encore, et de façon j’allais dire dou­lou­reuse, com­ment les mathé­ma­tiques sont nos meilleures alliées pour résoudre les crises qui se pré­sentent. On parle de crise sani­taire, on l’a vécue depuis deux ans ; des crises cli­ma­tiques, éner­gé­tiques et pour­quoi pas géo­po­li­tiques ? Notre enga­ge­ment, votre enga­ge­ment, c’est d’en per­sua­der les ins­ti­tu­tions, de les convaincre qu’un rebond rapide peut et doit être enga­gé, à condi­tion d’en avoir la volon­té et de s’en don­ner les moyens humains et finan­ciers. Sou­hai­tons-nous d’y arri­ver, comme je vous sou­haite le meilleur pour les échanges construc­tifs qui vous réunissent dans cette belle mai­son de l’Unesco ! Mer­ci de votre atten­tion. 

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