L’exemplaire du « Voyage de découvertes aux terres australes » relatant l'expédition à laquelle ont participé 6 polytechniciens, conservé à l’École polytechnique.

Des polytechniciens au cœur d’une expédition australe

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°781 Janvier 2023
Par Alain BRACHON (X63)

En 1800 le capi­taine de vais­seau Bau­din est char­gé par Bona­parte de diri­ger une expé­di­tion scien­ti­fique de décou­vertes en Aus­tra­lie, avec un état-major d’une ving­taine de savants de toutes dis­ci­plines, dont six poly­tech­ni­ciens. Au prix de grands risques et de grands efforts, de nom­breux morts et malades, de nom­breuses déser­tions, la mois­son des résul­tats est exceptionnelle.

« Je n’ai pas appris la mer dans les écoles, ni la science naturelle dans les laboratoires. J’ai traversé les océans sur des navires marchands, et je suis allé ramasser moi-même des plantes aux Amériques et en Nouvelle-Hollande. » (Nicolas Baudin)

En octobre 1800, le Géo­graphe et le Natu­ra­liste quittent Le Havre pour la plus vaste expé­di­tion d’exploration scien­ti­fique jamais orga­ni­sée. Objec­tif, la Nou­velle-Hol­lande (connue main­te­nant sous le nom d’Australie) aux rivages encore presque incon­nus, dont les pré­cé­dents explo­ra­teurs Cook et d’Entrecasteaux n’ont qu’à peine étu­dié la flore et la faune, pour ne pas par­ler des habi­tants. L’Institut natio­nal et le jeune Muséum natio­nal d’histoire natu­relle ont pous­sé à l’organisation de ce voyage et y ont ral­lié le Pre­mier consul.

Le minis­tère de la Marine fixe comme objec­tif de « faire recon­naître avec détail les côtes du sud-ouest, de l’ouest et du nord de la Nou­velle-Hol­lande, dont quelques-unes sont encore entiè­re­ment incon­nues et d’autres ne sont connues qu’imparfaitement » et de visi­ter « exac­te­ment » la côte orien­tale de l’île Van Die­men (Tas­ma­nie). Après les échecs de Cook et Van­cou­ver pour gagner l’Extrême-Orient par le pas­sage du nord-ouest et les dif­fi­cul­tés oppo­sées aux navi­ga­teurs par la route à contre-mous­son pour atteindre la Chine, l’intérêt s’est por­té sur le contour­ne­ment par le sud de l’Australie pour se rendre à Can­ton. C’est dire l’importance des parages sud de l’Australie et de la Tas­ma­nie, où Bau­din est char­gé de s’informer minu­tieu­se­ment des implan­ta­tions anglaises dans la région.

Un état-major trié sur le volet

Les offi­ciers, offi­ciers mari­niers et équi­pages ont été choi­sis avec un soin extrême, de même que vingt-quatre savants civils : deux astro­nomes, deux géo­graphes, deux miné­ra­lo­gistes, cinq zoo­lo­gistes, trois bota­nistes, cinq artistes char­gés de consti­tuer un véri­table repor­tage sur les pays visi­tés et cinq jar­di­niers. De cet état-major d’une soixan­taine de per­sonnes se détachent par­ti­cu­liè­re­ment les deux frères offi­ciers Louis et Hen­ri de Frey­ci­net, Pierre-Fran­çois Ber­nier, astro­nome, mort en cam­pagne, Jean-Bap­tiste Les­che­nault, bota­niste, Charles Lesueur, peintre d’histoire natu­relle, Fran­çois Péron, zoo­lo­giste et méde­cin, élève de Cuvier, Fran­çois-Michel Ron­sard, offi­cier du génie mari­time. On y repère six jeunes gens des toutes pre­mières pro­mo­tions de « l’École cen­trale des tra­vaux publics », offi­ciel­le­ment créée le 7 ven­dé­miaire an III (28 sep­tembre 1794) et renom­mée « École poly­tech­nique » un an plus tard.

Deux ingénieurs géographes Boullanger et Faure

En cette der­nière année d’un siècle qui s’achève, la jeune com­mu­nau­té scien­ti­fique pari­sienne ne parle que des pré­pa­ra­tifs de cette nou­velle expé­di­tion qui vient d’obtenir l’aval de Bona­parte, lui-même de retour d’Égypte. Les places y sont extrê­me­ment recher­chées et cer­tains font inter­ve­nir leurs rela­tions auprès du Pre­mier consul. L’École des géo­graphes, créée par la loi du 30 ven­dé­miaire an IV (22 octobre 1795) et l’arrêté du 10 ther­mi­dor an IV (28 juillet 1796) comme « école d’application » de l’École poly­tech­nique, a ouvert ses portes au prin­temps 1797 et sa pre­mière pro­mo­tion sort deux ans plus tard ; asso­ciée à l’École natio­nale aéro­sta­tique, elle est diri­gée par Pro­ny. Le miné­ra­lo­giste Lelièvre, membre de l’Institut comme Pro­ny et comme lui éga­le­ment membre du pre­mier Conseil de per­fec­tion­ne­ment de l’École poly­tech­nique, a la res­pon­sa­bi­li­té de sélec­tion­ner les deux géo­graphes de l’expédition ; il retient les noms de Charles-Pierre Boul­lan­ger (X1794) et Pierre Faure (X1795).

Un minéralogiste débutant Bailly

Plus sur­pre­nant est le choix de Joseph Charles Bailly (X1796), rete­nu comme miné­ra­lo­giste pour épau­ler Louis Depuch, diplô­mé de l’École des mines de Paris avec comme pro­fes­seur Dolo­mieu, membre de l’Institut. Bailly, qui a ten­té l’artillerie, se retrouve en effet en mai 1800 dans le ser­vice des arts et manu­fac­tures, un ser­vice choi­si par trois élèves de sa pro­mo­tion 1796, dont Ber­thol­let, le fils unique du chi­miste, l’un des pères fon­da­teurs de l’École, reve­nu d’Égypte avec Bona­parte et Monge. Bailly lui aurait-il deman­dé une inter­ven­tion de son père auprès du Pre­mier consul ?


Lire aus­si : Napo­léon Bona­parte et sa poule aux œufs d’or


Un aspirant de marine Maurouard

Com­ment faire encore par­tie du voyage s’interroge Jean-Marie Mau­rouard (X1795), lorsque l’on a pos­tu­lé en tant que géo­graphe diplô­mé et que l’on vient de voir sa can­di­da­ture défi­ni­ti­ve­ment écar­tée ? Ses espoirs sont dou­chés, sa décep­tion sans doute immense, pour lui faire accep­ter d’être rete­nu par Bau­din, com­man­dant du Géo­graphe, dans la liste des aides-timo­niers, ce qui ne cor­res­pond pas vrai­ment au corps des ingé­nieurs qu’il a choi­si, mais ce qui lui per­met plus sûre­ment de tenir coûte que coûte le voyage dont il rêve. Comme avant lui son ancien Charles Moreau (X1794), Mau­rouard entame une nou­velle car­rière d’officier de marine, qu’il com­mence comme lui au bas de l’échelle.

Un deuxième Moreau

Mais c’est à une toute autre expé­di­tion que songe Moreau lorsqu’il s’engage à vingt-deux ans, comme simple mate­lot, lais­sant à Paris une jeune épouse de seize ans, enceinte d’un fils qui naî­tra en juillet 1799. À sa sor­tie de l’École en 1797, Moreau enseigne les mathé­ma­tiques. Il n’a qu’un regret, une obses­sion : l’île de Saint-Domingue, où il est né, qu’il a quit­tée à qua­torze ans pour des études à Bor­deaux, n’est plus libre depuis les révoltes d’esclaves de 1793, sui­vies de l’abolition de l’esclavage géné­ra­li­sée à l’ensemble des colo­nies fran­çaises par la Conven­tion six mois plus tard. L’expédition à laquelle il pense aura bien lieu en 1801, sous les ordres du géné­ral Leclerc, beau-frère de Bona­parte, avec pour mis­sion de démettre Tous­saint-Lou­ver­ture, nom­mé par la France gou­ver­neur géné­ral à vie de Saint-Domingue, et de réta­blir l’esclavage.

Entre-temps, l’aspirant Moreau, sans doute le pre­mier poly­tech­ni­cien offi­cier de marine, a été dési­gné en 1800 pour faire par­tie de l’état-major du Natu­ra­liste sous les ordres du capi­taine de fré­gate Hame­lin. Bau­din le pro­meut enseigne de vais­seau à Timor, nomi­na­tion confir­mée en 1803 au retour de la mis­sion. Bona­parte pro­jette alors de mener l’invasion de l’Angleterre et tout le pays se mobi­lise pour armer la flotte de l’armée d’Angleterre. Les élèves de l’École poly­tech­nique entendent par­ti­ci­per à cet effort de la patrie. Ils se cotisent, construisent et arment à leurs frais une cha­loupe canon­nière, La Poly­tech­nique, pla­cée sous le com­man­de­ment de leur ancien, Moreau, qui la conduit de Paris au camp de Boulogne.

Et un troisième Bougainville bon sang ne saurait mentir

Hya­cinthe de Bou­gain­ville (X1799) rejoint pareille­ment l’état-major du Géo­graphe. Il n’a pas encore dix-huit ans quand il est reçu à l’École poly­tech­nique en novembre 1799. Huit mois plus tard il en donne sa démis­sion qui s’accompagne d’une nomi­na­tion simul­ta­née au grade d’aspirant de marine.

Mieux, Bou­gain­ville peut même s’honorer du titre d’ancien élève que lui confère Four­cy, biblio­thé­caire et secré­taire du Conseil d’administration de l’École poly­tech­nique (1818−1842), qui le pre­mier a pro­po­sé une liste géné­rale des anciens élèves en pré­ci­sant : « Il n’est pas dou­teux qu’une liste géné­rale des anciens élèves de l’École poly­tech­nique ne soit agréable à ceux qui peuvent s’honorer de ce titre ! » Est-ce une heu­reuse coïn­ci­dence si le père de ce jeune aspi­rant, futur ami­ral, est pré­ci­sé­ment Louis Antoine de Bou­gain­ville, ci-devant offi­cier de marine, navi­ga­teur, explo­ra­teur, écri­vain, qui a mené en tant que capi­taine, de 1766 à 1769, le pre­mier tour du monde offi­ciel fran­çais et fait par­tie de la com­mis­sion des som­mi­tés scien­ti­fiques char­gées de pré­pa­rer les ins­truc­tions du voyage ?

Un début de périple laborieux jusqu’à destination

Avant le départ, l’astronome Ber­nier visite les deux cor­vettes et note : « Je crois que le voyage sera fort agréable ; l’union la plus intime règne entre les offi­ciers, les astro­nomes, les bota­nistes, les miné­ra­lo­gistes, les zoo­lo­gistes, les géo­graphes, les aspi­rants, les élèves, les jar­di­niers : nous sommes tous de jeunes gens ; nous avons tous le même zèle. » Le 19 octobre 1800 les deux cor­vettes, le Géo­graphe et le Natu­ra­liste, appa­reillent et, après escale aux Cana­ries, arrivent quatre mois plus tard à l’île de France (Mau­rice).

Le retard accu­mu­lé contri­bue à la dété­rio­ra­tion de l’atmosphère à bord, qui se solde par le débar­que­ment de dix savants et la déser­tion de vingt et un hommes d’équipage. De plus, les maga­sins de la colo­nie sont presque vides, en rai­son de la guerre avec l’Angleterre. L’équipage doit se conten­ter désor­mais d’un mau­vais tafia de l’île et de bis­cuits et salai­sons ava­riées. L’expédition repart en avril 1801 dans une atmo­sphère d’autant plus détes­table que Bau­din refuse de dévoi­ler ses inten­tions pour la suite du voyage. Après une tra­ver­sée sans inci­dent de l’océan Indien, l’expédition arrive en vue des côtes aus­tra­liennes et atter­rit le 27 mai au cap Leeu­win. L’expédition peut enfin com­men­cer sa décou­verte des terres australes.

Puis des difficultés qui s’accumulent

Bau­din trouve la sai­son trop avan­cée pour l’exécution du pro­gramme pres­crit et décide d’entreprendre sans délai l’hydrographie de la côte nord-ouest, en remon­tant vers le nord. L’expédition se retrouve en sep­tembre 1801 à Kupang (Timor), qu’elle quitte le 13 novembre pour contour­ner l’Australie par l’ouest et le sud et arri­ver sans escale le 13 jan­vier 1802 en Tas­ma­nie. De sérieux tra­vaux hydro­gra­phiques y sont entre­pris au sud-est de l’île. Les cor­vettes remontent ensuite le long de la côte orien­tale pour se retrou­ver à la fin du mois de juin 1802 à Port Jack­son (Syd­ney), où elles sta­tionnent près de cinq mois.

Compte tenu de la réduc­tion des équi­pages, pour cause de mort ou de mala­die, Bau­din décide de rapa­trier le Natu­ra­liste, pour faire décou­vrir les pre­mières car­gai­sons végé­tales et ani­males, et de lui sub­sti­tuer le Casua­ri­na sous les ordres de Louis de Frey­ci­net. L’expédition se ter­mine pour le Natu­ra­liste le 7 juin 1803 au Havre, après une cam­pagne de trente-deux mois. Une façon très habile pour le com­man­dant de se débar­ras­ser de ses enne­mis et mécon­tents en les ren­voyant sur le pre­mier navire. Dans son jour­nal de bord, il avoue regret­ter de ne pas avoir réus­si, faute de place, à y loger plus de monde.

L’expédition se pour­suit pour les autres. Bau­din meurt de phti­sie le 16 sep­tembre 1803 à l’île de France (Mau­rice) où Milius, ex-com­man­dant en second du Natu­ra­liste, lais­sé malade à Port Jack­son en 1802, lui suc­cède le 29 sep­tembre. L’expédition s’achève à Lorient, le 25 mars 1804, après une cam­pagne de qua­rante-deux mois et un périple de 63 000 milles.

Mais de nombreuses publications au retour

La pre­mière édi­tion du Voyage de décou­vertes aux terres aus­trales est publiée par Fran­çois Péron en 1807. Elle s’appuie sur les jour­naux d’autres par­ti­ci­pants tels que Les­che­nault et com­porte même deux cha­pitres entiers rédi­gés par Louis de Frey­ci­net lequel, ins­tal­lé sur le Natu­ra­liste, a assis­té à des évé­ne­ments que les savants du Géo­graphe ont manqués.

“L’objectif de reconnaissance est objectivement atteint par l’expédition Baudin.”

Péron pré­voyait de faire suivre ce pre­mier volume de plu­sieurs autres textes, notam­ment d’un ouvrage consa­cré à la seule zoo­lo­gie, science à laquelle il n’a ces­sé de s’adonner depuis son retour. Cepen­dant, la mala­die le contraint à renon­cer et le Voyage n’est plus aug­men­té que par les pro­duc­tions des autres par­ti­ci­pants reve­nus vivants, à com­men­cer par un atlas conte­nant des illus­tra­tions de Lesueur et Petit en 1811. Puis en 1815, alors que Péron est mort depuis long­temps, Frey­ci­net le com­plète encore d’une par­tie consa­crée à la navi­ga­tion, dans laquelle il exploite lui aus­si le conte­nu des jour­naux tenus par d’autres par­ti­ci­pants : Nico­las Bau­din lui-même, mais aus­si Bailly, Mont­ba­zin, Boul­lan­ger, Bre­ton, Faure, son frère Hen­ri, Hame­lin, Les­che­nault, Ran­son­net et Ron­sard. Mais le résul­tat est boi­teux, car Péron a rédi­gé son pas­sage avant que les meilleures cartes n’aient été des­si­nées, et Frey­ci­net s’emploie donc à cor­ri­ger les erreurs qui restent.

Les chan­ge­ments sont suf­fi­sam­ment impor­tants pour recon­naître au Bri­tan­nique Mat­thew Flin­ders la pri­mau­té de cer­taines décou­vertes géo­gra­phiques en Aus­tra­lie dont la pater­ni­té était jusqu’alors incer­taine, les deux pays s’en dis­pu­tant la pri­mau­té. Les contextes poli­tique, éco­no­mique et intel­lec­tuel ne sont guère favo­rables à la publi­ca­tion de ce volume en 1815 : Napo­léon Ier, qui a com­man­di­té l’expédition, est vain­cu mili­tai­re­ment et la France tra­verse une grave crise poli­tique, alors qu’en 1814 Flin­ders a publié A Voyage to Ter­ra Aus­tra­lis et que l’Angleterre a repris la maî­trise des mers.

Et au final un bilan très positif

L’objectif de recon­nais­sance des côtes du sud-ouest et de l’ouest de la Nou­velle-Hol­lande et de la côte orien­tale de la Tas­ma­nie est objec­ti­ve­ment atteint par l’expédition Bau­din, du moins dans ses grandes lignes. Les expé­di­tions de Bau­din et Flin­ders achèvent la car­to­gra­phie d’ensemble du conti­nent aus­tral. Cet achè­ve­ment, un peu igno­ré, résulte côté fran­çais en bonne par­tie du tra­vail de Boul­lan­ger et Faure, en col­la­bo­ra­tion avec l’astronome Ber­nier, les frères Frey­ci­net et d’autres offi­ciers comme Ransonnet.

Les Fran­çais savent désor­mais à qui ils doivent l’introduction sur leur ter­ri­toire du mimo­sa doré et de l’eucalyptus, d’abord plan­tés par l’impératrice José­phine à la Mal­mai­son. Les oiseaux et des ani­maux de toute sorte ont com­men­cé alors à enri­chir le jar­din du parc de la Mal­mai­son, où on leur a per­mis d’errer libre­ment. À cette époque, la femme de l’Empereur avait dans sa pro­prié­té des kan­gou­rous, des émeus, des cygnes noirs célèbres dans toute l’Europe. Les Aus­tra­liens com­prennent pour­quoi, alors qu’on leur a sou­vent caché l’existence de ces décou­vreurs, tant de noms fran­çais, dont ceux des six poly­tech­ni­ciens de l’expédition, par­sèment leurs côtes, au point que l’universitaire aus­tra­lien Les­lie Ronald Mar­chant a pu titrer France Aus­trale l’ouvrage consa­cré aux ori­gines de l’Australie occidentale.


Pour en savoir plus :

Bul­le­tin de la SabiX n° 69, 2022 « Des poly­tech­ni­ciens au cœur d’une expé­di­tion australe »


En illus­tra­tion : L’exemplaire du Voyage de décou­vertes aux terres aus­trales conser­vé à l’École polytechnique.

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