Démondialiser ?

Dossier : Vie des entreprisesMagazine N°778 Octobre 2022
Par Jean ESTIN

L’économie mon­diale a connu une période faste au cours des 40 der­nières années. 5,5 % de crois­sance annuelle (3 % hors infla­tion2), 8 % de TSR annuel pour les grandes bourses mon­diales, un taux d’inflation tom­bant de 12 % à 1 %3, des grands pays sor­tant de la pau­vre­té et attei­gnant des niveaux de vie moyens qui étaient ceux de l’Europe ou des États-Unis il y a 20 ans.

La mon­dia­li­sa­tion a été un fac­teur majeur de cette crois­sance avec plu­sieurs leviers conco­mi­tants : la baisse des droits de douane (divi­sés par plus de deux dans les pays mûrs et par plus de cinq dans les pays en forte crois­sance en moyenne sur la période) ; l’entrée de la Chine dans l’économie moderne et les échanges inter­na­tio­naux grâce à Deng Xiao­ping s’appuyant sur l’exemple sin­ga­pou­rien ; le déve­lop­pe­ment des grandes chaînes de dis­tri­bu­tion dans les pays occi­den­taux capables d’interagir avec des four­nis­seurs loin­tains à bas coûts de fac­teurs ; la délo­ca­li­sa­tion de métiers indus­triels à moindre valeur ajou­tée avec la sophis­ti­ca­tion crois­sante des chaînes de pro­duc­tion ; et enfin le déve­lop­pe­ment de mar­chés majeurs en Asie induits par ces évo­lu­tions, offrant de nou­veaux débou­chés aux entre­prises occidentales. 

Ces dif­fé­rents leviers ont per­mis une crois­sance ver­tueuse (50 % de la crois­sance hors infla­tion pro­ve­nant de la pro­duc­ti­vi­té accrue des fac­teurs4 de pro­duc­tion), fai­ble­ment infla­tion­niste (2,5 % par an5), avec une part du com­merce mon­dial pas­sant de 40 % à 60 %6 du PIB mon­dial sur la période. 

Ricar­do a triom­phé. Pour un temps ?

Ce cycle est aujourd’hui remis en cause : rejet d’une part des classes moyennes occi­den­tales qui en ont pour­tant été béné­fi­ciaires ; indus­tries affai­blies dans cer­tains pays occi­den­taux qui n’ont pas su s’adapter ; tran­si­tion éner­gé­tique ques­tion­nant les trans­ports pol­luants sur courtes et longues dis­tances ; posi­tions poli­tiques ou géo­po­li­tiques pri­vi­lé­giant le contrôle d’un ter­ri­toire (popu­la­tions et mar­chan­dises) plu­tôt que l’ouverture et la flui­di­té des ressources.

Entrons-nous dans un cycle de démon­dia­li­sa­tion de l’économie ?

Réalisme et limites

82 % des bre­vets annuels sont dépo­sés dans cinq pays (Chine, États-Unis, Japon, Corée, Alle­magne)7 ; 64 % de la pro­duc­tion indus­trielle mon­diale est concen­trée dans six pays (Chine, États-Unis, Japon, Alle­magne, Inde, Corée) (29% en Chine seule) ; 72 % des sources d’énergie pro­viennent de dix pays (Etats-Unis, Rus­sie, Chine, Aus­tra­lie, Vene­zue­la, Iran, Ara­bie Saou­dite8…) ; 56 % des terres agri­coles sont dans dix pays (Chine, États-Unis, Bré­sil, Rus­sie, Kaza­khs­tan9…) ; les mine­rais rares sont cha­cun concen­trés dans un à deux pays (le lithium pro­vient à 70 % de l’Australie et du Chi­li10 ; le cobalt à 67 % du Congo ; les terres rares à 52 % de Chine).

Au niveau micro éco­no­mique éga­le­ment, la dyna­mique des avan­tages com­pa­ra­tifs a fait son œuvre : 73 % des semi­con­duc­teurs sont fabri­qués dans quatre pays (Tai­wan, Corée, Japon et Chine) ; 75 % des auto­mo­biles sont fabri­qués par des entre­prises de six pays (Chine, États-Unis, Japon, Alle­magne…) ; 55 % des engrais azo­tés sont pro­duits dans quatre pays (Chine, USA, Inde, Rus­sie) ; près de 50 % de l’économie numé­rique est réa­li­sée par les lea­ders amé­ri­cains11 et chi­nois12 ; 80 % des marques de luxe sont pos­sé­dées par des entre­prises fran­çaises et ita­liennes ; 50 % des four­ni­tures et équi­pe­ments médi­caux sont fabri­qués en Chine.

Les grands centres de R&D ou de ser­vices, les étapes de concep­tion ou de pro­duc­tion indus­trielle, les sources d’énergie ou de matières pre­mières, les terres arables… – mais éga­le­ment les lea­ders dans les dif­fé­rents métiers – étant cha­cun concen­trés et loca­li­sés pour une grande part dans des pays dif­fé­rents, les échanges conti­nue­ront. Il n’y a pas de démon­dia­li­sa­tion signi­fi­ca­tive pos­sible à moyen terme entre pays. 

Par ailleurs, dans beau­coup de métiers, les effets d’échelle liés aux pro­ces­sus indus­triels modernes seraient insuf­fi­sants dans un cadre pure­ment natio­nal (à l’exception des états-conti­nents comme les USA ou la Chine). Une telle frag­men­ta­tion entraî­ne­rait un choc éco­no­mique mas­sif et un sur­coût majeur incom­pa­tible avec toute crois­sance signi­fi­ca­tive à moyen terme. Peut-on ima­gi­ner une frag­men­ta­tion plus limi­tée entre quelques très grands blocs, compte tenu de leur taille et de leur auto­suf­fi­sance en termes de sources d’énergies et de matières pre­mières, de forces de tra­vail, d’industries, d’effets d’échelle et de savoir-faire, l’essentiel des échanges s’établissant à l’intérieur de ces blocs et non plus entre eux ?

Une telle frag­men­ta­tion est sous opti­male mais pos­sible entre et autour de quatre à cinq grands blocs (Amé­rique du Nord, Chine, Europe, Inde avec Asie du Sud-Est…) aux­quels s’ajouteraient des géo­gra­phies com­plé­men­taires sur quelques res­sources natu­relles indis­pen­sables (Moyen-Orient…). Le PIB de cha­cun de ces blocs est aujourd’hui égal au PIB mon­dial de l’année 1995. Il n’y aurait pas de retour au Moyen Age mais un sur­coût induit par cer­taines des éco­no­mies d‘échelle, avec des consé­quences infla­tion­nistes et un impact néga­tif sur la crois­sance mon­diale (mais bien moindre qu’une frag­men­ta­tion au niveau des pays). Par rap­port aux États-Unis et à la Chine, l’Europe aurait le plus à perdre dans un tel scé­na­rio : pas d’indépendance éner­gé­tique avant 30 ans (y com­pris avec les inves­tis­se­ments dans les éner­gies renou­ve­lables et dans le nucléaire), ni de matières pre­mières stra­té­giques, fai­blesse indus­trielle crois­sante, retard tech­no­lo­gique, absence de lea­ders mon­diaux dans les indus­tries de l’avenir, faible flui­di­té des ressources.

Coûts et inflation induits

La mon­dia­li­sa­tion a per­mis la concen­tra­tion de nom­breuses indus­tries au niveau mon­dial avec les effets d’échelle et les baisses de coûts résul­tantes, ain­si que leur loca­li­sa­tion opti­male en fonc­tion de leur com­plexi­té, de leurs besoins de réac­ti­vi­té, et des coûts des fac­teurs. Reve­nir en arrière, même par­tiel­le­ment, serait dif­fi­cile, long et coûteux. 

Un tel retour ne pas­se­rait pas dans l’équation bud­gé­taire des ménages. Entre 1960 et 2021, le bud­get moyen d’un ménage fran­çais est pas­sé de 1 900 à 40 000 euros de dépenses annuelles (infla­tion com­prise). La part des dépenses d’alimentation et d’habillement est tom­bée de 43 à 21 %. Celle des dépenses de com­mu­ni­ca­tions, de médias, et de loi­sir est mon­tée de 8 à 12 %. Celles liées au loge­ment de 20 à 33 %. La délo­ca­li­sa­tion du tex­tile et le déve­lop­pe­ment des hyper­mar­chés ont per­mis la crois­sance des télé­phones por­tables. Le main­tien des modes de consom­ma­tion actuels dans une éco­no­mie « relo­ca­li­sée » entraî­ne­rait une infla­tion massive.

Pour les indus­triels, l’équation serait éga­le­ment com­plexe. La chaîne de concep­tion et de pro­duc­tion d’un iPhone com­prend aujourd’hui 17 étapes, dans une ving­taine de pays, per­met­tant d’optimiser à la fois le coût, la richesse des fonc­tion­na­li­tés et la vitesse d’évolution tech­no­lo­gique. La pro­duc­tion relo­ca­li­sée dans un seul pays, par exemple les États-Unis, à fonc­tion­na­li­tés inchan­gées, mul­ti­plie­rait le coût de l’appareil par 3, rédui­sant signi­fi­ca­ti­ve­ment la taille de son marché.

Impact sur la tran­si­tion énergétique

La mon­dia­li­sa­tion a été conco­mi­tante d’une offre et d’une demande crois­santes d’énergie liées à la crois­sance éco­no­mique, en par­ti­cu­lier de pétrole (l’énergie des trans­ports rou­tiers sur courtes et moyennes dis­tances, des trans­ports mari­times et aériens sur longue dis­tance…), de gaz (l’énergie du chauf­fage et des engrais agri­coles), et de char­bon (l’énergie de l’électricité en Alle­magne, en Aus­tra­lie, en Chine, Inde, Indo­né­sie…). Ces éner­gies fos­siles repré­sentent aujourd’hui tou­jours près de 85 % du mix éner­gé­tique mon­dial. Le nucléaire en repré­sente 10 %. En 20 ans, les éner­gies renou­ve­lables n’ont atteint que 5 % du mix mondial.

Une démon­dia­li­sa­tion par­tielle (entre grands blocs) ralen­ti­rait légè­re­ment la demande d’énergies fos­siles13 (moindre crois­sance éco­no­mique ; relo­ca­li­sa­tion de cer­taines pro­duc­tions dans des zones moins consom­ma­trices d’énergies fos­siles ; et moindre consom­ma­tion liée aux trans­ports inter­con­ti­nen­taux – qui ne repré­sentent que 3 % des émis­sions totales de CO2).

Inver­se­ment, elle ren­drait plus dif­fi­cile à court terme leur sub­sti­tu­tion par des éner­gies renou­ve­lables com­pé­ti­tives. La chaîne de pro­duc­tion des équi­pe­ments des EnR repose aujourd’hui sur un sys­tème lar­ge­ment mon­dia­li­sé. Plus de 90 % de la pro­duc­tion mon­diale de pan­neaux solaires pho­to­vol­taïques est en Chine. Les lea­ders en crois­sance dans la pro­duc­tion d’éoliennes sont éga­le­ment chi­nois et indiens et concur­rencent for­te­ment les acteurs euro­péens. 65 % des bat­te­ries pour véhi­cules élec­triques sont pro­duites en Chine. Une réduc­tion des échanges aug­men­te­rait le coût de la tran­si­tion éner­gé­tique en Europe et aux États-Unis.

Par ailleurs, dans un monde mul­ti­po­laire assu­mé, la pro­ba­bi­li­té est grande de voir des grands blocs suivre des poli­tiques éner­gé­tiques et cli­ma­tiques for­te­ment diver­gentes, ren­dant illu­soire toute tran­si­tion éner­gé­tique effec­tive à l’échelle planétaire. 

(La Chine sans pétrole conti­nue­rait à faire rou­ler ses auto­mo­biles au char­bon14). Ce scé­na­rio offre donc la triple peine : crois­sance éco­no­mique ralen­tie, infla­tion forte, pour­suite sans limite des émis­sions de CO2. Il est donc pro­bable que, même s’il se maté­ria­lise à court terme, il ne pour­rait durer.

Comment s’adapter ?

Une démon­dia­li­sa­tion – même limi­tée – n’est pas sou­hai­table. Mais elle peut se pro­duire car elle n’est pas irréa­liste à l’échelle de grands blocs. 

Pour les entre­prises, la visi­bi­li­té réduite sur l’évolution du contexte inter­na­tio­nal néces­site de miti­ger les risques et aug­mente les coûts cor­res­pon­dants : Risques de marchés

En Asie, dans l’industrie comme dans les biens de grande consom­ma­tion, la Chine est un mar­ché irrem­pla­çable compte tenu de sa taille. Pour cer­tains groupes occi­den­taux, le mar­ché chi­nois repré­sente près de 50 % du chiffre d’affaires et presque 70 % de la valeur bour­sière. Mais l’Inde (qui suit la tra­jec­toire de la Chine avec 20 ans de retard), l’Indonésie et les pays de l’ASEAN peuvent consti­tuer des relais de crois­sance signi­fi­ca­tifs à moyen terme.

Glo­ba­le­ment, cer­tains pays (for­te­ment expor­ta­teurs, ou for­te­ment impor­ta­teurs, ou les deux) souf­fri­raient davan­tage que d’autres et leurs mar­chés devien­draient moins attrac­tifs. L’Allemagne, le Japon et la Corée sont les trois grands pays qui auraient le plus à perdre à une démon­dia­li­sa­tion forte et rapide : mar­chés inté­rieurs insuf­fi­sants par rap­port à leur puis­sance indus­trielle, auto­no­mie éner­gé­tique inexis­tante, éco­no­mie for­te­ment dépen­dante des expor­ta­tions et des importations. 

Le choix des pays et leur pon­dé­ra­tion devient donc un enjeu cri­tique dépas­sant leur attrait spé­ci­fique. À court terme, la diver­si­fi­ca­tion et la réal­lo­ca­tion des mar­chés cibles aug­men­te­ra les coûts com­mer­ciaux et de dis­tri­bu­tion des entre­prises. Cette évo­lu­tion peut accen­tuer la pola­ri­sa­tion de cer­taines indus­tries ; d’une part des grands lea­ders res­tant « inter­na­tio­naux » car pou­vant amor­tir ces coûts et risques d’internationalisation compte tenu de leur taille et de leur com­pé­ti­ti­vi­té ; d’autre part des petits spé­cia­listes plus concen­trés géo­gra­phi­que­ment et for­te­ment dif­fé­ren­ciés. Les acteurs inter­mé­diaires risquent d’être laminés. 

Risques d’approvisionnement et de production 

Dans les chaînes de pro­duc­tion, le dou­blon­ne­ment des sites de pro­duc­tion internes ou des four­nis­seurs à cer­taines étapes pour réduire le risque géo­gra­phique consti­tue une assurance. 

Mais dans cer­taines indus­tries, cette option s’avère rapi­de­ment limi­tée ; il y a fina­le­ment peu de pays indus­triels alliant à la fois des capa­ci­tés de main d’œuvre adap­tées à des pro­ces­sus de pro­duc­tion com­plexes, avec des réseaux de sous-trai­tance proches et pro­fonds pour dif­fé­rentes sources de com­po­sants ou de modules intermédiaires. 

L’autre option est de bâtir des chaînes de pro­duc­tion auto­nomes au sein d’un grand bloc géo­gra­phique par rap­port à son mar­ché. Pour une entre­prise, cela sous-opti­mise son dis­po­si­tif indus­triel à l’échelle mon­diale mais le rend plus rési­lient en cas de hausse des bar­rières doua­nières, retour des quo­tas ou res­tric­tions d’échanges de toutes natures, et ce d’autant plus que ces blocs sont sou­vent des zones moné­taires homogènes.

Dans les deux cas, la réduc­tion du risque s’accompagnera d’une hausse des coûts. Cette hausse ne se tra­dui­ra pas en aug­men­ta­tions de prix de façon égale pour les dif­fé­rents acteurs. S’ajoutant à des hausses de matières pre­mières et à l’inflation des salaires, elle entraîne un risque de réduc­tion poten­tielle ou de vola­ti­li­té accrue des marges.

Faible visibilité, volatilité accrue

Un risque de démon­dia­li­sa­tion par­tielle existe, de façon limi­tée, avec des allers-retours pos­sibles dans les dix pro­chaines années et des coûts d’adaptation importants.

Où allouer au mieux les res­sources pour conti­nuer à croître en main­te­nant les ren­ta­bi­li­tés et le niveau de risque ? Quel est le niveau de risque maxi­mal accep­table compte tenu de la taille et des marges de manœuvre finan­cières de l’entreprise ?

Des crash tests, comme dans les banques, peuvent aider à mieux rééqui­li­brer les por­te­feuilles de mar­chés et de chaînes d’approvisionnements en fonc­tion de dif­fé­rents scé­na­rios. Le risque de démon­dia­li­sa­tion ajoute une variable dans l’équation stratégique.


Lire aussi : Innover pour croître

Article rédi­gé avec Julien Deleuze, Phi­lippe Estin et les équipes d’Estin & Co.


2 Chiffres 1981–2021.

3 1 % en 2015 puis remon­tée à 2 % en 2019 et 3 % en 2021.

4 Pro­duc­ti­vi­té accrue des fac­teurs et crois­sance de la population.

5 2,5 % par an sur 2011–2021

⁶ 60 % en 2014 (56 % en 2019 et 52 % en 2020).

⁷ Don­nées 2019.

8 Etats-Unis, Rus­sie, Chine, Aus­tra­lie, Vene­zue­la, Iran, Ara­bie Saou­dite, Inde, Cana­da et Qatar (don­née 2018).

9 Chine, Etats-Unis, Aus­tra­lie, Bré­sil, Rus­sie, Kaza­khs­tan, Europe, Inde, Ara­bie Saou­dite et Argen­tine (don­née 2020).

10 Don­née 2020.

11 Google, Apple, Face­book, Ama­zon et Microsoft.

12 Ali­ba­ba, Bai­du, Tencent, JD.com, Mei­tuan, Byte­dance, Xiao­mi et PDD.

13 Avec les sur­coûts éco­no­miques éven­tuels correspondants.

14 Part crois­sante de voi­tures élec­triques, ali­men­tées par le réseau élec­trique fonc­tion­nant à 63% à par­tir de cen­trales à charbon.

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