Maths et bridge, tel est le sujet du livre d'Etienne Turpin, Bridge à Koenigsberg

Encore un peu de maths dans mon bridge, SVP !

Dossier : ExpressionsMagazine N°778 Octobre 2022
Par Pierre-René SÉGUIN (X73)
Par Étienne TURPIN (X71)

Étienne Tur­pin (X71) publie un livre inti­tu­lé Bridge à Koe­nig­sberg, une approche mathé­ma­tique du bridge, dis­tri­bué par les édi­tions « Pôle » et par Ama­zon. Il attend vos réac­tions et commentaires !

Koenigsberg, une approche mathématique du bridge
Bridge à Koe­nig­sberg, une approche mathé­ma­tique du bridge

Un livre sur les maths et le bridge, cela n’a‑t-il pas déjà été fait ? 

Certes, en par­ti­cu­lier par une som­mi­té, Émile Borel, dont les fameuses « tri­bus » donnent un fon­de­ment théo­rique aux pro­ba­bi­li­tés. Mais son livre, coécrit avec André Ché­ron, concerne jus­te­ment l’application du cal­cul de pro­ba­bi­li­tés au bridge, c’est-à-dire le jeu « à cartes fer­mées » où la recons­ti­tu­tion des dis­tri­bu­tions pos­sibles et leur hié­rar­chi­sa­tion sont essen­tielles. Sans nier l’extrême impor­tance de ce sec­teur du jeu, j’ai vou­lu mon­trer dans mon livre que même « à cartes ouvertes » le bridge conti­nue à poser des pro­blèmes passionnants.

Koenigsberg ?

Une allu­sion aux Koe­nig­sberg bridges qui ont don­né lieu à l’étude d’Euler, fon­da­trice de la topo­lo­gie et de la théo­rie des graphes. Dans cette étude, il répon­dait à la ques­tion des bour­geois de la cité : « Est-il pos­sible de réa­li­ser un cir­cuit qui emprunte les sept ponts de la ville (reliant les rives du fleuve Pre­go­lia entre elles ou avec les îles situées sur celui-ci) une et une seule fois ? » De même, au bridge, on peut construire un graphe des tâches à accom­plir (faire une impasse, tirer les atouts, réa­li­ser des coupes, déblo­quer une cou­leur…) ; il s’agit alors de navi­guer entre les deux mains et les tâches en toute flui­di­té. Cette vision per­met de défi­nir un plan géné­ral que l’analyse tra­di­tion­nelle, levée par levée, confor­te­ra le plus souvent.

Tu as choisi une structure croisée pour ton ouvrage. 

Je croise les thèmes avec trois types de déve­lop­pe­ment : réflexions, modèles, inter­mèdes. Les pre­mières sont lisibles par toutes et tous ; les deuxièmes s’appuient sur un peu de for­ma­lisme mathé­ma­tique ; les troi­sièmes évoquent sur un mode plai­sant des donnes réelles. Il s’agit sou­vent des mésa­ven­tures de ton humble ser­vi­teur, qui est plus com­pé­tent dans le rôle du méde­cin légiste se pen­chant sur le « post mor­tem » de la donne que dans celui du chi­rur­gien opé­rant in vivo ! Une lec­ture alter­na­tive de type cher­ry-picking est donc pos­sible, en sus de la lec­ture linéaire qui pour­rait s’avérer fastidieuse.

Les règles de pouce te tiennent à cœur ? 

Les règles de pouce, telles que « hon­neur sur hon­neur » ou « prendre en qua­trième », sont sou­vent décriées, faute d’identifier leur domaine de per­ti­nence, à savoir un contexte d’optimisation locale et une situa­tion que j’appelle « régu­lière ». Dans un déve­lop­pe­ment inti­tu­lé à la Magritte « ceci n’est pas un contre-exemple », je montre que, quand la règle n’est pas opé­rante, c’est qu’une des condi­tions défi­nis­sant son domaine de vali­di­té est vio­lée. Par ailleurs les atouts méritent évi­dem­ment leur nom, car les levées de coupe sont sou­vent un com­plé­ment indis­pen­sable des levées d’honneur ou de lon­gueur. Ces lignes de jeu fon­dées sur la coupe sont de dif­fé­rents types : coupe du mort, affran­chis­se­ment d’une longue du mort ou du décla­rant, double coupe, mort inver­sé. J’ai cher­ché à éta­blir leur plage de vali­di­té en fonc­tion de dif­fé­rents para­mètres, nombre et teneur des atouts de chaque main, lon­gueur et teneur de la cou­leur à cou­per dans chaque main, nombre de reprises « externes » (dans les deux autres cou­leurs) au mort ou en main.

Bridge et poker, frères ennemis ? 

Le poker, mal­gré son côté un peu sul­fu­reux, a eu beau­coup plus de suc­cès que le bridge chez les théo­ri­ciens. On dit en effet que J. von Neu­mann était un grand joueur de poker. Plus sérieu­se­ment, Kühn et Nash ont don­né leur nom à des variantes qu’ils ont ana­ly­sées, démon­trant en par­ti­cu­lier la néces­si­té du bluff et des déci­sions aléa­toires. Cette démons­tra­tion s’applique aus­si au bridge où, contrai­re­ment à ce qu’affirmaient cer­tains grands auteurs (tels que Rou­di­nes­co), des stra­té­gies mixtes (tirage aléa­toire de stra­té­gies pures) peuvent être opti­males, équi­libre de Nash oblige.

Le bridge, un jeu à mémoire imparfaite ? 

Le bridge (et son ancêtre le whist) n’a donc pas été beau­coup étu­dié par les pères fon­da­teurs de la théo­rie des jeux (ni d’ailleurs par l’école moderne repré­sen­tée par Conway and Co). Seul par­mi eux, G. T. Thomp­son s’intéresse à celui-ci sous l’angle de la « mémoire impar­faite ». Cette pro­blé­ma­tique sur­git quand on consi­dère qu’il n’y a en fait que deux « joueurs », le décla­rant et la défense (hors la phase des enchères), jouant un jeu à somme nulle : si l’un gagne, l’autre perd. Pour le camp du décla­rant, cette concep­tion ne pose pas de pro­blèmes (une fois le mort éta­lé, c’est celui-ci qui manœuvre les deux jeux). En revanche, le camp de la défense n’est pas « homo­gène » : cha­cun ou cha­cune joue sépa­ré­ment sans connaître le jeu de son ou sa par­te­naire. Tout se passe comme si la défense « oubliait » une par­tie de son jeu. Face à cette « mémoire impar­faite », la défense uti­lise la signa­li­sa­tion, qui est un domaine essen­tiel bien que lar­ge­ment sous-esti­mé du bridge, afin de four­nir au ou à la par­te­naire des infor­ma­tions sur la main qu’il ou elle ne voit pas. Mais, si cette signa­li­sa­tion est licite, elle pro­fite aus­si au décla­rant comme Thomp­son le montre dans l’article évo­qué plus haut, article dont j’ai essayé d’étendre les résul­tats. Quant à la signa­li­sa­tion illi­cite, elle a don­né lieu à de nom­breux scan­dales, de Reese-Sha­pi­ro à Nunes-Fan­to­ni, sur les­quels je pré­fère ne pas m’étendre !

Edgar Poe est-il le véritable inventeur de la théorie des jeux ? 

Inven­teur, peut-être pas, mais génial pré­cur­seur sûre­ment. Ou plus pré­ci­sé­ment Dupin, l’ami du nar­ra­teur, dans les trois nou­velles où il inter­vient, Double assas­si­nat dans la rue Morgue, La lettre volée (chère à Jacques Lacan) et Le mys­tère de Marie Roget. Dans cette der­nière nou­velle, il four­nit en par­ti­cu­lier la pre­mière for­mu­la­tion du dilemme du pri­son­nier dans son style inimi­table, encore embel­li pour les fran­co­phones par la tra­duc­tion de Charles Bau­de­laire. Last but not least, il four­nit une appré­cia­tion très flat­teuse du whist et de ses pra­ti­quants, que j’ai pla­cée en exergue de mon ouvrage.

Appliquer la théorie des jeux coopératifs à l’évaluation des honneurs, est-ce vraiment pertinent ? 

Je confesse qu’il s’agit là d’un exer­cice de style. À par­tir de celui-ci, je m’en prends à l’évaluation des points dite de Mil­ton-Work, dont les ravages sont selon moi immenses. Je me situe ici dans la lignée de Vic­tor Mol­lo, dont le livre culte Bridge dans la ména­ge­rie contient un per­son­nage qui, après chaque désastre, se lamente : « Pour­tant, j’avais x points d’honneur. »

Le squeeze pour les nuls ? 

Les squeezes sont sou­vent répu­tés comme la par­tie la plus dif­fi­cile du bridge et on a même pré­ten­du qu’on pou­vait être un cham­pion sans en rien connaître. Mais ils sont en fait une forme de double bind, d’injonction contra­dic­toire, qu’on retrouve dans la plu­part des jeux. Au bridge, les plus cou­rants sont de concep­tion et d’exécution aisée à condi­tion de connaître les prin­cipes simples qui les sous-tendent.

Le boulanger et le papillon ? 

C’est l’imperfection du bat­tage des cartes qui pro­duit le hasard, selon la logique frac­tale à l’œuvre dans l’« appli­ca­tion du bou­lan­ger », dont le nom vient de sa simi­la­ri­té avec cet arti­san qui étend sa pâte puis la replie sur elle-même avant de l’étendre à nou­veau. On retrouve ici l’effet papillon des météorologues.

Tu invoques aussi un philosophe et un astronome ? 

Le phi­lo­sophe Zénon d’Élée à cause de son célèbre para­doxe qui démontre l’impossibilité du mou­ve­ment puisque, pour aller de A à B, il faut d’abord aller à A1, milieu de AB, et aupa­ra­vant en A2 milieu de AA1 et ain­si de suite. Para­doxe que seul le cal­cul dif­fé­ren­tiel de Leib­niz et New­ton élu­ci­de­ra deux mil­lé­naires après ! Je montre que, sur le fon­de­ment d’un cane­vas pré­éta­bli (le sys­tème d’enchères), la com­mu­ni­ca­tion opti­male per­met­tant d’aboutir au bon contrat repose sur une des­crip­tion dicho­to­mique pro­gres­sive. À tout moment, la pre­mière enchère dis­po­nible doit décrire la moi­tié des confi­gu­ra­tions pos­sibles (plus pré­ci­sé­ment demeu­rant pos­sibles à ce stade compte tenu des enchères pré­cé­dentes), celle située juste au-des­sus le quart, et ain­si de suite. Quant à l’astronome, il s’agit du génial Kepler dont le concept de stel­la­tion pour­rait être uti­li­sé pour posi­tion­ner les tables en tour­noi par paires afin de réduire les risques d’indiscrétion.

La suite ?

Ce livre est mal­heu­reu­se­ment un livre soli­taire, même s’il a béné­fi­cié de lec­teurs experts comme Gilles Cohen, res­pon­sable des édi­tions Pôle (Tan­gente et Jouer bridge), ou le cham­pion fran­co-belge Jean-Pierre Lafour­cade, néan­moins trop occu­pés pour me faire des remarques cir­cons­tan­ciées. Il est donc un « essai » au sens propre. Cepen­dant la sou­plesse de l’édition numé­rique est telle que je serais en mesure d’incorporer aisé­ment les remarques judi­cieuses qui me seraient faites par nos camarades…

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