Jean-Louis Armand

Jean-Louis Armand (X64) un scientifique passionné par la transmission du savoir

Dossier : TrajectoiresMagazine N°776 Juin 2022
Par Jérôme VIGNON (64)

Décé­dé le 26 mars 2022, Jean-Louis Armand connut une car­rière excep­tion­nelle d’ingénieur-chercheur qui s’est dérou­lée alter­na­ti­ve­ment en Europe, aux USA et en Asie. Ses qua­li­tés excep­tion­nelles de rigueur et d’écoute ont fait de lui un pas­seur du savoir entre les continents.

Jean-Louis Armand naît à Anne­cy le 17 avril 1944 dans une famille d’universitaires de haut rang. Ses parents lui com­mu­niquent une belle culture scien­ti­fique où cepen­dant les lettres ont toutes leur part. Madame Armand est à ses heures autrice de romans poli­ciers pour enfants et nul doute que Jean-Louis ait héri­té d’elle un goût pour l’imagination et la créa­tion. On songe au vers d’Henri Heine
« Von Vater hatte ich die Sta­tur und von Mut­ter die froh’ Natur »,
« De mon père j’héritais la sta­ture et de ma mère une gaie nature », extrait du recueil de poèmes Dich­tung und Wah­rheit.

Pour ses cama­rades du casert 361 qu’il rejoint après avoir pré­pa­ré l’X au lycée du Parc à Lyon, c’est d’abord la dimen­sion poé­tique qui domine car il affecte d’avoir pour modèle non l’illustre Louis Armand son oncle, héros des trente glo­rieuses, mais le chan­teur Antoine qui délais­se­ra Cen­trale pour une belle car­rière musi­cale. Nous ne sommes pas loin de Mai 68, Jean-Louis Armand cherche une voie qui lui soit propre, loin des par­cours conven­tion­nels tra­cés d’avance. Aus­si choi­sit-il, dès l’année de ser­vice mili­taire accom­plie, de faire des études d’ingénieur à l’université Stan­ford en Cali­for­nie, une option rare à l’époque.

Une formation originale

Ce choix sera déci­sif. Il orien­te­ra une car­rière ful­gu­rante et lumi­neuse d’ingénieur-chercheur d’une rare dimen­sion uni­ver­sa­liste. La Cali­for­nie ne le dote pas seule­ment d’un solide bagage scien­ti­fique avec un PhD en ingé­nie­rie aéro­nau­tique. Elle l’ouvre sur une approche de l’enseignement supé­rieur conju­guant réa­li­tés indus­trielles et rigueur de la recherche, qui lui appa­raî­tront bien vite comme incom­pa­rables. Cette for­ma­tion ini­tiale ori­gi­nale, faite d’un socle fran­çais poly­tech­ni­cien et d’une ouver­ture cali­for­nienne radi­cale, entre­ra en réso­nance avec les qua­li­tés propres de Jean-Louis : la pas­sion pour les défis concrets de l’ingénieur naval (les Chan­tiers de l’Atlantique seront son pre­mier et bref employeur en 1973), une capa­ci­té excep­tion­nelle d’abstraction (ses tra­vaux scien­ti­fiques per­son­nels portent sur la dyna­mique des struc­tures) et sur­tout fon­da­men­ta­le­ment le goût de trans­mettre et d’enseigner. Ces qua­li­tés vont se déployer sur trois conti­nents : les États-Unis et l’Europe d’abord, puis à par­tir des années 2000 en Asie du Sud-Est. Jean-Louis navi­gue­ra entre ses dif­fé­rents ports d’attache, San­ta Bar­ba­ra, Paris, Aix-en Pro­vence, Bruxelles, Bang­kok, Tokyo, deve­nant entre ces dif­fé­rents mondes le pas­seur de convic­tions huma­nistes qui s’incarnent dans la per­son­na­li­té de l’ingénieur en méca­nique qu’il n’a ces­sé d’être depuis son origine.

Un conseiller écouté

À par­tir des années 1990, Jean-Louis Armand voit recon­nue par la France son expé­rience amé­ri­caine. Il est appe­lé par le ministre de la Recherche de l’époque, Hubert Curien, à fon­der au sein de l’université d’Aix-Marseille un ins­ti­tut tech­nique médi­ter­ra­néen ori­gi­nal sous la forme d’un GIP (grou­pe­ment d’intérêt public) asso­ciant les col­lec­ti­vi­tés locales et les indus­triels. Membre de tout ce que la France peut comp­ter d’organismes de pilo­tage et d’évaluation de la recherche, il pro­pose de créer en France un réseau régio­nal de col­lèges tech­no­lo­giques de pre­mier cycle sus­cep­tible d’ouvrir les uni­ver­si­tés aux dis­ci­plines de l’ingénieur. Il conseille le Par­le­ment euro­péen pour le pilo­tage et l’évaluation des impor­tants pro­grammes com­mu­nau­taires qui com­mencent de se mettre en place, sans jamais perdre le contact avec le métier d’enseignant-chercheur, visant pour ses étu­diants, à Mar­seille ou à San­ta Bar­ba­ra, une ouver­ture trans­disciplinaire à l’éthique et à l’économie.

Méfiance administrative

Mais cette recon­nais­sance concrète ne par­vien­dra pas à per­cer la méfiance admi­nis­tra­tive qui sévit encore en France au début des années 1990. Ber­nard Esam­bert qui pré­side à l’époque le conseil de Poly­tech­nique sou­haite le voir prendre la fonc­tion de direc­teur des études, pour faire de l’X le pivot d’une nou­velle géné­ra­tion d’instituts uni­ver­si­taires des sciences de l’ingénieur. Las ! le PhD de Jean-Louis Armand, qui avait pour­tant diri­gé le dépar­te­ment de génie méca­nique de l’université de San­ta Bar­ba­ra, ne fut pas consi­dé­ré comme équi­valent à un doc­to­rat et le poste ne lui fut pas attri­bué. Cela laisse rêveur. L’intéressé ne s’en inquié­te­ra pas outre mesure. Il est plus atti­ré par les sciences que par la gloire et n’en tien­dra pas rigueur à sa patrie. Bien­tôt d’autres hori­zons l’appellent. Il est sol­li­ci­té au début des années 2000 pour rejoindre l’Institut asia­tique de tech­no­lo­gie à Bang­kok, où il ani­me­ra le Réseau des éta­blis­se­ments supé­rieurs et de recherche de la grande région du del­ta du Mékong.

Un apôtre du dialogue des civilisations

S’ouvre une nou­velle étape dans sa car­rière, en par­ti­cu­lier au ser­vice de la Banque asia­tique de déve­lop­pe­ment pour laquelle il conçoit l’enseignement des sciences de l’ingénieur comme un levier de déve­lop­pe­ment humain, notam­ment pour que les trans­ferts tech­no­lo­giques deviennent un jeu gagnant-gagnant. Ce n’est donc pas sous la forme d’une riva­li­té Chine-États-Unis que Jean-Louis Armand aborde la ren­contre entre l’Orient et l’Occident, mais bien au contraire sous la forme d’un dia­logue des civi­li­sa­tions. À cette époque il prend fait et cause pour la culture tibé­taine, ce qui lui vau­dra une vive recon­nais­sance du dalaï-lama et plus per­son­nel­le­ment encore de deve­nir le par­rain de Ten­zin, un jeune Népa­lais né à Paris le 2 octobre 2014. En deve­nant à par­tir de 2005 conseiller scien­ti­fique de l’ambassade de France à Tokyo, Jean-Louis révé­le­ra l’étendue de son auto­ri­té dans l’ensemble de l’Asie du Sud-Est, attes­tée par des signes de recon­nais­sance qui font encore rêver : pro­fes­seur hono­ri­fique de la désor­mais célèbre uni­ver­si­té de Wuhan (Chine), médaillé de l’Éducation pour le Viêt­nam, déco­ré de l’ordre royal du Supra­ba­la Gor­kha Dak­shi­na Bahu (Népal).

Le témoignage d’un de ses proches

Pour com­prendre l’énergie qui ani­mait un tel carac­tère, rien de mieux que de don­ner la parole à Jacques Gara­gnon (X64) qui fut l’un de ses proches amis : « Jean-Louis, c’était un être rayon­nant, loyal, fidèle. En réac­tion sans doute contre la rigueur pro­tes­tante de l’enfance, il aimait l’originalité, culti­vait une sorte de folk­lore, entraî­nait les autres dans une vie qu’il vou­lait ouverte et tré­pi­dante. Grand scien­ti­fique, mais d’une science qui cor­ri­geait les dérives ou les excès théo­riques par un grand sou­ci de véri­fi­ca­tion pra­tique, il excel­lait à trans­mettre le savoir. Rien ne le peint mieux que cet ensei­gne­ment de “morale de l’ingénieur” qu’il avait mon­té de toutes pièces et conti­nué de dis­pen­ser béné­vo­le­ment à Mar­seille, bien au-delà de la retraite. Lec­teur autant com­pul­sif qu’éclectique (une pas­sion des livres que favo­ri­saient encore ses entrées à Stan­ford), il don­nait un sen­ti­ment d’omniscience : poli­tique natio­nale et inter­na­tio­nale, tech­no­lo­gie, his­toire ancienne ou récente, lit­té­ra­ture pour laquelle il avait des avis tran­chés mais argumentés. »

L’envol du Petit Prince

En son­geant au contraste du couple que nous for­mions dans ce casert 361, moi le cro­tale beso­gneux et lui sou­rire aux lèvres, à la recherche d’accords de gui­tare impro­bables, très appré­cié de la Kho­miss à laquelle il prê­tait son génie de l’imagination et de l’humour, je songe à la ren­contre for­tuite de l’aviateur encal­mi­né et du Petit Prince. Comme ce der­nier Jean-Louis Armand n’aimait rien tant que l’amitié et il lui consa­crait une éner­gie indé­fec­tible. Comme lui, son uni­vers rela­tion­nel était peu­plé d’archétypes humains aux­quels il décer­nait avec ten­dresse des qua­li­fi­ca­tifs exa­gé­rés mais justes. Comme lui encore, il était à l’aise dans l’infinité des lan­gages, des cultures et des arts aux­quels son esprit s’était frot­té : poly­tech­ni­cien, poly­sé­mique, poly­glotte. La rose de Jean-Louis Armand s’appelait Can­dice. Elle était sans épines et il n’avait pas de peine à avouer les joies et le bon­heur qu’ensemble ils vivaient avec leurs deux enfants. Ceux-ci res­tent avec sa famille et ses très nom­breux amis les témoins non seule­ment de ce qu’il aimait mais aus­si de ce qu’il cher­chait : l’absolu. 

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