Albéniz, Kurt Weill, Svetlanov, Chostakovitch

Albéniz, Kurt Weill, Svetlanov, Chostakovitch

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°776 Juin 2022
Par Jean SALMONA (56)

Bee­tho­ven, Schu­bert, Schu­mann, Cho­pin : peut-on oser expri­mer un sen­ti­ment de satié­té devant ces musi­ciens qui s’essoufflent à essayer de nous mon­trer qu’ils ont leur propre vision de telle œuvre, alors que notre reli­gion est faite depuis long­temps au pro­fit de nos inter­prètes favo­ris et irrem­pla­çables ? Pour­quoi essayer de concur­ren­cer Furtwän­gler, Sam­son Fran­çois, Kara­jan, Perl­man, Bern­stein, alors que tant d’œuvres dorment encore dans des car­tons, que les musi­ciens d’aujourd’hui pour­raient nous faire découvrir ?

Le génie abhorre les sen­tiers bat­tus ; il pré­fère ouvrir un sillon dans les champs à creu­ser une ornière sur la route.

Jules Petit-Senn, Bluettes et boutades

Albéniz, Iberia, Nelson GoernerAlbéniz, Iberia

Qu’Albéniz, Gra­na­dos, Fal­la, Turi­na, Mom­pou soient si peu joués est inex­pli­cable. Nel­son Goer­ner vient d’enregistrer la suite Ibe­ria d’Albéniz et c’est un enchan­te­ment. Une écri­ture pia­nis­tique d’une extrême sub­ti­li­té et d’une grande vir­tuo­si­té qui relègue Liszt au rang des vieilles lunes, et par-des­sus tout une inven­tion mélo­dique et ryth­mique qui débouche sur une écoute jubi­la­toire. Le pia­niste argen­tin, un des très grands d’aujourd’hui, révèle cette musique exquise et com­plexe par un jeu cris­tal­lin, délié, qui ne laisse aucun détail dans l’ombre. Un renou­veau, un petit chef‑d’œuvre.

1 CD ALPHA


Stravinsky par Evgeny SvetlanovIevgueni Svetlanov compositeur

On connaît bien ce chef russe, sa direc­tion dio­ny­siaque, ses envo­lées à cou­per le souffle. Ces qua­li­tés s’expriment bien dans Petrou­ch­ka, le bal­let de Stra­vins­ki qu’on peut à juste titre pla­cer au som­met de son œuvre (et même au-des­sus du Sacre) et qu’il dirige à la tête de l’Orchestre phil­har­mo­nique de Radio France. Mais la révé­la­tion de ce disque est le Poème pour vio­lon et orchestre à la mémoire de David Oïs­trakh, avec Vadim Repin au vio­lon. Svet­la­nov uti­lise la palette de la musique russe roman­tique sans se croire obli­gé d’y glis­ser des dis­so­nances, voire pire, pour « faire chic ». Le résul­tat est une pièce pro­fon­dé­ment émou­vante, super­be­ment écrite, qui montre, s’il en était besoin, que l’on peut aujourd’hui com­po­ser – hors la musique de film – de la musique rigou­reu­se­ment tonale pour le concert, aux seules condi­tions d’être ins­pi­ré et de pos­sé­der le don de l’écriture et de l’orchestration.

1 CD WARNER


Symphonies

Kurt Weill par Lahav ShaniKurt Weill est sur­tout connu, en France, pour ses musiques pour la scène – L’Opéra de quat’sous, Maha­gon­ny, etc. – et ses chan­sons (ses songs, disent les snobs). En réa­li­té, avant de fuir le nazisme qui avait clas­sé sa musique par­mi la entar­tete Musik (musique dégé­né­rée) pour la France puis les États-Unis, il a d’abord été un com­po­si­teur de musique de concert, aux côtés de Berg et Zem­lins­ky : can­tates, musique sym­pho­nique, musique de chambre. Son style « expres­sion­niste » – har­mo­nies clas­siques mais enchaî­ne­ments impro­bables, orches­tra­tions très ori­gi­nales fai­sant la part belle aux vents – lui a per­mis d’écrire de la musique popu­laire, tout comme Ger­sh­win et Bern­stein, et de gagner sa vie aux USA tout en res­tant avant tout un « clas­sique ». Sa 2e Sym­pho­nie, ter­mi­née et créée à Paris grâce à la prin­cesse de Poli­gnac, que vient d’enregistrer l’Orchestre phil­har­mo­nique de Rot­ter­dam diri­gé par Lahav Sha­ni, est une révé­la­tion : une belle musique, intel­li­gente, pro­vo­cante et sédui­sante au pre­mier abord, comme un tableau de Kirch­ner. On attend avec impa­tience de décou­vrir ses qua­tuors, son concer­to pour vio­lon, ses can­tates, ses opé­ras : une mine inépui­sable pour des inter­prètes prêts à sor­tir des sen­tiers battus.

Sur le même disque, par les mêmes inter­prètes, la 5e Sym­pho­nie de Chos­ta­ko­vitch, une des plus belles et des plus jouées ; elle récon­ci­lia le com­po­si­teur avec la cri­tique sovié­tique qui ne per­çut pas son carac­tère paro­dique, enthou­sias­mée par la marche finale, « triomphe » que Ros­tro­po­vitch qua­li­fie­ra plus tard de « triomphe des idiots ».

1 CD WARNER


Chostakovitch par Tugan SokhievLa 10e Sym­pho­nie, enre­gis­trée par Tugan Sokhiev à la tête de son Orchestre natio­nal du Capi­tole de Tou­louse, est d’une tout autre période que celle où Chos­ta­ko­vitch dor­mait tout habillé en atten­dant la visite du KGB. Com­po­sée après la mort de Sta­line, elle veut, selon les mots du com­po­si­teur, « expri­mer les sen­ti­ments et les pas­sions de l’homme », mais elle n’échappe pas, jus­te­ment, à l’oppression et l’inquiétude qui ont mar­qué la vie de Chos­ta­ko­vitch tout en se résol­vant, in fine, dans la joie appa­rente. La grande sym­pho­nie d’une vie.

1 CD WARNER

Commentaire

Ajouter un commentaire

Cadérépondre
24 août 2022 à 15 h 24 min

Mer­ci, cher cama­rade, pour ces élé­ments pas­sion­nants. KWeill me fait pen­ser à un autre com­po­si­teur tom­bé dans l’ou­bli pour des rai­sons idéo­lo­giques autant que musicales,Hanns Eis­ler, dont j’ai enre­gis­tré en concert à la Mai­son de la Radio la 2° sonate en 1980 (à +ou- 1 an près). Il a éga­le­ment été élève de Schön­berg et mon maître Max Deutsch en avait conser­vé des par­ti­tions dont cette sonate qu’il m’a­vait confiée. Des musiques de scène furent sou­vent jouées dans les caba­rets ber­li­nois des années 20, celles de Weill, Eis­ler ain­si que des Kaba­ret­tlie­der de ces 2 auteurs sur des poèmes de Tucholsky.
Bien amicalement.
Daniel Cadé (X61)

Répondre