Innover pour croître

Dossier : Vie des entreprisesMagazine N°772 Février 2022
Par Jean ESTIN

Six inno­va­tions majeures1 repré­sentent 32 % de la crois­sance éco­no­mique mon­diale des dix der­nières années. Elles repré­sentent 70 % de la crois­sance en Europe. L’innovation est évi­dem­ment un moteur cri­tique de la crois­sance mon­diale (avec la démo­gra­phie), et même le seul dans les pays mûrs. La seule amé­lio­ra­tion de la pro­duc­ti­vi­té à tra­vers les baisses de coûts per­met une crois­sance en volume, mais non en valeur. Ce même phé­no­mène se pro­duit au sein de chaque entre­prise qui croît à long terme. Le poids des pro­duits, ser­vices, modèles d’activité qui n’existaient pas il y a cinq ans peut repré­sen­ter à tout moment 50 à 100 % du chiffre d’affaires. Il n’y a pas de crois­sance à long terme sans inno­va­tions de rupture.

Les grandes ruptures

Les inno­va­tions cor­res­pondent à six types de ruptures :

  • Les pures inven­tions, créant de nou­velles fonc­tion­na­li­tés ou com­bi­nant de façon ori­gi­nale des anciennes, et géné­rant un nou­veau pro­duit ou un nou­veau ser­vice : l’iPhone (Apple), un nou­vel outil com­bi­nant de mul­tiples fonc­tion­na­li­tés tra­di­tion­nelles ; les réseaux sociaux (Face­book), une nou­velle façon de com­mu­ni­quer au sein d’une com­mu­nau­té ; les moteurs de recherche (Google) don­nant un accès ins­tan­ta­né à des couches mas­sives d’information ou de savoir au plus grand nombre.
  • Les rup­tures tech­no­lo­giques (nou­velle tech­no­lo­gie ou trans­po­si­tion d’une tech­no­lo­gie déve­lop­pée dans un autre domaine) ne modi­fiant pas la fonc­tion­na­li­té exis­tante mais trans­for­mant radi­ca­le­ment sa por­tée, son effi­ca­ci­té ou son coût : la voi­ture à moteur élec­trique (Tes­la) ; la pro­duc­tion d’énergie nucléaire dans les années 70 (Wes­tin­ghouse) ; la tech­no­lo­gie de l’ARN mes­sa­ger déve­lop­pée contre le can­cer et uti­li­sée pour le vac­cin contre le COVID-19 (Pfi­zer/BioNtech et Moderna). 
  • La re-seg­men­ta­tion du mar­ché, modi­fiant la struc­ture des offres et les com­pro­mis effec­tués pour répondre au mieux aux besoins de dif­fé­rents types de clients tout en mas­si­fiant les coûts ; avec une seg­men­ta­tion plus fine, ou dif­fé­rente, ou avec une fusion de seg­ments : la dis­tri­bu­tion spé­cia­li­sée de pro­duits frais s’insérant entre les chaînes de sur­ge­lé et la dis­tri­bu­tion de pri­meurs (Grand Frais) ; le déve­lop­pe­ment des moyens de paie­ments à bas coûts pour le com­merce indé­pen­dant (Square) avec ser­vices asso­ciés (finan­ce­ment des paie­ments éche­lon­nés ; sys­tèmes de réser­va­tion ; sys­tèmes de ges­tion de la paie…).
  • La créa­tion de nou­veaux mar­chés signi­fi­ca­tifs sur de nou­veaux posi­tion­ne­ments prix cap­tu­rant de nou­velles classes de consom­ma­teurs ou de besoins : 
    • Très hauts : le déve­lop­pe­ment d’aspirateurs à prix trois fois plus éle­vés que le mar­ché avec une marque pre­mium, per­met­tant d’augmenter la taille du mar­ché de +50 % en dix ans (les aspi­ra­teurs Dys­on) ; l’iPhone (à nou­veau) avec le déve­lop­pe­ment d’une marque pre­mium et d’un desi­gn unique (Apple) ;
    • Ou à l’inverse très bas : le déve­lop­pe­ment des hyper­mar­chés dans les années 60, 70 et 80, per­met­tant une dis­tri­bu­tion de pro­duits ali­men­taires (et de grande consom­ma­tion) à bas coûts grâce à la mas­si­fi­ca­tion des achats et de la logis­tique et à la réduc­tion des coûts sur les lieux de vente (Wal­mart) ; la mode rapide à bas coûts (Zara) grâce à la maî­trise de la chaîne de valeur inté­grée per­met­tant le renou­vel­le­ment rapide des col­lec­tions et une ges­tion opti­mi­sée des inven­taires ; les modèles low cost déve­lop­pés dans de nom­breuses indus­tries (Ikea, Ryanair…).
  • Le déve­lop­pe­ment d’un nou­veau modèle d’activité : modi­fi­ca­tion du posi­tion­ne­ment dans la chaîne de valeur, agré­ga­tion ou désa­gré­ga­tion d’étapes dans la chaîne de valeur, chan­ge­ment du mode d’accès aux clients (l’e‑commerce avec Ama­zon, la dis­tri­bu­tion online de films et de séries avec Net­flix avec modi­fi­ca­tion du modèle com­mer­cial : abon­ne­ment ver­sus vente).
  • L’invention d’un nou­veau desi­gn, par­ti­cu­liè­re­ment pour des pro­duits de consom­ma­tion cou­rante (voi­tures, pro­duits d’équipement de la mai­son, télé­phones, vête­ments…) favo­ri­sant la fonc­tion­na­li­té, for­te­ment dif­fé­ren­ciant et per­met­tant une forte iden­ti­fi­ca­tion à la marque (Jeep avec le SUV à par­tir des années 80).

Ces six logiques peuvent se com­bi­ner pour cer­taines grandes inno­va­tions. L’iPhone en a com­bi­né quatre à son lan­ce­ment (la com­bi­nai­son de fonc­tion­na­li­tés, la tech­no­lo­gie, le posi­tion­ne­ment prix, le design).

Les études de mar­ché, de pré­fé­rences des consom­ma­teurs ou les ana­lyses détaillées de grandes bases sta­tis­tiques ne per­mettent pas de les pré­voir car celles-ci pro­cèdent d’une dis­con­ti­nui­té. Les seules ana­lyses per­ti­nentes pour les anti­ci­per ou les créer concernent les dyna­miques poten­tielles liées aux inco­hé­rences ou dés­équi­libres éven­tuels entre les fac­teurs tech­no­lo­giques, com­por­te­men­taux et économiques. 

Chaque nou­velle grande inno­va­tion crée elle-même des modi­fi­ca­tions pro­fondes dans les mar­chés, les com­por­te­ments et les arbi­trages éco­no­miques des consom­ma­teurs. Elle génère ain­si des oppor­tu­ni­tés pour de nou­velles inno­va­tions : le déve­lop­pe­ment des hyper­mar­chés a per­mis en qua­rante ans de réduire la part du bud­get des ménages en France consa­crée à l’alimentaire de 31 % en 1960 à 17 % en 2000. Sans cette réduc­tion, l’explosion des dépenses consa­crées aux médias et télé­com­mu­ni­ca­tions por­tables n’aurait pu avoir lieu. L’iPhone (et ses déri­vés) en tant qu’outil struc­tu­rant n’existerait pas à son échelle actuelle sans le déve­lop­pe­ment du pre­mier hyper­mar­ché Wal­mart en Arkan­sas en 1962. 

Pour toute équipe qui réflé­chit à de grandes inno­va­tions poten­tielles dans son sec­teur d’activité, il y a une ques­tion clas­sique : quelles sont les consé­quences des grandes inno­va­tions récentes qui se sont pro­duites dans l’environnement de mon métier ? Génèrent-elles une oppor­tu­ni­té de le pra­ti­quer différemment ?

La stra­té­gie d’innovation d’une entre­prise doit repo­ser sur la recherche de ces rup­tures poten­tielles, sur la sélec­tion de la plus attrac­tive d’entre elles à court et moyen terme et sur la mise en cohé­rence des moyens (tech­no­lo­gie, posi­tion­ne­ment, modèle d’activité…) par rap­port à cette rupture. 

Il ne sert à rien de pour­suivre un axe de rup­ture uni­que­ment tech­no­lo­gique ne cor­res­pon­dant pas à un nou­veau cou­rant poten­tiel d’évolution du mar­ché ou dont la struc­ture éco­no­mique est incom­pa­tible avec ce cou­rant (la Ford Edsel dans les années 60, « voi­ture du futur » à des prix et avec une marque « inter­mé­diaires » ne cor­res­pon­dait à aucun seg­ment pos­sible de consom­ma­teurs ; la tech­no­lo­gie Blu-ray dans les années 2000 et 2010 visant à sub­sti­tuer le DVD se fai­sait elle-même sub­sti­tuer par le streaming).

Les conditions de succès

Au-delà de sa concep­tion ini­tiale, le suc­cès d’une inno­va­tion repose sur trois leviers simultanés :

  • La ren­contre d’un poten­tiel de mar­ché suf­fi­sam­ment éle­vé résul­tant d’une accep­ta­bi­li­té ou dési­ra­bi­li­té de l’innovation et d’un niveau de coût accep­table pour les bud­gets des cibles de clients visés. Si ces deux élé­ments ne sont pas en phase, l’innovation ne trouve pas son mar­ché (l’Apple New­ton dans les années 90 a intro­duit les tablettes trop tôt par rap­port aux pos­si­bi­li­tés tech­no­lo­giques et aux attentes des consom­ma­teurs, et à un prix trop élevé) ;
  • Un déve­lop­pe­ment mas­sif et rapide, pour atteindre l’échelle qui la rend éco­no­mi­que­ment accep­table, mais éga­le­ment pour qu’elle devienne une réfé­rence struc­tu­rante dans le mar­ché avant les copies concur­rentes. La mon­tée en puis­sance des moyens, le déve­lop­pe­ment com­mer­cial, le mar­ke­ting, la logis­tique, et la cohé­rence de l’ensemble sont des fac­teurs aus­si impor­tants que la seule concep­tion de l’innovation (le VHS était un « good enough » rapi­de­ment déployé et mas­si­ve­ment adop­té par de nom­breux acteurs qui a gagné face au Beta­max dans les années 80 mal­gré une tech­no­lo­gie infé­rieure). Il ne sert à rien de déve­lop­per de nom­breux pro­duits tech­no­lo­gi­que­ment supé­rieurs à la concur­rence si l’entreprise ne peut les déployer rapi­de­ment et mas­si­ve­ment dans le marché.
  • Des bar­rières concur­ren­tielles suf­fi­sam­ment fortes et rési­lientes à court et moyen terme (marques, bre­vets, know how, rapi­di­té de déploie­ment, effets d’échelle) pour pro­té­ger les posi­tions concur­ren­tielles, assu­rer le plein déve­lop­pe­ment dans la durée et géné­rer un cash flow supé­rieur aux inves­tis­se­ments effec­tués (déve­lop­pe­ment de Google et de son algo­rithme Page­Rank avec de forts effets de réseaux, crois­sance d’Intel dans les micro­pro­ces­seurs avec de forts effets d’échelle…).

Utiliser ou contourner l’organisation ?

Les inno­va­tions vont bien au-delà de la recherche & déve­lop­pe­ment. Elles créent des rup­tures qui changent la logique d’un métier selon au moins trois pers­pec­tives : struc­ture du mar­ché, struc­ture concur­ren­tielle, orga­ni­sa­tion interne des entreprises. 

C’est la rai­son pour laquelle elles pro­viennent sou­vent d’entrepreneurs et de nou­veaux entrants plu­tôt que des grands acteurs éta­blis (ce n’est pas Wal­mart qui a inven­té l’e‑commerce, ni Nokia l’iPhone). Sur les six inno­va­tions majeures pré­sen­tées dans le pre­mier cha­pitre de cet article, une seule pro­vient d’une entre­prise établie.

Pour un grand groupe, le plus grand frein à l’innovation est sou­vent orga­ni­sa­tion­nel et cultu­rel, pour sa concep­tion comme pour son déploiement.

Au sein de l’entreprise, les enti­tés orga­ni­sa­tion­nelles pro­duisent tou­jours des résul­tats aux bornes de leurs péri­mètres et modèles d’activités actuels, donc limi­tés et rare­ment en rup­ture avec l’existant. C’est la rai­son pour laquelle les groupes sous-traitent sou­vent l’innovation à de petites socié­tés plus agiles (Pfi­zer et BioN­tech), voire les rachètent ; ou créent en interne des enti­tés trans­verses repor­tant au plus haut dans l’organisation, soi­gneu­se­ment sépa­rées de la recherche tech­no­lo­gique ou des simples renou­vel­le­ments des gammes de pro­duits (Par­rot et ses « start-up » internes dans les drones) ; ou créent des filiales sépa­rées pour la nou­velle acti­vi­té (Google et ses filiales dans la voi­ture auto­nome, l’intelligence arti­fi­cielle, la santé…).

Le déve­lop­pe­ment d’innovations majeures et leur déploie­ment sur les mar­chés requièrent par ailleurs des arbi­trages finan­ciers et des réal­lo­ca­tions de res­sources à l’échelle du groupe (prio­ri­tés de crois­sance, moyens humains, moyens finan­ciers…) qui ne sont pas consen­suels et entraînent des prises de risques éle­vées (le déve­lop­pe­ment de l’iPhone a coû­té 8 % du chiffre d’affaires d’Apple pen­dant deux à trois ans). Un fort lea­der­ship est néces­saire pour enga­ger et faire abou­tir de tels développements.

Enfin, la struc­ture de moyens déployés entre l’innovation, la R&D, le com­mer­cial, les marques, et les réseaux d’accès au client doit per­mettre le déploie­ment rapide et mas­sif, si besoin simul­ta­né à l’échelle mon­diale, sans gou­lots d’étranglement ni fric­tions orga­ni­sa­tion­nelles. L’allocation des bud­gets aux dif­fé­rentes étapes de la chaîne d’accès au mar­ché, y com­pris le mix de moyens moteurs est clé. Par ailleurs la logique orga­ni­sa­tion­nelle de l’innovation et de la R&D est dif­fé­rente de celle du déploie­ment sys­té­ma­tique de l’innovation à grande échelle. Les grands groupes séparent sou­vent les deux dans des orga­ni­sa­tions et des modes de ges­tion différents.

Le mode de mana­ge­ment et l’organisation de l’entreprise doivent per­mettre la mise en œuvre de ces leviers. L’organisation doit en par­ti­cu­lier être en cohé­rence avec la stra­té­gie d’innovation pri­vi­lé­giée (inno­va­teur de rup­ture, ou copieur agile et com­pé­ti­tif, ou déve­lop­peur de gammes de pro­duits et de ser­vices régu­liè­re­ment renou­ve­lés) et le modèle d’activité résul­tant. Peu d’entreprises par­viennent à mener avec suc­cès deux ou trois de ces stra­té­gies de façon conco­mi­tante au sein de la même organisation.

Le rôle du CEO

Les grandes inno­va­tions sont des grandes rup­tures. Celles-ci ne peuvent être ini­tiées que par des entre­pre­neurs ou par des CEO de grands groupes qui peuvent et veulent remettre en cause leur dyna­mique, leur posi­tion­ne­ment dans leurs métiers et leurs orga­ni­sa­tions. Le choix du modèle d’innovation (rup­ture, copie, renou­vel­le­ment), l’identification des axes de rup­ture et d’investissement per­ti­nents au-delà de la zone de confort de l’entreprise (six grandes caté­go­ries), le mode de mana­ge­ment et l’organisation cor­res­pon­dants ain­si que la ges­tion du déploie­ment des inno­va­tions dans le mar­ché sont les quatre fac­teurs clés du suc­cès. Pour un grand groupe euro­péen, la crois­sance des dix der­nières années a été tirée soit par l’innovation, soit par la Chine (et sou­vent par les deux). Les grands axes d’innovation ont été majo­ri­tai­re­ment autour de la digi­ta­li­sa­tion. Quels seront-ils, dans chaque métier, pour les dix ans à venir ? Com­ment les anti­ci­per – voire les créer ?


1 E‑commerce, télé­phones por­tables, médias en ligne, moteurs de recherche et réseaux sociaux avec leur publi­ci­té en ligne, abon­ne­ments inter­net, cloud et soft­wares liés.


En Bref

Estin & Co est un cabi­net inter­na­tio­nal de conseil en stra­té­gie créé en 1997. Ses équipes inter­viennent à par­tir de bureaux implan­tés à Paris, Londres, Zurich, New York et Shanghai.

Le cabi­net est spé­cia­li­sé dans la défi­ni­tion et le déploie­ment de stra­té­gies de crois­sance et de créa­tion de valeur à moyen et long terme. 

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