Enseignement de l’histoire à l’X : agir aux sources des sciences, dessin de Tesson

Enseignement de l’histoire à l’X : agir aux sources des sciences

Dossier : HistoireMagazine N°771 Janvier 2022
Par Frédéric BRECHENMACHER

L’École poly­tech­nique offre aux élèves du cycle ingé­nieur la pos­si­bi­li­té d’être ini­tiés à la recherche his­to­rique sur les sciences et tech­niques contem­po­raines. Cette démarche péda­go­gique leur per­met de déve­lop­per des com­pé­tences rare­ment mobi­li­sées dans les cur­sus scien­ti­fiques et leur donne accès à la richesse des col­lec­tions du Centre de res­sources his­to­riques de la Biblio­thèque cen­trale de l’École poly­tech­nique (BCX).

Au sein du cycle poly­tech­ni­cien, l’histoire des sciences et des tech­niques fait l’objet de deux sémi­naires du dépar­te­ment HSS, ain­si que d’une offre de for­ma­tion par la recherche : PSC, modal et stages.

Affronter la complexité du réel

Com­ment sai­sir les évo­lu­tions des savoirs et pra­tiques scien­ti­fiques ? Les sciences se consti­tuent-elles de spé­ci­fi­ci­tés locales bien qu’elles reven­diquent des résul­tats uni­ver­sels ? Qu’est-ce qui change, où, quand et à quelles échelles ? Com­ment s’opèrent la créa­ti­vi­té scien­ti­fique et l’innovation tech­nique ? Ces ques­tions appellent à pro­blé­ma­ti­ser l’objectivité des sciences, c’est-à-dire les regards que nous por­tons sur leurs objets, les expé­riences que nous fai­sons d’elles et les caté­go­ries par les­quelles nous les ana­ly­sons. Si la réflexi­vi­té de la science peut être consi­dé­rée comme l’un des défis de la science contem­po­raine, l’histoire y contri­bue en don­nant accès à une diver­si­té de pra­tiques scien­ti­fiques qui ont pu se déployer dans dif­fé­rents temps et espaces sociaux. Comme les autres ensei­gne­ments de sciences humaines et sociales, l’histoire des sciences par­ti­cipe de l’objectif de for­mer des ingé­nieurs et scien­ti­fiques capables d’affronter la com­plexi­té du réel.

Deux séminaires

Les deux sémi­naires arti­culent pers­pec­tives thé­ma­tiques et chro­no­lo­giques afin de conci­lier ana­lyses et mises en contexte, local et glo­bal, temps court et temps long. Un ques­tion­ne­ment che­mine sur l’ensemble d’un sémi­naire tout en don­nant à chaque séance une iden­ti­té propre visant à intro­duire des pro­blèmes et méthodes de la recherche contem­po­raine en his­toire des sciences. En deuxième année, un pre­mier sémi­naire ques­tionne les manières de rendre compte des évo­lu­tions des sciences sur le temps long, de l’Antiquité aux mondes contem­po­rains. Un double mou­ve­ment par­tant de l’époque de la Révo­lu­tion scien­ti­fique place cette période des XVIe et XVIIe siècles en regard de dif­fé­rentes formes de ratio­na­li­tés anté­rieures, de l’Antiquité à la Renais­sance, puis dans la pers­pec­tive de lignes d’évolutions ulté­rieures des sciences et tech­niques, du XVIIIe au XXe siècle. Le second sémi­naire s’attache, en troi­sième année, à ini­tier les élèves à la recherche his­to­rique sur les sciences et tech­niques contem­po­raines. Des études de cas his­to­ri­que­ment situées visent notam­ment à iden­ti­fier les dimen­sions col­lec­tives per­ti­nentes pour sai­sir la créa­ti­vi­té indi­vi­duelle, appe­lant ain­si à ques­tion­ner les évo­lu­tions des sciences sans recou­rir à des caté­go­ries posées a prio­ri (en par­ti­cu­lier la dis­tinc­tion entre contextes intel­lec­tuels et sociaux) : pra­tiques, dis­ci­plines, ins­ti­tu­tions, para­digmes, pro­grammes, champs, réseaux, etc. Le sémi­naire aborde éga­le­ment des thé­ma­tiques d’histoire des tech­niques en liai­son avec des pro­blé­ma­tiques d’histoire poli­tique, envi­ron­ne­men­tale, éco­no­mique ou encore de ges­tion de l’innovation.


L’histoire à l’École polytechnique

L’histoire est ensei­gnée à l’X depuis 1816, ini­tia­le­ment dans le cadre d’un élar­gis­se­ment thé­ma­tique du cours de gram­maire et belles-lettres qui avait été créé en 1804 et qui devient en 1816 un cours de belles-lettres, his­toire et morale. L’histoire devient auto­nome des belles-lettres à par­tir des années 1860 avec le cours d’histoire de Vic­tor Duruy ; voir à ce sujet : https://www.lajauneetlarouge.com/a‑lx-au-xixe-siecle-de-lart-decrire-a-la-culture-generale/


Se confronter aux sources

Chaque séance de ces sémi­naires est l’occasion de confron­ter les élèves à des sources qui dévoilent des rap­ports aux savoirs dif­fé­rents des leurs et qu’ils n’auraient le plus sou­vent pu ima­gi­ner par eux-mêmes. L’histoire est en effet un moyen puis­sant pour nous sor­tir de nos repré­sen­ta­tions spon­ta­nées des sciences, nous offrant ain­si l’occasion rare de por­ter un regard réflexif sur nos propres savoirs. Cette fonc­tion de téles­cope épis­té­mo­lo­gique fait de l’histoire des sciences une méthode, ou une « dis­ci­pline » au sens ancien du terme : un but impor­tant des sémi­naires est de trans­mettre une dis­ci­pline de tra­vail, de lec­ture, d’analyse cri­tique, afin que les élèves puissent en dis­po­ser par eux-mêmes. Le rôle essen­tiel que jouent les sources dans la recherche his­to­rique se trouve ain­si au cœur d’une démarche péda­go­gique qui appelle à déve­lop­per cer­taines com­pé­tences peu mobi­li­sées dans les cur­sus scien­ti­fiques : recher­cher des sources sur un sujet don­né, construire un énon­cé à par­tir d’un ensemble de sources rigou­reu­se­ment réfé­ren­cé, ana­ly­ser un énon­cé en regard des sources mobi­li­sées ou qui seraient néces­saires à sa jus­ti­fi­ca­tion, dis­tin­guer dif­fé­rentes formes d’écritures de l’histoire, ou d’historiographies des sciences : approches épis­té­mo­lo­giques, apports des social stu­dies of know­ledge, de la socio­lo­gie et d’autres sciences sociales, micro­his­toire, rela­tions entre his­toire des sciences et his­toire, champ plu­ri­dis­ci­pli­naire contem­po­rain des sciences et tech­niques en sociétés.

Développer la capacité à « faire sujet »

Cette place essen­tielle don­née aux sources s’accompagne de l’ambition de déve­lop­per la capa­ci­té des élèves à faire sujet, c’est-à-dire à agir en for­mu­lant des pro­blèmes dans des situa­tions com­plexes. Il s’agit bien de par­ti­ci­per à la for­ma­tion de scien­ti­fiques dont on attend res­pon­sa­bi­li­té et capa­ci­té d’innovation. Les sémi­naires se par­tagent ain­si entre une par­tie théo­rique en amphi­théâtre et des pro­jets menés au Centre de res­sources his­to­riques de la BCX où les élèves peuvent accé­der aux très riches col­lec­tions de l’École poly­tech­nique. Durant les pre­mières séances, les élèves sont gui­dés dans la for­mu­la­tion d’un pro­blème his­to­rique : il s’agit, à par­tir de ques­tion­ne­ments propres à chaque élève, de construire un sujet de recherche, réa­li­sable dans le temps contraint du sémi­naire, en lien avec des pro­blé­ma­tiques de la recherche contem­po­raine ain­si qu’avec l’exploitation d’un ensemble de sources bien déli­mi­té. L’étude conjointe de sources d’archives inédites et de tra­vaux de recherche récents en his­toire des sciences vise à valo­ri­ser à la fois les tra­vaux des élèves et les col­lec­tions de l’École.

“Plusieurs élèves ont poursuivi
des thèses de doctorat en histoire.”

Plu­sieurs tra­vaux d’élèves ont ain­si don­né lieu à des publi­ca­tions au sein de dif­fé­rents pério­diques (dont La Jaune et la Rouge !), tan­dis que d’autres ont par­ti­ci­pé à la concep­tion d’expositions tem­po­raires, films docu­men­taires, à divers types de dis­po­si­tifs de média­tion pour l’exposition per­ma­nente du Mus’X, à la valo­ri­sa­tion de cer­tains fonds anciens (numé­ri­sa­tion, trai­te­ments sta­tis­tiques de don­nées, visua­li­sa­tions infor­ma­tiques, modé­li­sa­tion et impres­sion 3D de col­lec­tions dis­pa­rues telles que les modèles géo­mé­triques de Monge), ou encore à la consti­tu­tion de nou­velles archives par le recueil de sources audio­vi­suelles sur l’École et ses acteurs aujourd’hui.


L’enseignement de l’histoire à l’École polytechnique : séminaires, cours HSS, PSC et modal

Chaque sémi­naire HSS (d’histoire poli­tique, médié­vale, des sciences, des arts, etc.) s’adresse à des groupes de 25–30 élèves et cor­res­pond à un volume de 24 heures dis­tri­bué sur une période d’enseignement, c’est-à-dire envi­ron trois mois, soit envi­ron douze séances heb­do­ma­daires. Durant leur cur­sus, les élèves peuvent choi­sir 3 sémi­naires (2 en 2A et 1 en 3A) par­mi un choix de thé­ma­tiques vaste qui ne se limite pas à l’histoire.

Les cours HSS s’adressent à un plus grand nombre d’élèves (entre 100 et 200) pour 6 séances d’1 h 30. Pour l’histoire cela concerne : his­toire d’empires, his­toire éco­no­mique, his­toire des arts et histoire
des entre­prises. Dans le cycle poly­tech­ni­cien, les élèves peuvent choi­sir 2 cours (1 en 2A et 1 en 3A) en plus de 2 cours obli­ga­toires pour toute la pro­mo (sciences cog­ni­tives en tronc com­mun et phi­lo­so­phie en 2A). 

Les PSC (pro­jet scien­ti­fique col­lec­tif) sont des pro­jets sur le temps long, de sep­tembre à mai, en 2A ; le mer­cre­di après-midi leur est consacré. 

Chaque modal (module appli­qué en labo­ra­toire) cor­res­pond à 10 séances de 5 h 30 bien que l’on ne compte pas vrai­ment en nombre d’heures en HSS car il s’agit d’initier les élèves à une recherche enca­drée par des ensei­gnants-cher­cheurs sous la forme d’échanges indi­vi­dua­li­sés ; les plages horaires sont donc davan­tage dis­po­nibles pour du tra­vail indi­vi­duel que mobi­li­sées pour des cours. Envi­ron 35 élèves optent pour un modal HSS en 2A et par­mi eux entre 5 et 10 choi­sissent de mener une recherche en his­toire. Les stages de recherche ont lieu en 3A sur une période de 4 à 6 mois ; ils sont géné­ra­le­ment cor­ré­lés à la 4A et les stages en his­toire sont donc assez rares, disons 1 ou 2 par an. 


Des débouchés pratiques

Cette péda­go­gie de pro­jet sur les col­lec­tions his­to­riques de l’X est appro­fon­die dans les dis­po­si­tifs de for­ma­tion à la recherche de deuxième année (modal et PSC), qui peuvent don­ner lieu à des tra­vaux plus ambi­tieux et plus inter­dis­ci­pli­naires. Pour n’en don­ner que deux exemples, en 2016 un groupe d’élèves a ain­si réa­li­sé un film docu­men­taire sur les archives audio­vi­suelles de l’École afin de par­ti­ci­per aux efforts de conser­va­tion de cette col­lec­tion ; en 2019, un pro­jet scien­ti­fique col­lec­tif entre his­toire et infor­ma­tique gra­phique a éla­bo­ré des dis­po­si­tifs de média­tion inter­ac­tifs inno­vants pour le Mus’X. Des stages de recherche de troi­sième année peuvent être l’occasion de mener des recherches en his­toire des sciences au Cen­ter for Science and Socie­ty de Colum­bia Uni­ver­si­ty dans le cadre d’un pro­jet conjoint, sou­te­nu par le pro­gramme Alliance, de recherche et d’innovation péda­go­gique, à par­tir des col­lec­tions his­to­riques des deux éta­blis­se­ments. Plu­sieurs élèves pas­sés par de tels stages ont par la suite pour­sui­vi des thèses de doc­to­rat en his­toire ou en épis­té­mo­lo­gie dans des éta­blis­se­ments tels que l’École des hautes études en sciences sociales et Sor­bonne Université.


Pour aller plus loin : 

Pour un échan­tillon de tra­vaux d’élèves, voir https://www.polytechnique.edu/bibliotheque/fr/%C3%A9tudes-et-travaux.

Fran­çois-Pierre Paty, Alexandre Py-Renau­die, Alban Roqui­gny et Clé­ment Rous­sel (X2014), « L’École poly­tech­nique, une mémoire en sur­sis », https://www.youtube.com/watch?v=7IhX4GI67Lw.

Poster un commentaire