Société à mission

De la crise financière à la société à mission : mise en perspective

Dossier : Raison d'être des entreprisesMagazine N°770 Décembre 2021
Par Baudoin ROGER (76)

On peut s’étonner que l’Église catho­lique soit à l’origine d’un pro­gramme de recherche sur l’entreprise et, plus encore, qu’elle ait ain­si contri­bué à faire évo­luer le cadre légis­la­tif qui la régit.

Avant d’évoquer les idées qui ont fait leur che­min jusqu’au légis­la­teur, quelques remarques sur cer­tains des fac­teurs de la fécon­di­té des recherches menées par le Col­lège des Ber­nar­dins, outre l’exceptionnelle qua­li­té des cher­cheurs de l’équipe. D’abord la plu­ri­dis­ci­pli­na­ri­té : l’équipe de recherche com­pre­nait une tren­taine de cher­cheurs de dis­ci­plines qui tendent à être cloi­son­nées dans les ins­ti­tu­tions aca­dé­miques et aus­si des pra­ti­ciens acteurs de l’entreprise. Aux Ber­nar­dins, des cher­cheurs en éco­no­mie, droit, ges­tion, socio­lo­gie, phi­lo­so­phie poli­tique, etc., ain­si que des avo­cats, consul­tants RH, entre­pre­neurs ont tra­vaillé dans un esprit de coopé­ra­tion remar­quable, pro­ba­ble­ment ren­du pos­sible par la neu­tra­li­té propre à l’institution. Ensuite il était deman­dé aux cher­cheurs non seule­ment de pro­duire des idées, mais aus­si de les pré­sen­ter à des diri­geants, finan­ciers, syn­di­ca­listes, res­pon­sables poli­tiques, pour les sou­mettre à leur cri­tique. De leur propre aveu, cet exer­cice impo­sé aux cher­cheurs a été très impor­tant : d’une part, en les obli­geant à pro­duire des idées et pro­po­si­tions concrètes ; d’autre part en contri­buant à leur dif­fu­sion au-delà de la sphère aca­dé­mique. Par­mi les par­ti­ci­pants à ces tables rondes, A. Fré­rot, L. Gal­lois, L. Ber­ger, J.-D. Senard notam­ment… ont joué un rôle impor­tant : à tra­vers leurs contri­bu­tions et inter­ven­tions publiques ou les rap­ports dont ils ont eu la res­pon­sa­bi­li­té, ils ont, cha­cun à sa manière, don­né une por­tée trans­for­ma­trice concrète à des idées en par­tie nour­ries par les réflexions des cher­cheurs. Enfin, cha­cun des trois pro­grammes a don­né lieu à un ouvrage de syn­thèse, à des­ti­na­tion des déci­deurs, pour faire connaître les tra­vaux de recherche et les pro­po­si­tions correspondantes.

Milton Friedman : la doxa actionnariale

Lan­cé par le fameux article de Mil­ton Fried­man de 1970, le mou­ve­ment de finan­cia­ri­sa­tion du capi­ta­lisme des années 1980–2010 avait accor­dé la pré­émi­nence aux action­naires. Ain­si, les diri­geants des grandes socié­tés amé­ri­caines ras­sem­blés au sein de la Busi­ness Round­table avaient-ils admis en 1997, après une longue période de résis­tance, que « le devoir prin­ci­pal de la direc­tion et des conseils d’administration est envers les action­naires de la socié­té ». Les consé­quences de cette évo­lu­tion des repré­sen­ta­tions com­munes sont connues : ali­gne­ment des diri­geants sur les action­naires, vision de court terme nour­rie par l’obligation de rap­ports tri­mes­triels, rachats mas­sifs d’actions par les socié­tés, recherche insa­tiable d’économies pour doper les pro­fits, pou­voir accru des finan­ciers et ges­tion­naires dans les entre­prises… Elles ont conduit à ce qu’Olivier Fave­reau a appe­lé la grande défor­ma­tion de l’entreprise : la pres­sion des acteurs et des mar­chés finan­ciers, relayée par des diri­geants ali­gnés, affec­tait néga­ti­ve­ment l’entreprise, son fonc­tion­ne­ment, sa capa­ci­té à contri­buer au bien com­mun. Du point de vue des cher­cheurs, cette évo­lu­tion a été ren­due pos­sible par les insuf­fi­sances du droit : s’il défi­nit pré­ci­sé­ment la socié­té de capi­taux et les rela­tions entre les action­naires qui la forment, il ignore l’entreprise qui n’est pas un objet de droit. Plus lar­ge­ment, il est appa­ru que cette forme d’organisation du tra­vail était res­tée mal théo­ri­sée par les autres disciplines.

Historiquement, qu’est-ce que l’entreprise ?

Pour pal­lier ce défi­cit et pro­po­ser une théo­rie de l’entreprise, les cher­cheurs se sont tout d’abord pen­chés sur l’histoire. L’entreprise est une forme d’organisation par­ti­cu­lière du tra­vail divi­sé qui suc­cède à ce qu’on a appe­lé pro­to-indus­trie ou put­ting out sys­tem. Jusqu’à la moi­tié du XIXe siècle, dans ces orga­ni­sa­tions, les dif­fé­rentes phases du tra­vail divi­sé étaient réa­li­sées par des acteurs éco­no­miques indé­pen­dants. Cha­cun des acteurs de la chaîne était maître de ses tech­niques, pos­sé­dait son outillage et éven­tuel­le­ment tra­vaillait chez lui pour réa­li­ser des tra­vaux à prix fait. Leur acti­vi­té com­mune fai­sait ain­si l’objet d’une coor­di­na­tion mar­chande : un acteur qui pas­sait des contrats com­mer­ciaux avec cha­cun, por­tant sur les pro­duits semi-finis aux dif­fé­rents stades de trans­for­ma­tion. L’apparition de l’entreprise est carac­té­ri­sée par deux chan­ge­ments par rap­port à ce modèle. D’une part, l’entrepreneur ne passe plus des contrats com­mer­ciaux mais des contrats d’emploi. Dès lors, il lui appar­tient non seule­ment de défi­nir le conte­nu du tra­vail, ses moda­li­tés, les pro­cess, etc., de four­nir les outils, de coor­don­ner le tra­vail des ouvriers, mais aus­si de déve­lop­per des com­pé­tences et capa­ci­tés d’action qui ne sont pas dis­po­nibles sur le mar­ché du tra­vail. L’augmentation du nombre de contre­maîtres obser­vée dans la seconde moi­tié du XIXe siècle est un mar­queur de cette évo­lu­tion. D’autre part, le déve­lop­pe­ment de bureaux d’études est un second mar­queur de l’apparition de l’entreprise : l’invention des pro­duits n’est plus le fait d’un inven­teur qui, comme Watt ou Boul­ton, fai­sait fabri­quer les pro­duits de ses inven­tions par une chaîne d’acteurs indé­pen­dants. Doré­na­vant, ce sont des ingé­nieurs et tech­ni­ciens employés qui assurent la fonc­tion d’innovation pour inven­ter, défi­nir, amé­lio­rer les pro­duits, les outils et machines, ain­si que les pro­cess. L’émergence de l’entreprise est ain­si asso­ciée à l’internalisation des fonc­tions d’organisation et de pilo­tage de la pro­duc­tion, et de celle de l’innovation.
Dans ce modèle d’organisation du tra­vail divi­sé, les tra­vailleurs ne sont plus des tra­vailleurs indé­pen­dants régis par une coor­di­na­tion mar­chande ; ils sont membres d’un col­lec­tif et par­tagent une des­ti­née com­mune. Dans la mesure où cette orga­ni­sa­tion rend pos­sible le par­tage des savoirs, les appren­tis­sages col­lec­tifs et la coopé­ra­tion, elle consti­tue ce que Blanche Segres­tin et Armand Hat­chuel ont nom­mé des « poten­tiels de créa­tion col­lec­tive ». Ce sont ces poten­tiels qui fondent l’efficience de cette forme d’organisation et expliquent sa dif­fu­sion en rem­pla­ce­ment des modèles anté­rieurs. Dans cette approche, on vise à sai­sir l’entreprise pour elle-même, plu­tôt qu’à tra­vers la socié­té de capi­taux. L’entreprise, c’est d’abord un groupe de gens, asso­ciés dans une entre­prise com­mune, sous la direc­tion d’un chef d’entreprise. Elle mobi­lise des com­pé­tences qu’elle contri­bue à déve­lop­per par appren­tis­sages, indi­vi­duel et col­lec­tif. Ain­si, au sein de l’entreprise, les savoirs et com­pé­tences peuvent se dif­fu­ser et se conju­guer pour démul­ti­plier les capa­ci­tés d’invention et les capa­ci­tés d’action com­mune et, par-là, atteindre une effi­ca­ci­té inédite. Le tra­vail est au centre de cette approche de l’entreprise : c’est lui qui est créa­teur, tan­dis que le capi­tal rend seule­ment pos­sible la réa­li­sa­tion du pro­jet commun.


REPÈRES

L’histoire a com­men­cé en sep­tembre 2007, un an avant l’ouverture du Col­lège des Ber­nar­dins. En déci­dant d’adjoindre un pôle de recherche au pro­jet conçu par le car­di­nal Lus­ti­ger, Mgr Vingt-Trois, alors arche­vêque de Paris, sou­hai­tait voir l’Église contri­buer aux réflexions sur les grandes ques­tions qui tra­versent la socié­té. C’est ain­si que le dépar­te­ment de recherche Éco­no­mie et Socié­té nou­vel­le­ment créé lan­ça, en juin 2008, un appel à pro­po­si­tion sur les sites du CNRS et de l’Agence natio­nale de la recherche. La ques­tion por­tait sur la pro­prié­té et les res­pon­sa­bi­li­tés sociales asso­ciées ; l’équipe de cher­cheurs sélec­tion­née pro­po­sa de tra­vailler sur l’entreprise. Au point de départ des tra­vaux, une affir­ma­tion forte éma­nant de Jean-Phi­lippe Robé : l’entreprise n’est pas pro­prié­té des action­naires ; ceux-ci sont pro­prié­taires des actions de la socié­té de capi­taux, qui n’est pas l’entreprise mais seule­ment le sup­port juri­dique de son acti­vi­té. À par­tir de ce constat, les cher­cheurs ont été conduits à ana­ly­ser les rôles des action­naires et des mar­chés finan­ciers, et à s’interroger sur l’entreprise qui leur est appa­rue comme un point aveugle du savoir. Au cours des dix années sui­vantes, les trois pro­grammes de recherche qui se sont suc­cé­dé ont contri­bué à nour­rir la réflexion sur l’entreprise, à dépla­cer les repré­sen­ta­tions, à sug­gé­rer des évo­lu­tions des cadres juri­diques. En mars 2018, le col­loque concluant le der­nier de ces trois pro­grammes accueillait Jean-Domi­nique Senard, dont le rap­port publié quelques jours aupa­ra­vant allait ins­pi­rer la par­tie de la loi Pacte por­tant sur l’entreprise et sa gou­ver­nance, notam­ment à tra­vers la notion de rai­son d’être, l’extension des admi­nis­tra­teurs sala­riés dans les conseils d’administration et le sta­tut de socié­té à mission.


Les conditions de l’engagement des collaborateurs

Les cher­cheurs ont alors fait face à la ques­tion sui­vante : à quelles condi­tions ces poten­tiels de créa­tion col­lec­tive consti­tués par l’entreprise peuvent-ils s’exprimer ou s’actualiser ? Glo­ba­le­ment, la réponse ren­voie aux condi­tions de l’engagement des col­la­bo­ra­teurs dans le tra­vail et dans la coopé­ra­tion. D’un côté, l’entreprise défor­mée par la finance leur donne des rai­sons de mesu­rer leur enga­ge­ment. Ils sont en effet des acteurs coor­don­nés par un pou­voir de direc­tion qui les voit comme des res­sources indi­vi­duelles, par­fois même comme des variables d’ajustement au ser­vice d’une maxi­mi­sa­tion du pro­fit ; la direc­tion relayée par la hié­rar­chie pilote et contrôle au plus près des agents sup­po­sés oppor­tu­nistes : repor­ting, inci­ta­tions et sanc­tions sont par­mi les outils prin­ci­paux de mana­ge­ment. Ain­si, le carac­tère hié­rar­chique de l’organisation et le rap­port com­mer­cial aux employés affai­blissent les poten­tiels de créa­tion col­lec­tive ; fina­le­ment, l’entreprise tend à s’approcher du modèle de la pro­to-indus­trie… Après la cri­tique, les pro­po­si­tions visent à créer les condi­tions d’un enga­ge­ment authen­tique dans le tra­vail et dans une véri­table coopé­ra­tion : outre l’efficacité et la qua­li­té du tra­vail indi­vi­duel, elles per­met­tront d’actualiser au mieux les poten­tiels de créa­tion col­lec­tive. C’est ain­si que les cher­cheurs ont été conduits à envi­sa­ger dans leur com­plexi­té l’acte de l’homme au tra­vail et ses rai­sons d’agir. Au-delà de la concep­tion du tra­vail comme pure désu­ti­li­té, ils ont sou­li­gné sa dimen­sion créa­trice et l’apprentissage dont il est l’occasion ; de même, au-delà de l’échange entre tra­vail et salaire, ils mettent en évi­dence les fac­teurs non finan­ciers de l’engagement et de la coopé­ra­tion : le sens que donnent l’appartenance à un col­lec­tif et la contri­bu­tion à une œuvre com­mune, la par­ti­ci­pa­tion effec­tive aux déci­sions qui les concernent, etc.

“Créer les conditions d’un engagement authentique dans le travail.”

Par­mi les pro­po­si­tions concrètes pour avan­cer en ce sens, les cher­cheurs ont défen­du l’idée d’une par­ti­ci­pa­tion accrue des sala­riés aux conseils d’administration : elle per­met d’y repré­sen­ter de manière plus équi­li­brée les deux par­ties consti­tuantes de l’entreprise que sont le capi­tal et le tra­vail, et sur­tout de don­ner voix aux col­la­bo­ra­teurs dans les déci­sions qui les concernent et pour les­quelles ils sont par­mi les mieux infor­més. De même, l’idée de Kevin Levil­lain et Sté­phane Ver­nac concer­nant un sta­tut de socié­té à mis­sion vise à don­ner une assise juri­dique au pro­jet com­mun que pour­suit la com­mu­nau­té de per­sonnes que forme l’entreprise : en pro­té­geant l’entreprise de réorien­ta­tions – voire de détour­ne­ments – du pro­jet de l’entreprise et du sens de son acti­vi­té, ce sta­tut contri­bue à don­ner une assise juri­dique, donc pérenne, aux réfé­rences par­ta­gées qui fondent l’engagement des col­la­bo­ra­teurs dans le pro­jet com­mun. Ces idées ont pro­gres­si­ve­ment fait leur che­min du côté des déci­deurs, jusqu’aux audi­tions pré­pa­ra­toires à la rédac­tion du rap­port Notat-Senard qui leur a adjoint la notion de rai­son d’être, avant d’être reprises par la loi Pacte.

Des enseignements de portée plus grande

D’abord, il faut rap­pe­ler à la suite d’Antoine Fré­rot (77) l’importance des idées et leur capa­ci­té trans­for­ma­trice : l’histoire n’est pas écrite, elle est à construire et les idées contri­buent de manière impor­tante à en faire évo­luer le cours. Ensuite, sou­li­gner com­ment la connais­sance et l’étude de l’histoire peuvent ouvrir les hori­zons de l’imagination en nous libé­rant de véri­tés qui, parce qu’elles sont com­mu­né­ment admises, sont consi­dé­rées à tort comme incon­tes­tables et immuables. Ain­si la Busi­ness Round­table, après son revi­re­ment en faveur de la pri­mau­té des action­naires (1997), a‑t-elle à nou­veau ajus­té son pro­pos en publiant en 2019 une ver­sion révi­sée de son Sta­te­ment on Cor­po­rate Gover­nance. Enfin, de manière plus directe, ces tra­vaux rap­pellent com­bien l’entreprise est une ins­ti­tu­tion cen­trale dans nos socié­tés et com­bien il importe de la pro­té­ger : en concen­trant des moyens d’actions finan­ciers, humains et maté­riels, les entre­prises dis­posent d’une capa­ci­té d’agir déci­sive pour construire notre ave­nir com­mun. Comme tou­jours, une telle capa­ci­té est ambi­va­lente et il importe de l’orienter. En effet, la récente crise de la Covid et les apports des entre­prises pour la com­battre montrent que, si l’entreprise est par­fois, ou sou­vent, source de pro­blèmes, elle est aus­si du côté des solu­tions. Cela sup­pose de pour­suivre la mise en œuvre des idées, mais aus­si leur déve­lop­pe­ment. C’est ce que de nom­breuses entre­prises accom­plissent en réflé­chis­sant à leur rai­son d’être, en l’intégrant dans leurs sta­tuts ou en adop­tant le sta­tut d’entreprise à mis­sion avec le sou­tien de la com­mu­nau­té éponyme.

Sur le plan aca­dé­mique, les tra­vaux se pour­suivent en par­ti­cu­lier à Mines Paris­Tech, avec une par­tie des cher­cheurs qui avaient par­ti­ci­pé aux tra­vaux pré­cé­dents. Quant au Col­lège des Ber­nar­dins, les recherches sont doré­na­vant orien­tées vers une meilleure prise en compte de l’environnement, en par­ti­cu­lier à tra­vers une évo­lu­tion des normes comp­tables qui sont appli­quées dans les entre­prises. Peut-être, dans quelques années, un autre article per­met­tra d’en pré­sen­ter les résul­tats ? Pour le moment, la recherche continue…

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