Dessin de Jean Salmona par Laurent Simon

Jean Salmona (56), un grand tempérament

Dossier : TrajectoiresMagazine N°770 Décembre 2021
Par Pierre LASZLO

Jean Sal­mo­na est d’une famille de sépha­rades : expul­sés d’Espagne, ils se fixèrent à Thes­sa­lo­nique avant de gagner Mar­seille, ville à laquelle il voue un grand atta­che­ment. Il joua du pia­no dès l’âge de trois ans. D’où son autre atta­che­ment, pour la musique : elle lui est essen­tielle. Sa dis­co­gra­phie men­suelle, ici même, est son canal d’expression pri­vi­lé­gié. Elle lui per­mit acces­soi­re­ment de se consti­tuer une monu­men­tale dis­co­thèque. Il joue aus­si du pia­no de jazz, dont des duos en com­pa­gnie de Fré­dé­ric Mor­lot (2001) et d’autres.

La statistique mène à tout

Bache­lier à 16 ans, il entra en classes pré­pa­ra­toires au lycée Thiers, à Mar­seille. Son pro­fes­seur de mathé­ma­tiques était Vic­tor Char­lier de Chi­ly, agré­gé en 1932, per­son­nage impé­rieux voire dic­ta­to­rial, auquel il doit une for­ma­tion remar­quable, dont son admis­sion à l’École. Sa pro­mo­tion, pour ne citer que ces trois som­mi­tés, compte Guy Laval, Claude Rive­line et Lio­nel Stoleru.

À sa sor­tie de l’École – alors encore sur la Mon­tagne-Sainte-Gene­viève – il choi­sit le corps de l’Insee et sui­vit les cours de l’Ensae (1961) et de Sciences Po Paris (1959−1962). S’ensuivit un début de car­rière dans les sta­tis­tiques. Jean Sal­mo­na entre­prit ensuite de contri­buer à la moder­ni­sa­tion de l’administration par l’organisation de sys­tèmes d’information inter­mi­nis­té­riels et la coopé­ra­tion inter­na­tio­nale dans ce domaine par la créa­tion de l’ONG Data for Deve­lop­ment (1971−1996). Plus récem­ment, ce siècle-ci, il est asso­cié-gérant dans une socié­té de conseil et senior advi­sor chez Ardian. À son actif, la revue en ligne de l’IP Paris Poly­tech­nique Insights, pro­jet mon­té avec l’aide de Fran­çois Aille­ret (56), Claude Bébéar (55), Fran­cis Mer (59) (mise en ligne le 5 février dernier).

“Les compositeurs sont toujours des passeurs.”

Jean Sal­mo­na se carac­té­rise par des traits dont je ne sais lequel est le plus atta­chant : sa pas­sion pour la musique ; celle pour la gas­tro­no­mie ; sa vaste culture ; ses qua­li­tés d’écriture : il fut même roman­cier, ima­gi­nant dans Une Fugue de Bach (2015) ce com­po­si­teur hédo­niste, amou­reux et gas­tro­nome ; peut-être sur­tout, sous-ten­dant ses autres ver­tus, sa capa­ci­té d’admiration. Je m’efforcerai de les illus­trer par de brèves cita­tions, gla­nées dans sa chro­nique au cours des années – à ce jour 60, et c’est, je l’espère, loin d’être terminé !

Vigie musicographique

Ce qui frappe ce lec­teur, c’est à quel point J.S. (56) – comme il signait aux débuts – fut une vigie, signa­lant au lec­to­rat de La Jaune et la Rouge les disques ayant mar­qué la vie musi­cale à leur sor­tie : sur­tout lorsqu’une inter­pré­ta­tion dépous­sière une œuvre, la pré­sente à vous remuer les entrailles.

Sa chro­nique s’ouvre sur un recours au ration­nel. Ainsi :

« Pas­ser, pas­sages : mots sub­tils et ambi­gus, mais qui dans leurs diverses accep­tions évoquent tou­jours une tran­si­tion, depuis le “je passe” des jeux de cartes jusqu’au der­nier pas­sage, celui qu’opérait Cha­ron avec sa barque pour tra­ver­ser l’Achéron. Exi­geants, nous atten­dons d’une œuvre musi­cale qu’elle nous trans­porte au-delà du pauvre moment pré­sent. À cet égard, les com­po­si­teurs sont tou­jours des pas­seurs ; modes­te­ment vers des hori­zons musi­caux nou­veaux, ou plus ambi­tieux, véri­tables pas­seurs d’âme, vers un abso­lu inat­tei­gnable mais que la musique nous donne, ne serait-ce qu’un ins­tant, l’impression fal­la­cieuse d’approcher. » (N° 672)

Petit florilège

Des textes didac­tiques, riches en information :

« Œuvre de la matu­ri­té, le pre­mier concer­to pour pia­no et orchestre contient en sub­stance tout ce qui consti­tue le génie de Bartók : ins­pi­ra­tion folk­lo­rique, nom­breuses recherches de rythme et d’harmonies, pia­no mar­tel­lo c’est-à-dire per­cu­tant, orches­tra­tion très riche. » / N° 160.

« Les six qua­tuors de Bartók, qui n’ont trou­vé la faveur du public que depuis très peu de temps, repré­sentent les jalons fon­da­men­taux de l’ensemble de son œuvre (qu’ils par­sèment d’ailleurs, chro­no­lo­gi­que­ment). » / N° 167.

« Le Diver­ti­men­to écrit durant l’été 1939 est la der­nière œuvre de Bar­tok avant son exil aux États-Unis et sa den­si­té, son esprit clas­sique et son lyrisme en font une œuvre majeure du com­po­si­teur. » / N° 212.

« Ces chants Séphar­dites, chants folk­lo­riques du XVe siècle aujourd’hui dis­pa­rus en Espagne même mais impor­tés autour de la Médi­ter­ra­née par les Juifs chas­sés d’Espagne par l’Inquisition, et retrou­vés aujourd’hui dans cer­taines com­mu­nau­tés israé­lites des Bal­kans, intacts, dans la langue de Cer­van­tès. » / N° 251.

« Œuvres de Brit­ten, toutes com­po­sées dans les années 30, qui débordent d’énergie créa­trice, à la fois com­plexes et sédui­santes, et par­fai­te­ment clas­siques dans la forme et dans l’esprit. » / N° 552.

« Keith Jar­rett joue les 24 Pré­ludes et Fugues de Chos­ta­ko­vitch, recueil sin­gu­lier dans son œuvre et même dans toute la musique du XXe siècle : un contre­point – superbe – au Cla­vier bien tem­pé­ré de Bach. » / N° 620.

Mani­fes­te­ment, Sal­mo­na héri­ta de son prof de taupe une dilec­tion pour l’enseignement et la péda­go­gie. De plus, quel tempérament !

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