La prospective, préparation de nos futurs engagements opérationnels

La prospective, préparation de nos futurs engagements opérationnels

Dossier : Défense & souverainetéMagazine N°769 Novembre 2021
Par Philippe LE CARFF (92)

L’analyse des scé­na­rios pos­sibles pour l’avenir est une com­po­sante indis­pen­sable de la démarche stra­té­gique, quel que soit le domaine d’application, poli­tique ou com­mer­cial, civil ou mili­taire. Or les armées, en la matière comme dans d’autres, ont été pion­nières et ont ser­vi de modèle pour les orga­ni­sa­tions civiles. Où en sont-elles ?

Dans un monde qui connaît des évolu­tions géo­po­li­tiques, cli­ma­tiques et techno­logiques rapides, conduire des études pros­pec­tives est pour les armées, et pour tous les res­pon­sables char­gés de la défense natio­nale, une néces­si­té vitale pour la pré­pa­ra­tion des enga­ge­ments opé­ra­tion­nels futurs, sous peine de devoir faire face à des sur­prises stra­té­giques et d’être rapi­de­ment déclas­sés et vain­cus. Dis­po­ser de moyens de pros­pec­tive est aus­si un fac­teur impor­tant de puis­sance et d’autonomie stra­té­gique face au retour d’une com­pé­ti­tion exa­cer­bée entre puis­sances mon­diales et régio­nales. Après avoir défi­ni ce que les armées fran­çaises nomment pros­pec­tive, puis ana­ly­sé pour­quoi il est néces­saire d’en faire, nous pré­sen­te­rons les acteurs de la pros­pec­tive au sein du minis­tère des Armées, avant d’aborder un exemple concret.

Qu’est-ce que la prospective pour les armées ? 

En France, la pros­pec­tive n’est défi­nie dans aucun docu­ment légis­la­tif ou régle­men­taire. Nous sommes donc contraints de recou­rir à d’autres sources de défi­ni­tion. Le Petit Larousse, édi­tion 2008, la défi­nit fort bien comme la « science por­tant sur l’évolution future de la socié­té et visant, par l’étude des diverses cau­sa­li­tés en jeu, à favo­ri­ser la prise en compte de l’avenir dans les déci­sions du pré­sent ». Sub­stan­tif, pro­ve­nant de l’adjectif latin pros­pec­ti­vus, déri­vé du verbe pros­pi­cere signi­fiant « regar­der de loin », elle est défi­nie par le dic­tion­naire his­to­rique de la langue fran­çaise Le Robert comme dési­gnant « l’ensemble des recherches ayant trait aux direc­tions pos­sibles de l’évolution du monde moderne. En ce sens, il [le terme] a été répan­du sous l’influence des tra­vaux anglo-saxons ; c’est Gas­ton Ber­ger, fon­da­teur du Centre inter­na­tio­nal de pros­pec­tive en 1957, qui l’a intro­duit en France. »

La socié­té Futu­ribles, expert pri­vé inter­na­tio­na­le­ment recon­nu du domaine, la pré­sente comme « une méthode pour ana­ly­ser de manière sys­té­mique, explo­rer les pos­sibles, créer des vues com­munes, inno­ver et déve­lop­per les capa­ci­tés des acteurs ». Elle sou­ligne que la pros­pec­tive est un état d’esprit qui « refuse la fata­li­té ». Elle rap­pelle que « la bonne pros­pec­tive n’est pas celle qui pré­dit l’avenir mais celle qui conduit à l’action adap­tée ». Il s’agit « d’explorer les futurs pos­sibles pour iden­ti­fier les enjeux de demain et éclai­rer les déci­sions d’aujourd’hui ».

Faire de la pros­pec­tive pour les armées consiste donc à iden­ti­fier des grandes ten­dances, des conti­nui­tés mais aus­si de poten­tiels chan­ge­ments et rup­tures, tant dans l’environnement géos­tra­té­gique, cli­ma­tique que socio-éco­no­mique, démo­gra­phique, tech­no­lo­gique et cultu­rel, et à iden­ti­fier des cônes d’évolution pro­bable de ces futurs pos­sibles. En revanche, il ne s’agit nul­le­ment bien évi­dem­ment de pré­tendre avoir la capa­ci­té de pré­voir le futur et d’en lever toutes les incer­ti­tudes. Au contraire, il faut res­ter par­ti­cu­liè­re­ment humble, accep­ter de se trom­per et le prendre en compte dans nos décisions.


La naissance de la prospective militaire :

Après la désas­treuse défaite de 1870 la France, qui avait pour­tant dis­po­sé d’une armée expé­di­tion­naire, aguer­rie, et, à l’exception de la cam­pagne du Mexique, vic­to­rieuse dans toutes ses opé­ra­tions en Europe (Cri­mée, Ita­lie, pro­tec­tion des États de l’Église) et en Afrique (Algé­rie en par­ti­cu­lier) et qui béné­fi­ciait encore très lar­ge­ment de l’aura des armées de Napo­léon Ier, se pen­cha sur les causes de la défaite, en condui­sant en par­ti­cu­lier des com­pa­rai­sons des sys­tèmes prus­siens et français.

Ce tra­vail fut réa­li­sé prin­ci­pa­le­ment par ses par­le­men­taires et par son minis­tère de la Guerre. On peut citer le fameux « rap­port Bou­chard », publié en 1874, du nom du pré­sident de la com­mis­sion par­le­men­taire char­gée d’étudier les défaillances du sys­tème de sou­tien des armées fran­çaises en 1870 et de rédi­ger un pro­jet de loi de réor­ga­ni­sa­tion du sou­tien en en tirant les consé­quences. Le sys­tème rete­nu était carac­té­ri­sé par une iden­ti­té d’organisation et de pro­ces­sus en temps de paix et en temps de guerre.

Ce prin­cipe pré­va­lut jusqu’en 2009 dans l’organisation des armées fran­çaises. Il fut ain­si décou­vert que depuis la fin de la pre­mière moi­tié du XIXe siècle, en ayant recon­nu l’importance du rythme des chan­ge­ments sociaux, éco­no­miques et tech­no­lo­giques pro­vo­qués par la Révo­lu­tion indus­trielle, l’école de guerre prus­sienne condui­sait des études rela­tives à la pré­pa­ra­tion de l’avenir – c’est-à-dire, dirions-nous aujourd’hui, pros­pec­tives. Cette école de guerre se nom­mait Krieg­sa­ka­de­mie, lit­té­ra­le­ment « aca­dé­mie de guerre », et avait été créée le 15 octobre 1810 par le géné­ral Gerhard von Scharn­horst (1755−1813) et le maré­chal August von Gnei­se­nau (1760−1831), à la suite du trau­ma­tisme cau­sé par les humi­liantes défaites de 1806 face à Napo­léon Ier.

À la créa­tion de son école de guerre, en par­tie sur le modèle prus­sien, la France lui fit aus­si faire de la pros­pec­tive en s’appuyant sur le déve­lop­pe­ment de ses études his­to­riques. Le suc­cès fut cepen­dant miti­gé, car trop tour­né vers le pas­sé. Entre les deux guerres mon­diales, les Amé­ri­cains condui­sirent des études pros­pec­tives et les tes­tèrent de manière inten­sive en per­fec­tion­nant le modèle alle­mand du Krieg­spiel, deve­nu war­ga­ming. L’amiral de la flotte Ches­ter Nimitz (1885−1966) décla­ra que, à part l’attaque japo­naise sur­prise sur Pearl Har­bor, la marine amé­ri­caine ne fut jamais sur­prise par les Japo­nais car tout avait déjà été étu­dié lors des nom­breuses séances de war­ga­ming des années 1930.


Pourquoi faire de la prospective ? 

Dès les années 1840, les Prus­siens avaient noté, avec les rapides chan­ge­ments tech­no­lo­giques et socio-éco­no­miques induits par la Révo­lu­tion indus­trielle, une accé­lé­ra­tion des cycles stra­té­giques sur un rythme de dix à quinze ans. Cette durée des cycles n’a d’ailleurs que peu évo­lué depuis cette époque. Pour se pré­mu­nir de toute sur­prise stra­té­gique majeure mais aus­si afin d’anticiper sur les évo­lu­tions et chan­ge­ments pro­bables, ils déci­dèrent ain­si d’étudier les ten­dances en cours et de défi­nir des scé­na­rios pro­bables voire sim­ple­ment pos­sibles d’évolution de leur envi­ron­ne­ment géos­tra­té­gique et de ceux de leurs compétiteurs. 

La prise en compte anti­ci­pée de ces pos­sibles rup­tures, en géné­rant une capa­ci­té d’adaptation agile et rapide des armées prus­siennes et alle­mandes, leur per­mit d’écraser suc­ces­si­ve­ment le Dane­mark en 1864, l’Autriche-Hongrie en 1866 et la France en 1870. La métho­do­lo­gie prus­sienne fut per­fec­tion­née entre les deux guerres mon­diales par les Amé­ri­cains qui amé­lio­rèrent le prin­cipe du Krieg­spiel afin de com­pen­ser leur manque d’expérience opé­ra­tion­nelle. Le recours au war­ga­ming leur per­mit en outre d’innover et de pen­ser le futur avec une approche pro­ba­bi­liste et expé­ri­men­tale plu­tôt que théo­rique. Ils ancrèrent aus­si le futur dans le pré­sent en le reliant davan­tage à des déci­sions concrètes à prendre en amont.

“Il faut rester
particulièrement humble
et accepter de se tromper. ”

Plus les dif­fé­rentes évo­lu­tions pos­sibles, aus­si bien conti­nues que « dis­rup­tives », des plus pro­bables aux plus impro­bables, auront été étu­diées (nature, pro­ba­bi­li­té d’occurrence, inten­si­té, tem­po­ra­li­té, consé­quences, etc.) et anti­ci­pées (afin de ne pas être sur­pris et de pou­voir sai­sir ces évo­lu­tions et rup­tures comme des occa­sions et non des crises à sur­mon­ter), mieux les armées seront fami­lia­ri­sées aux chan­ge­ments ; plus elles seront à même de s’adapter rapi­de­ment en en sai­sis­sant toutes les oppor­tu­ni­tés et plus elles seront rési­lientes et mieux préparées. 

Dans un monde où resur­gissent de manière décom­plexée les appé­tits de puis­sance et où renaît une com­pé­ti­tion exa­cer­bée accé­lé­rant le déli­te­ment de l’ordre inter­na­tio­nal et des archi­tec­tures de sécu­ri­té héri­tées de la guerre froide et aug­men­tant gran­de­ment les risques d’un enga­ge­ment de haute inten­si­té, l’accélération tech­no­lo­gique évi­dente (quan­tique, hyper­vé­lo­ci­té, éner­gies, numé­ri­sa­tion, trai­te­ment des don­nées, intel­li­gence arti­fi­cielle, tech­no­lo­gies spa­tiales, armes à éner­gie diri­gée, pour ne citer que quelques tech­no­lo­gies poten­tiel­le­ment uti­li­sables à un hori­zon rai­son­nable) et les impor­tantes évo­lu­tions cli­ma­tiques, démo­graphiques, éco­no­miques et cultu­relles atten­dues accroissent sen­si­ble­ment l’incertitude glo­bale, notam­ment au-delà de l’horizon des dix ans. 

Elles rendent plus que jamais vital d’étudier le futur, ses ten­dances, les évo­lu­tions et les rup­tures qui pour­raient sur­gir et les consé­quences que ces der­nières pour­raient avoir sur nos enga­ge­ments opé­ra­tion­nels, tant dans leurs causes et leur nature que dans leur pla­ni­fi­ca­tion et leur conduite. 

Les acteurs de la prospective au sein du ministère des Armées

Abor­dons main­te­nant les acteurs de la pros­pec­tive au sein du minis­tère des Armées, leurs inter­ac­tions entre eux et vers l’extérieur du minis­tère, et leurs pro­duc­tions. La direc­tion géné­rale des rela­tions inter­na­tio­nales et de la stra­té­gie (DGRIS), prin­ci­pa­le­ment par sa direc­tion stra­té­gie de défense, pros­pec­tive et contre-pro­li­fé­ra­tion (DSPC), pilote les tra­vaux de pros­pec­tive stra­té­gique et coor­donne, pour le minis­tère, ceux néces­saires à la pré­pa­ra­tion des livres blancs sur la défense et la sécu­ri­té natio­nale et à leurs actua­li­sa­tions, prin­ci­pales pro­duc­tions des tra­vaux de prospective.

À ce titre, elle assure, dans son champ de com­pé­tence, les rela­tions avec nos prin­ci­paux alliés, le monde uni­ver­si­taire et les ins­ti­tuts de recherche. Elle super­vise en outre l’activité de l’institut de recherche stra­té­gique de l’École mili­taire (IRSEM) qui assure la recherche ouverte dans le domaine de la recherche stra­té­gique et de défense, encou­rage l’émergence d’une nou­velle géné­ra­tion de cher­cheurs sur ces ques­tions, par­ti­cipe à l’enseignement mili­taire supé­rieur et sou­tient le rayon­ne­ment de la pen­sée stra­té­gique fran­çaise sur les plans natio­nal et international.

“Il vaut mieux prendre
le changement par la main
avant qu’il ne nous prenne
par la gorge.”
Winston Churchill

L’état-major des armées (EMA) et les états-majors des armées par­ti­cipent à ces réflexions et tra­vaux de rédac­tion. En outre, le pôle de pros­pec­tive et de stra­té­gie mili­taire (PSM) de l’état-major des armées pilote les études de pros­pec­tive qui sont internes aux armées, mais qui peuvent nour­rir les réflexions des autres acteurs, en répon­dant à des com­mandes du chef d’état-major des armées (CEMA) et du major géné­ral des armées (MGA) ou en se sai­sis­sant à son ini­tia­tive d’études par­ti­cu­lières. Il assure aus­si le secré­ta­riat du groupe d’anticipation stra­té­gique (GAS) cou­vrant la période de l’anticipation (six mois à deux ans) et du groupe d’orientation de la stra­té­gie mili­taire (GOSM) cou­vrant la période de deux à trente ans.

Ces deux groupes de réflexion, pré­si­dés par le CEMA, réunissent en séance plé­nière deux fois par an les chefs d’état-major des armées, les direc­teurs cen­traux des direc­tions et ser­vices inter­ar­mées, et, en fonc­tion des sujets, cer­tains des grands subor­don­nés de la ministre hors du péri­mètre du CEMA, ain­si que d’autres com­man­deurs et res­pon­sables des armées. Le Centre inter­ar­mées de concepts, doc­trines et expérimenta­tions (CICDE) assure une veille pros­pec­tive et col­la­bore étroi­te­ment aux tra­vaux de pros­pec­tive. Il réa­lise en par­ti­cu­lier des « éclai­rants thé­ma­tiques inter­ar­mées » (ETIA). Les acteurs de la pros­pec­tive, dans les domaines des déve­lop­pe­ments capa­ci­taire et doc­tri­nal notam­ment, pré­parent direc­te­ment les enga­ge­ments de demain. Enfin, la direc­tion géné­rale de l’armement (DGA) mène aus­si à son niveau des études pros­pec­tives dans les champs rele­vant de ses prérogatives.

Un exemple concret de prospective

La pro­ba­bi­li­té de voir les armées fran­çaises enga­gées dans un conflit de haute inten­si­té n’est plus négli­geable à l’horizon 2030–2040. Cette hypo­thèse majeure, en rup­ture avec la période qui s’est ouverte avec la dis­pa­ri­tion de l’Union sovié­tique, oriente donc une par­tie impor­tante des tra­vaux de pros­pec­tive et de pré­pa­ra­tion de l’avenir.

Ces tra­vaux abordent un vaste éven­tail de pos­sibles types d’engagement. Ils n’ont pas pour but de ser­vir à de la pla­ni­fi­ca­tion, même froide, mais à explo­rer des pos­sibles et à ana­ly­ser les moyens qui nous seraient néces­saires pour pré­ve­nir la mon­tée aux extrêmes (gagner la guerre avant la guerre) et, si néces­saire, pour encais­ser les pre­miers chocs (rési­lience et robus­tesse) et fina­le­ment prendre l’ascendant sur le ou les enne­mis du moment. Des études sont aus­si conduites pour prendre en compte les dif­fé­rentes évo­lu­tions tech­no­lo­giques, humaines (démo­gra­phiques, socié­tales, éco­no­miques et finan­cières, etc.) et cli­ma­tiques, et com­plé­ter ain­si ces tra­vaux. Toutes ces hypo­thèses seront ensuite tes­tées et éprou­vées (war­ga­ming).

Pour conclure, le minis­tère des Armées ne peut conduire seul une réflexion pros­pec­tive au niveau de l’État, tout par­ti­cu­liè­re­ment à l’heure de l’approche glo­bale et de l’extension à l’ensemble des champs maté­riels et imma­té­riels de modes d’action hybrides par nos adver­saires, nos com­pé­ti­teurs, mais aus­si nos alliés. L’ensemble des évo­lu­tions pos­sibles, tant dans de notre envi­ron­ne­ment natu­rel que dans des socié­tés humaines imbri­quées et mon­dia­li­sées, sont à prendre en compte dans les études. Les exper­tises néces­saires dépassent lar­ge­ment celles qui peuvent être trou­vées au sein du minis­tère des Armées, lequel doit donc aller cher­cher l’expertise là où elle se trouve (MEAE, MEFR, MTE, MI, mais aus­si MSS, MAA, etc.). 

Dans un monde impré­dic­tible et incer­tain, qui pour­rait connaître des évo­lu­tions géo­po­li­tiques, cli­ma­tiques et tech­no­lo­giques pro­fondes, conduire des études pros­pec­tives demeure plus que jamais pour les armées une impé­rieuse néces­si­té qui leur per­met­tra de limi­ter les sur­prises stra­té­giques et de ne pas vivre les rup­tures comme des crises exis­ten­tielles mais bien de les trans­for­mer en oppor­tu­ni­tés. Comme le disait Wins­ton Chur­chill : « Il vaut mieux prendre le chan­ge­ment par la main avant qu’il ne nous prenne par la gorge. » Pour cela, il faut avoir iden­ti­fié les pos­sibles chan­ge­ments, déter­mi­né leurs causes et ana­ly­sé leurs consé­quences sur nos futurs enga­ge­ments opérationnels. 

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