La pierre de Rosette, découverte pour le lieutenant Bouchard est conservée au British Museum à Londres

Le lieutenant Bouchard (X1796), découvreur de la pierre de Rosette

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°766 Juin 2021
Par Ahmed YOUSSEF

Ein­stein disait que le hasard est le che­min que Dieu emprunte lorsqu’il veut res­ter ano­nyme. Toute sa vie, le lieu­te­nant Pierre Fran­çois Xavier Bou­chard emprun­ta, dans la froide obs­cu­ri­té de l’anonymat, le che­min des guerres de Napo­léon et celui le condui­sant vers Pto­lé­mée V d’Égypte. C’est sous le soleil écra­sant de ce 19 juillet 1799 qu’il décou­vrit la stèle célé­brant la gloire de ce pha­raon. Cette décou­verte, connue uni­ver­sel­le­ment sous le nom de pierre de Rosette, va le tirer défi­ni­ti­ve­ment de l’anonymat et faire de lui le Chris­tophe Colomb de l’égyptologie.

En offrant à Cham­pol­lion l’instrument par lequel il devien­dra le glo­rieux déchif­freur des hié­ro­glyphes, le lieu­te­nant Bou­chard nous a légué une des énigmes les plus com­plexes de l’histoire : cet oubli obs­ti­né des his­to­riens qui le frappe dure­ment et jette un voile épais, non seule­ment sur sa décou­verte mais aus­si sur son enga­ge­ment sans faille dans les guerres napo­léo­niennes. Plus étrange encore, l’ignorance de sa prose de fin obser­va­teur et d’acteur, on le ver­ra, au moment du tra­gique siège de la ville égyp­tienne d’El-Arich par les Otto­mans et celui du siège héroïque de sa bien-aimée ville de Rosette par la marine bri­tan­nique dans les der­niers jours de l’expédition fran­çaise en Égypte. Deux dou­lou­reuses batailles qui met­tront fin à l’aventure mili­taire et scien­ti­fique de Bona­parte en Égypte entre 1798 et 1801.

Un X des premières promotions 

Né en 1771 à Orge­let, alors vil­lage blot­ti dans les hau­teurs du Jura avec sa somp­tueuse église for­ti­fiée et sa fière tour qui res­semble à un phare plu­tôt qu’à une sen­ti­nelle, l’enfant Bou­chard aurait contem­plé cette tour ten­due vers le ciel comme une pas­se­relle entre ciel et terre. N’y avait-il pas ici le début d’une pas­sion vers la bal­bu­tiante aéro­sta­tion et conquête de l’Air qui le mène­ra vers l’École poly­tech­nique à Paris, puis en Égypte ? Cette église est étran­ge­ment for­ti­fiée, avec une grande enceinte et de nom­breux dis­po­si­tifs de défense comme si le dogme avait besoin d’épouser l’architecture.

N’y a‑t-il pas ici ce pathé­tique sens du devoir qui allait mar­quer son exis­tence d’abnégation et de dés­in­té­res­se­ment ? Ain­si, l’homme qui offri­ra à l’Antiquité égyp­tienne une seconde vie, comme Cham­pol­lion lui don­ne­ra une voix, res­te­ra un sol­dat qui ne savait faire que son métier de mili­taire, à l’ombre de ce Bona­parte qu’il a côtoyé au Caire et à Rosette et qui devien­dra le Napo­léon qui fera trem­bler le monde.

“La découverte de la pierre de Rosette est due
à l’audace d’un seul héros : le lieutenant Bouchard.”

D’Orgelet à Rosette, on retrouve la même dis­tance sym­bo­lique entre Bona­parte et Napo­léon, de la décou­verte de la pierre de Rosette jusqu’à l’éblouissante science de l’égyptologie. C’est ce pas­sage mira­cu­leux de l’obscurité à la lumière que Bou­chard a su sai­sir par sa pro­phé­tique intui­tion au moment de la décou­verte de la pierre, quand il a ordon­né à ses sol­dats qui effec­tuaient des ter­ras­se­ments de for­ti­fi­ca­tions à Rosette d’épargner la pierre de leurs ter­ribles coups de pioche. Ce soir du 19 juillet 1799, alors que Bona­parte pré­pa­rait dans le secret total son retour en France, la ville de Rosette avait ren­dez-vous, elle aus­si, avec cet Orge­lé­tain de 27 ans.

Les tribulations d’une stèle

Dans toute la misère infli­gée à l’Égypte par l’occupation otto­mane depuis 1517, seule Rosette vivait dans l’opulence et le luxe, à tel point que Cha­teau­briand dira, quelques années plus tard, en 1805, qu’elle lui sem­blait être le para­dis sur terre. Sans oublier le géné­ral Menou, com­man­dant de la place de Rosette, qui venait de se conver­tir à l’islam et de se marier à une belle fille de notables de la ville, Zou­bi­da. Bou­chard décide alors de trans­fé­rer la lourde stèle de 800 kilos jusqu’au quar­tier géné­ral de Menou. La pierre atter­rit chez le géné­ral Menou, qui prend alors trois grandes déci­sions : trans­fé­rer la pierre à l’Institut d’Égypte au Caire ; prendre, par pré­cau­tion, l’empreinte des ins­crip­tions en trois langues gra­vées sur la pierre ; enfin, char­ger Bou­chard d’escorter en per­sonne la pierre avec ses sol­dats jusqu’au Caire par le Nil.

Ain­si, Bou­chard por­ta sa décou­verte comme on porte son bébé au bap­tême. Mais tan­dis qu’il voguait vers le Caire, et en pré­sence de quelques savants de l’expédition qui étaient res­tés à Rosette, il se pas­sait des choses qui ne tar­dèrent pas à cou­per les ailes de celui qui fai­sait de l’aérostation sa passion.

Vivant Dominique Denon (1747-1825), Vue de Rosette, Paris, Musée de l’Armée.
Vivant Domi­nique Denon (1747−1825), Vue de Rosette, Paris, Musée de l’Armée. © Paris – Musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Emi­lie Cambier

La pierre tombe aux mains anglaises

Comme Bou­chard, le des­tin de sa décou­verte tour­ne­ra court pour tom­ber rapi­de­ment aux mains des Anglais triom­phant des Fran­çais en Égypte. Ils pren­dront curieu­se­ment aus­si bien Bou­chard que la pierre comme otage et prise de guerre. Ils ramè­ne­ront Bou­chard jusqu’à Mar­seille, mais la pierre, elle, sera expé­diée jusqu’à Londres, où elle confère aujourd’hui encore au Bri­tish Museum une aura toute par­ti­cu­lière. Pour le moment, res­tons au Caire où les savants de l’Institut attendent Bou­chard et sa stèle.

La pierre entre les mains des savants

La séance à l’Institut d’Égypte du 29 juillet 1799 consa­crée à la pierre de Rosette fut annon­cée au monde dans le jour­nal fran­co­phone du Caire, le Cou­rier (sic) d’Égypte le 29 fruc­ti­dor an VII (15 sep­tembre 1799), numé­ro 37. On peut y lire : « Cette pierre offre un grand inté­rêt pour l’étude des carac­tères hié­ro­gly­phiques ; peut-être en don­ne­ra-t-elle la clef. » Ain­si, le ton est don­né et le monde entier est désor­mais aver­ti de ce tré­sor entre les mains des savants de l’armée fran­çaise d’Égypte.

Aus­si­tôt, le jeune Jomard (1777−1862, X1794), ingé­nieur géo­graphe qui sera le maître d’œuvre de la publi­ca­tion de la Des­crip­tion de l’Égypte, se mit à des­si­ner fidè­le­ment les ins­crip­tions tan­dis que Jean-Joseph Mar­cel, direc­teur de l’imprimerie, appli­qua sa méthode de l’autographie pour obte­nir une repro­duc­tion du texte. À la fin d’octobre de cette même année, le géné­ral Dugua ren­tra en France et com­mu­ni­qua à l’Institut de France ce texte même. C’est sur cette copie de l’Institut d’Égypte que Cham­pol­lion per­ce­ra, plus tard, le mys­tère des hiéroglyphes.

D’autres méthodes de repro­duc­tion avaient été mises au point par Nico­las Conté (cuivre gra­vé) et on peut ima­gi­ner que son ami Bou­chard avait assis­té à ces expé­riences. Adrien Raf­fe­neau-Delile (1773- 1845, X1794, ingé­nieur des Ponts et Chaus­sées) lui, réa­li­sa un mou­lage à base de soufre.

La pierre, vedette parisienne

Pen­dant que les savants de l’Institut d’Égypte riva­li­saient pour réa­li­ser la repro­duc­tion la plus fidèle, l’annonce du jour­nal le Cou­rier d’Égypte eut un large écho dans la presse à Paris.

Le pre­mier fut le jour­nal le Rédac­teur, numé­ro 1376 du 2 ven­dé­miaire an VIII (24 sep­tembre 1799 ), qui n’oublia sur­tout pas Bou­chard comme décou­vreur, mais cita aus­si le géné­ral Menou et le lieu­te­nant d’Hautpoul (X1799). Pour le jour­nal, la décou­verte de Rosette est une affaire col­lec­tive sus­ci­tée par l’audace d’un seul héros : le lieu­te­nant Bouchard.

Un autre quo­ti­dien pari­sien, le Jour­nal de Paris, consacre un repor­tage à cette pierre de Rosette qui sus­ci­tait tant de curio­si­té dans l’opinion, et donne ample­ment les détails de la décou­verte de Bou­chard le 17 jan­vier 1800. Le jour même, son concur­rent pari­sien la Gazette natio­nale fait la part belle à Bou­chard et à sa découverte.

Et pendant ce temps, Bouchard…

Pen­dant ce temps, où était le lieu­te­nant Bou­chard, dont le nom était deve­nu syno­nyme de grand conqué­rant des civi­li­sa­tions anciennes ? Tout le drame de Bou­chard se déroule loin de Paris. L’Orgelétain était en effet très loin de Paris, et même très loin du Caire et de Rosette. Il se trou­vait au cœur de la bataille dont dépen­dait le sort de l’armée fran­çaise en Égypte, et au-delà, tout le sym­bole d’une pré­sence fran­çaise en Orient.

Dans un autre fort mili­taire, moins célèbre et sur­tout moins glo­rieux que celui de Rosette, le fort d’El-Arich, à l’extrémité du désert du Sinaï égyp­tien, Bou­chard subis­sait les affres d’un siège atroce par les Otto­mans, qui se ter­mi­na dans un bain de sang. Bona­parte était ren­tré en France le 23 août et c’est Klé­ber qui lui avait suc­cé­dé dans un cli­mat de désar­roi total. Klé­ber n’avait qu’une envie : ren­trer avec son armée en France et mettre fin à ce qu’il pen­sait être une aven­ture mon­tée de toutes pièces pour la gloire de Bona­parte. Il déci­da alors d’entamer des négo­cia­tions de capi­tu­la­tion avec les Otto­mans et les Anglais.

Le siège d’El-Arich

Dans la confu­sion ou par mau­vaise foi, les Otto­mans, pres­sés de reprendre l’Égypte aux Fran­çais, mirent le siège devant El-Arich le 29 décembre 1799. Située sur les fron­tières de l’est égyp­tien dans le Sinaï limi­trophe de la Pales­tine, la ville antique d’El-Arich fut le théâtre de toutes les inva­sions ter­restres de l’Égypte. Par­mi les plus célèbres d’entre elles, citons celles de Cyrus, d’Alexandre le Grand, de Pom­pée et de Bona­parte lui-même (qui l’a prise en route vers sa conquête de la Pales­tine). C’est une ville où le sort des empires et les grands rêves de gloire se scel­lèrent. Le lieu­te­nant Bou­chard se trou­vait donc assié­gé avec le contin­gent fran­çais dans cette ville et le froid inte­nable de ce 29 décembre 1799.

Dans l’espoir ou l’illusion d’être gra­ciés par l’assiégeant otto­man, cer­tains sol­dats fran­çais refu­sèrent de com­battre et jetèrent même des cordes pour per­mettre aux assié­geants de péné­trer dans le fort. Situa­tion dra­ma­tique qui augure mal de l’issue du com­bat ! Coup de théâtre, devant une telle situa­tion, le géné­ral Cazals (Louis Joseph Éli­sa­beth 1774–1813), com­man­dant de la place, désigne Bou­chard comme par­le­men­taire auprès des assié­geants. L’homme de la pierre de Rosette, le poly­tech­ni­cien pari­sien, l’inventeur de l’aérostation va par­le­men­ter avec les plus rudes des adver­saires de l’Orient. Bou­chard était-il au cou­rant de cette adage turc : « Qui veut par­le­men­ter est prêt à se rendre » ? À peine arri­vé au camp turc, Bou­chard est arrê­té et consi­dé­ré comme un pri­son­nier de guerre.

“El-Arich, théâtre de toutes
les invasions terrestres de l’Égypte.

Pierre Fran­çois Xavier Bou­chard est immé­dia­te­ment envoyé dans la pri­son de Damas où il y res­te­ra qua­rante jours. Sous une pluie bat­tante, les Otto­mans péné­trèrent enfin dans le fort d’El-Arich. Ce fut un bain de sang. Les sol­dats de la gar­ni­son qui les avaient aidés furent pas­sés au fil de l’épée. Les Otto­mans prirent d’assaut l’hôpital du fort et com­men­cèrent une effroyable mise à mort des malades et des méde­cins. Après ce car­nage, Klé­ber déci­da de tour­ner la page de la négo­cia­tion avec les Turcs. Furieux, et en proie à un déses­poir noir, il mar­cha avec le reste de l’armée et écra­sa dans le désert d’Héliopolis, près du Caire, l’armée otto­mane qui s’apprêtait à reprendre la capi­tale. Une bataille mémo­rable du 20 mars 1800 : les pertes fran­çaises étaient d’environ 600 tués et bles­sés et celles des Turcs de 9 000 environ.

Main­te­nant qu’il est vain­queur, Klé­ber peut reprendre les négo­cia­tions pour l’évacuation hono­rable du pays, avec la média­tion, à moi­tié neutre, des Anglais. On abou­tit dif­fi­ci­le­ment à un accord d’évacuation avec armes et muni­tions, mais sur­tout avec la pos­si­bi­li­té de retour des savants fran­çais avec leurs tra­vaux et leurs découvertes.

L’Égypte change de main

Entre-temps, Klé­ber est lâche­ment assas­si­né par un fana­tique syrien et c’est Menou, le com­man­dant de Rosette, qui lui suc­cède. Ain­si, le vieux géné­ral conver­ti à l’islam devint gou­ver­neur d’Égypte. Les tristes évé­ne­ments qui allaient per­tur­ber son règne ne vont pas lui don­ner le temps de s’occuper réel­le­ment de Bou­chard mais, para­doxa­le­ment, c’est la pierre de Rosette qui allait s’imposer dans le jeu poli­tique et qui l’opposera, dans le der­nier quart d’heure de l’armée fran­çaise d’Égypte, aux convoi­tises archéo­lo­giques des ami­raux anglais. 

Le lieu­te­nant Bou­chard est libé­ré, mais affreu­se­ment atteint phy­si­que­ment et mora­le­ment par le drame d’El-Arich. Il décide alors de lais­ser à l’histoire son témoi­gnage écrit sur le siège san­glant d’El-Arich. Au Caire, Menou res­tait fidèle au pro­jet ini­tial de Bona­parte : jeter les bases d’un empire fran­çais en Orient. Il se consa­cra entiè­re­ment au redres­se­ment admi­nis­tra­tif et finan­cier du pays. Mais les savants de l’Institut ne trou­vèrent pas en lui un vrai pro­tec­teur dans ces moments dif­fi­ciles. Ils vivront leurs der­nières heures en Égypte dans le plus pénible des désar­rois, où ils seront bal­lot­tés, avec leurs effets, de bateaux en bateaux entre les Anglais qui convoi­taient le fruit de leurs tra­vaux scien­ti­fiques, et Menou en colère contre eux car ils avaient déci­dé de ren­trer avec l’aide des Anglais.

La partie n’est pas terminée

Pour le lieu­te­nant Bou­chard, la par­tie n’était pas encore ter­mi­née. Une grande sur­prise l’attendait : le géné­ral Menou le char­gea des for­ti­fi­ca­tions des côtes du Del­ta du Nil. À peine arri­vé à Rosette, la ville est assié­gée par les Anglais. Bou­chard, au com­man­de­ment de la petite gar­ni­son de la ville, résiste héroï­que­ment mais finit par capi­tu­ler. Il est fait pri­son­nier des Anglais, mais rapi­de­ment libé­ré et emme­né en France après avoir été géné­reu­se­ment trai­té par l’amiral Syd­ney Smith, qui l’invite à sa table comme le raconte Bou­chard lui-même dans son jour­nal de guerre inédit La chute d’El-Arich.

En France, il par­ti­ci­pa à d’autres guerres napo­léo­niennes, notam­ment les expé­di­tions dites des colo­nies à Saint-Domingue dans les Antilles fran­çaises où il aura le double mal­heur d’être fait pri­son­nier et de tom­ber gra­ve­ment malade. Il est immé­dia­te­ment libé­ré et ren­voyé en France. Dans la nuit du 5 août 1822, il quitte dans l’anonymat et dans la misère ce monde qui n’a pas su le mesu­rer à sa juste valeur. Qua­rante-sept jours plus tard, Cham­pol­lion annonce au monde sa décou­verte d’un sys­tème de déchif­fre­ment des hié­ro­glyphes : l’égyptologie est née. Elle a désor­mais un père, mais elle oublie­ra long­temps l’initiateur qui lui a per­mis d’exister. Espé­rons que le bicen­te­naire en 2022 de la mort de l’initiateur et de l’annonce du déchif­freur soit une bonne occa­sion de les réunir. 


À paraître

Ahmed Yous­sef, Le lieu­te­nant Bou­chard, décou­vreur de la pierre de Rosette, héros mal­gré lui. Avec son jour­nal de guerre inédit, Édi­tions l’Harmattan, octobre 2021.


A lire : Des poly­tech­ni­ciens en Egypte, dans La Jaune et la Rouge n° 540, décembre 1998

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