usage de la dette

La dette, vice ou vertu ? Tout est dans l’usage

Dossier : DetteMagazine N°766 Juin 2021
Par Frederic BONNEVAY (M2006)

Le volume de la dette mon­diale donne le ver­tige. Faut-il céder à la panique ou bien dépas­ser la seule ques­tion du pas­sif pour se pen­cher sur son usage ? Une injonc­tion à dépas­ser une lec­ture trop stric­te­ment comp­table pour res­ti­tuer à la dette son triple rôle de réserve d’une valeur éco­no­mique qu’elle contri­bue à créer, de mesure col­lec­tive du risque et de vec­teur des échanges, aux confins de la monnaie.

281 000 000 000 000. C’est à peu près, en dol­lars, le volume de la dette mon­diale. C’est aus­si, en kilo­mètres, près de sept fois la dis­tance qui sépare la Terre d’Alpha du Cen­taure. La démul­ti­pli­ca­tion des zéros a de quoi don­ner le ver­tige. Le cal­cul, par temps de crise et de mar­chés en sur­chauffe, perd tout sens et toute mesure à force de gigan­tisme. D’aucuns crient à la catas­trophe immi­nente, à la capi­tu­la­tion bour­sière et au défaut de cré­dit géné­ra­li­sé. La finance tremble, les taux montent comme la fièvre au ther­mo­mètre et les États eux-mêmes semblent mena­cés. La fin, pour autant, est-elle cer­taine, l’apocalypse des emprun­teurs a‑t-elle sonné ? 

La nature de la dette

La proxi­mi­té des extrêmes a ce sin­gu­lier mérite d’imposer recul et réflexion. La clé d’un pro­blème tient tou­jours dans la claire for­mu­la­tion de son énon­cé : pour savoir si une dette est exces­sive, encore faut-il déter­mi­ner sa nature et sa fonc­tion. Com­men­çons par sa nature. La dette est omni­pré­sente, chan­geante et mul­tiple. Prêts, obli­ga­tions, faci­li­tés de cré­dit, senior ou subor­don­née, garan­tie ou titri­sée, la dette stric­to sen­su est si plas­tique qu’elle fait lignée, comme une espèce a ses branches. Que sont, d’ailleurs, les fonds propres d’une entre­prise sinon une forme par­ti­cu­lière de dette, per­pé­tuelle et à ren­de­ment libre, via les divi­dendes ? Qu’est-ce encore que la mon­naie, sinon un cer­tain type de dette capable d’éteindre et d’étendre toutes les autres ? L’échange, des cavernes au cryp­to, s’effectue par com­pen­sa­tion simul­ta­née de deux créances. La mon­naie, elle aus­si, est dette en cela, une dette taci­te­ment contrac­tée par une com­mu­nau­té dans son ensemble auprès de cha­cun de ses membres : une fic­tion néces­saire, pur arte­fact, capable d’apurer des enga­ge­ments mutuels mira­cu­leu­se­ment ren­dus mesu­rables, durables et trans­fé­rables, pour être mieux neu­tra­li­sés. La mon­naie comme la dette mue, cir­cule, et se trans­forme, irri­gant des canaux qu’elle abonde et contri­bue à des­si­ner sans jamais dis­pa­raître. Une créance rem­bour­sée se dis­sipe moins qu’elle ne se dif­fuse, devient aus­si­tôt créance nou­velle, flux dont le mou­ve­ment est la sub­stance et la valeur est pul­sa­tion : de là naît toute éco­no­mie, orga­nisme en évo­lu­tion per­pé­tuelle qui se nécrose sitôt figé.

“Certains, face à l’inconnu,
préféreront faire le dos rond pour résister à tout changement ;
d’autres préféreront s’y projeter pour en tirer parti.”

La fonction de la dette

Voyons main­te­nant sa fonc­tion. Un ménage s’endette pour accroître son bien-être, un diri­geant pour déve­lop­per ses entre­prises, un État pour don­ner corps à un pro­gramme de socié­té. Rien, donc, de plus natu­rel ni de plus sou­hai­table. Pour­quoi fau­drait-il s’inquiéter du déve­lop­pe­ment, même débri­dé, d’un outil si néces­saire, qui ne reflète somme toute que l’accélération du jeu des échanges et de l’investissement ? D’ailleurs, à y bien regar­der, la crois­sance de l’endettement va sou­vent de pair avec la crois­sance tout court, d’un chiffre d’affaires, d’une valeur ou d’un patri­moine : la Chine, ain­si, a vu de 2015 à 2020 sa dette pas­ser de 240 % à 300 % du PIB, lequel, dans le même temps, bon­dis­sait aus­si de 30 %. De même, si le niveau de dette des entre­prises du S&P 500 a crû d’un quart envi­ron entre 2017 et 2021, le rap­port entre cette dette et la capi­ta­li­sa­tion des émet­teurs a, quant à lui, bais­sé de quatre points. C’est qu’à toute dette est asso­cié un actif ou un pro­jet, moteur au ren­de­ment sou­vent bien plus rapide. La simple mesure du niveau de levier – et, pour les États, du ratio de l’endettement sur le PIB – est sta­tique et incom­plète, puisqu’elle ne tient pas compte des gains futurs qu’il induit.

Le saut dans l’inconnu

Pour­quoi, donc, fau­drait-il s’inquiéter du déve­lop­pe­ment des dettes ? Si la ques­tion est actuel­le­ment légi­time, tout d’abord, c’est que le phé­no­mène se double à court terme d’un saut com­plet dans l’inconnu. Entre­prises, ménages, États : tous les emprun­teurs voient leurs pré­vi­sions brouillées, leurs anti­ci­pa­tions bat­tues en brèche, leurs plans déjoués et leurs pro­jets, par­fois, chan­gés du tout au tout : la dette, seule, reste immuable, quoique spec­ta­cu­lai­re­ment alour­die pour com­pen­ser les trous d’air. L’année 2021, riche de bou­le­ver­se­ments tous azi­muts, a ceci d’inédit que, en aug­men­tant conco­mi­tam­ment la mise et l’aléa, elle exa­cerbe les enjeux du pari en sus­pens. Les gains à venir, d’un coup, paraissent bien moins cer­tains. Mais « là où naît le risque naît aus­si ce qui sauve » : l’incertitude est féconde, syno­nyme de rup­tures tech­no­lo­giques, de cap­ta­tion de mar­chés, d’investissements auda­cieux et de tran­sac­tions fou­droyantes. L’essentiel, au fond, est affaire de culture plus que de comp­ta­bi­li­té. Cer­tains, face à l’inconnu, pré­fé­re­ront subir et faire le dos rond pour résis­ter à tout chan­ge­ment ; d’autres pré­fé­re­ront s’y pro­je­ter pour en tirer par­ti. La dette, poids mort et menace pour les uns, sera le puis­sant car­bu­rant des autres. Même la faillite et l’échec ne sont jamais défi­ni­tifs pour qui garde éner­gie, confiance et cette agi­li­té clair­voyante que confère la tra­ver­sée des pas­sages dif­fi­ciles. Un indi­vi­du pour­ra tou­jours prendre un nou­veau départ ; une entre­prise, réor­ga­ni­ser son bilan ; un État, s’il n’allège pas son pas­sif par l’inflation ou la crois­sance, restruc­tu­rer sa dette et sol­li­ci­ter ses créan­ciers pour mieux se remettre à flot. 

Les limites de la croissance

Si la ques­tion est légi­time, c’est aus­si, plus géné­ra­le­ment, que la crois­sance contient en germe son propre frein. L’analogie bio­lo­gique est en cela très éclai­rante : l’économie est un méta­bo­lisme dont le capi­tal – en un mot, la dette – assure l’apport éner­gé­tique. Le déve­lop­pe­ment de l’organisme sup­pose d’entretenir la balance entre la dis­tri­bu­tion des res­sources et leur trans­for­ma­tion. Ni trop, ni trop peu, au risque de la défaillance par ané­mie ou par engor­ge­ment. Si les banques, com­mer­ciales et cen­trales, ont pour fonc­tion de régu­ler ces apports, c’est bien le mar­ché qui en est l’orchestrateur, ther­mo­stat dont la courbe des taux et la liqui­di­té sont les aiguilles. Tout excès se tra­duit imman­qua­ble­ment par un épui­se­ment de l’organisme et un retour plus ou moins contrô­lé, plus ou moins bru­tal, à un point d’équilibre, par chan­ge­ment de mor­pho­lo­gie éco­no­mique – recon­fi­gu­ra­tion sec­to­rielle, nou­veau stan­dard tech­no­lo­gique, den­si­fi­ca­tion accé­lé­rée des réseaux d’échange, etc. –, par chute ponc­tuelle de ten­sion – cor­rec­tion finan­cière et « des­truc­tion créa­trice » – ou, plus sou­vent, par une com­bi­nai­son des deux. Ici encore, la conclu­sion reste inchan­gée : ne dis­pa­raît que ce qui ne peut ou ne veut se ris­quer au changement. 

Tout est dans l’usage

La dette, maté­riau brut dont toute éco­no­mie est façon­née, ciment social, est un miroir ten­du vers l’avenir, une pro­messe infor­mu­lée. Sa noci­vi­té et ses ver­tus sont le reflet de son usage : dan­ge­reux pas­sif s’il est voué à nour­rir un stock, à sou­te­nir un sta­tu quo, pré­cieux actif s’il rejoint les eaux vives de sa propre cir­cu­la­tion. N’est à jamais vrai­ment sol­vable, au fond, que l’emprunteur dont l’imagination, la rigueur et la capa­ci­té à entre­prendre sont les prin­ci­paux actifs : ceux-là valent toutes les garanties. 

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