Dette en Europe

Gestion de la dette : la coûteuse inertie stratégique de l’Europe

Dossier : DetteMagazine N°766 Juin 2021
Par Wolfgang MÜNCHAU

La dette publique est la bête noire des diri­geants poli­tiques euro­péens. La pan­dé­mie offrait un trem­plin rêvé pour syn­chro­ni­ser les actions des États membres, par l’orchestration d’un ambi­tieux plan de relance repo­sant sur des objec­tifs et des finan­ce­ments com­muns. Qu’en est-il dix-huit mois après le choc ?

Le contraste est net et sans appel : le plan de relance amé­ri­cain, sans même prendre en compte le pro­gramme d’investissement dans les infra­struc­tures, éclipse, en taille, celui de l’Union euro­péenne. C’est hélas tout sauf une sur­prise, puisque le même constat s’imposait déjà au len­de­main de la crise finan­cière, en com­pa­rant les réponses publiques des deux côtés de l’océan. Cer­taines leçons, visi­ble­ment, sont dif­fi­ciles à rete­nir. Cet écart s’ajoute mal­heu­reu­se­ment à des situa­tions éco­no­miques bien dif­fé­rentes : quoique dure­ment frap­pés par la crise sani­taire, les États-Unis se pré­parent à rebon­dir avec vigueur tan­dis que l’UE s’enlise dans les sables d’une vac­ci­na­tion difficile.

Le sti­mu­lus bud­gé­taire amé­ri­cain s’établit à plus de 4 100 mil­liards de dol­lars, soit près d’un quart du PIB – un volume sans pré­cé­dent. Plu­sieurs chiffres cir­culent, à Bruxelles, au niveau des États membres et de l’Union dans son ensemble, mais le total net supra­sou­ve­rain atteint tout au plus 350 mil­liards d’euros. Évi­dem­ment, même s’il faut ajou­ter aus­si, par sou­ci de cohé­rence, l’action propre à chaque gou­ver­ne­ment, à l’échelle domes­tique, le rap­port n’en reste pas moins d’un à quatre envi­ron de part et d’autre de l’Atlantique.

Plus inquié­tant encore, peut-être, le déblo­cage des fonds euro­péens, indé­pen­dam­ment de leur volume total, est condi­tion­né à une mul­ti­tude de cri­tères. A contra­rio, les enve­loppes amé­ri­caines sont conçues pour béné­fi­cier direc­te­ment aux entre­prises et aux ménages, dont la plu­part ont immé­dia­te­ment reçu un vire­ment du Tré­sor. Com­plexe et très fine­ment seg­men­té, le pro­gramme euro­péen est agen­cé autour de deux pôles, dis­cré­tion­naire et non dis­cré­tion­naire, seule la ges­tion du pre­mier devant être confiée aux gou­ver­ne­ments natio­naux, le solde reve­nant aux ins­ti­tu­tions finan­cières com­munes aux Vingt-Sept. Pour cou­ron­ner le tout, le ver­se­ment des fonds, quelle qu’en soit la nature, n’interviendra que par tranches annuelles éta­lées sur plu­sieurs années. Il serait bien har­di de s’attendre, dans ces condi­tions, à un réel sou­tien à la demande ou d’espérer une reprise forte et durable de la croissance.

Non seule­ment le plan de relance euro­péen est d’une taille trop limi­tée, au regard de la taille de l’économie qu’il est cen­sé dyna­mi­ser, mais sa concep­tion elle-même est dif­fi­ci­le­ment com­pa­tible avec les impé­ra­tifs de rapi­di­té qui devraient pré­si­der à une mise en œuvre efficacement.


Repères

Spé­cia­liste des ques­tions macroé­co­no­miques euro­péennes, Wolf­gang Mün­chau est l’auteur de tri­bunes publiées conjoin­te­ment, chaque semaine, par El País, le Cor­riere del­la Sera et Han­dels­blatt. Au sein du Finan­cial Times, dont il était chro­ni­queur entre 2003 et 2020, il a notam­ment cofon­dé le Finan­cial Times Deut­schland, dont il a occu­pé les fonc­tions de rédac­teur en chef. Il est l’auteur de plu­sieurs ouvrages, dont The Melt­down Years. Il a reçu le prix Sabew en 2012 pour ses chro­niques et le prix Win­cott du meilleur jeune jour­na­liste en 1989. 


Gestion de la dette et soutenabilité

Le refus caté­go­rique de la moné­ti­sa­tion des dettes publiques natio­nales était une condi­tion sine qua non à la fon­da­tion de la zone euro. Et pour cause : pareille mesure se serait imman­qua­ble­ment tra­duite par des trans­ferts entre pays membres, pré­lude à d’inévitables pro­tes­ta­tions. Les inquié­tudes alle­mandes, au vu de la pro­gres­sion des endet­te­ments, sont à cet égard aus­si com­pré­hen­sibles que légi­times. La situa­tion est d’autant plus pré­oc­cu­pante qu’une frac­ture Nord-Sud se creuse au sein de l’Union. La pleine ouver­ture des robi­nets finan­ciers, à grand ren­fort d’émissions obli­ga­taires, pose évi­dem­ment la ques­tion de la sou­te­na­bi­li­té des pas­sifs, ren­due plus épi­neuse encore par l’inertie stra­té­gique de l’Europe – consé­quence à vrai dire inévi­table d’une gou­ver­nance à Vingt-Sept et par le niveau déjà éle­vé des enga­ge­ments indi­vi­duels, notam­ment en Ita­lie et en Grèce, dont les crises de 2011 et 2015 avaient clai­re­ment sou­li­gné la fragilité.

“Le plan de relance européen est d’une taille trop limitée.

Pour cette rai­son, une relance euro­péenne cal­quée sur le modèle amé­ri­cain, du fait de son poids, aurait elle aus­si créé de réelles dif­fi­cul­tés. Et pour­tant, une alter­na­tive mini­male, comme celle dont la mise en œuvre est pré­vue, serait por­teuse, pour l’Europe, de dif­fi­cul­tés pro­ba­ble­ment bien plus grandes. La consom­ma­tion per­due pen­dant la crise sani­taire est per­due pour tou­jours, sans pos­si­bi­li­té de rat­tra­page, du moins dans les ser­vices et les sec­teurs assi­mi­lés. Au-delà de l’impact immé­diat sur la crois­sance devrait aus­si s’ensuivre une hausse de l’épargne pré­ven­tive, un repli de l’investissement et une baisse des com­pé­tences sur le mar­ché de l’emploi. Sans un puis­sant sou­tien à la demande, il est à craindre que le trou d’air ne se trans­forme en puits sans fond, dont l’économie euro­péenne ne pour­ra se sor­tir que lour­de­ment sca­ri­fiée, sans pour autant avoir réglé ses pro­blèmes chro­niques de défi­cit bud­gé­taire et d’endettement.

Impact immédiat et conséquences de long terme

Le salut ne peut pas­ser que par la res­tau­ra­tion rapide d’une crois­sance saine et stable, de nature à rendre la dette sou­te­nable. Hélas, pareil scé­na­rio semble hors d’atteinte pour bon nombre de pays membres, à eux seuls et en l’état : l’Italie, par exemple, n’a pas enre­gis­tré le moindre fré­mis­se­ment de crois­sance, en termes réels, depuis plus de deux décen­nies. Sans une ini­tia­tive forte, sa sol­va­bi­li­té sera tôt ou tard remise en cause par les inves­tis­seurs, ce à quoi devrait s’ajouter une remise en cause par le contri­buable ita­lien de l’intérêt à s’acquitter de ses enga­ge­ments internationaux.

L’édifice éco­no­mique euro­péen, sui­vant le canon de Maas­tricht, devait repo­ser sur un trip­tyque simple : 5 % de crois­sance nomi­nale, en ten­dance, soit 2 % d’inflation et 3 % de crois­sance réelle, capable de sou­te­nir un défi­cit bud­gé­taire de 3 % et une dette de 60 %, au plus, du PIB. Ces chiffres relèvent aujourd’hui de la pure fic­tion et flottent dans une galaxie toute dif­fé­rente de la nôtre. L’attention exces­sive qui est accor­dée à une grille de lec­ture aus­si étran­gère à la situa­tion risque de nous faire perdre de vue des enjeux macroé­co­no­miques autre­ment plus pressants.

Cer­tains avan­ce­ront que le salut pour­rait venir de la Banque cen­trale euro­péenne, par pro­lon­ge­ment de sa poli­tique d’injection de liqui­di­tés sur les mar­chés obli­ga­taires, un pro­vi­den­tiel filet de sécu­ri­té pour les émet­teurs sou­ve­rains du conti­nent. Mais ce levier lui aus­si a ses limites, dans un contexte de remon­tée de l’inflation et, sur­tout, de mul­ti­pli­ca­tion des débats natio­naux sur la léga­li­té de ces aides. Les épar­gnants des pays du Nord se sentent légi­ti­me­ment tra­his, phé­no­mène dont le cor­ré­lat est une défiance accrue vis-à-vis de l’Europe : la moné­ti­sa­tion des dettes, pour eux, n’est en rien une pers­pec­tive atti­rante. L’assouplissement quan­ti­ta­tif n’est pas, n’a jamais été, ne peut être une stra­té­gie viable, à long terme.

En somme, cela ne laisse guère que deux solu­tions : mobi­li­ser tous les capi­taux néces­saires à la relance et à l’investissement pour retrou­ver une crois­sance forte ou bien consen­tir à une restruc­tu­ra­tion des pas­sifs publics. Dans ce der­nier cas, il serait indis­pen­sable de conso­li­der l’architecture finan­cière euro­péenne pour fixer les condi­tions d’un défaut natio­nal conte­nu, sans sor­tie de la zone euro.

Vérités désagréables et démarches pragmatiques

Les rouages internes au fonc­tion­ne­ment de l’Union, vrai­sem­bla­ble­ment néces­saires dans un cadre ins­ti­tu­tion­nel plu­rié­ta­tique, et les traits cultu­rels propres à son appa­reil admi­nis­tra­tif ne sim­pli­fient pas les choses. Une relance forte et à grande échelle n’appartient pas, en un mot, au lexique de la Com­mis­sion euro­péenne. C’est en un sens com­pré­hen­sible, si l’on s’en tient à une appré­cia­tion stricte de son rôle et de son man­dat : tout chan­ge­ment effec­tif n’interviendra qu’une fois les trai­tés revus et cor­ri­gés pour ali­gner enfin la machi­ne­rie bruxel­loise avec les inté­rêts éco­no­miques de long terme de l’Union.

La ques­tion, en somme, est plus poli­tique et stra­té­gique que finan­cière. Or l’Allemagne est entrée dans une phase élec­to­rale déter­mi­nante, pavée d’incertitudes concer­nant le deve­nir de la coa­li­tion emme­née par la CDU. L’opinion publique, certes, a sans doute évo­lué, même dans les rangs conser­va­teurs, au sein des­quels la sup­pres­sion pure et simple de la doc­trine du schwarze Null n’est plus un tabou. Les entraves à l’action n’en sont pas moindres, pour l’heure. L’Italie elle aus­si est en plein bou­le­ver­se­ment, ce dont témoigne l’expérience poli­tique en cours avec le gou­ver­ne­ment Dra­ghi : l’un de ses atouts est pro­ba­ble­ment de faci­li­ter le dia­logue entre les pays du Sud, « dépen­siers », et le Nord, « aus­tère ». La France aus­si doit aller aux urnes l’an pro­chain, ce qui ne pré­sage pas d’un acti­visme poli­tique for­ce­né au niveau européen.

Pour­tant, mal­gré ce contexte pro­pice à l’immobilisme, ce chan­ge­ment si dif­fi­cile à amor­cer est aus­si urgent qu’il est cri­tique. Des dyna­miques démo­gra­phiques décli­nantes, la menace tou­jours latente de la stag­na­tion sécu­laire, un sur­en­det­te­ment appa­rem­ment sans fin : les ana­lystes sont de plus en plus nom­breux à pré­dire à l’Europe un sort à la japo­naise. Hélas ! l’Europe risque de n’avoir pas même la chance de se fondre dans ce moule, dans sa situa­tion actuelle. La dette, en soi, n’est pas la racine de tous ces maux. C’est l’inaction poli­tique qui est en cause.

Pro­pos recueillis par Fre­de­ric Bon­ne­vay (M2006) et Jean-Bap­tiste Michau (M2006)

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