automobile zéro émission

L’automobile vers le zéro émission en 2050, quelles conséquences pour l’industrie ?

Dossier : AutomobileMagazine N°765 Mai 2021
Par Marc ALOCHET
Par Christophe MIDLER (74)

Le déve­lop­pe­ment des véhi­cules élec­triques sur le mar­ché mon­dial est actuel­le­ment le fac­teur majeur de trans­for­ma­tion du sec­teur indus­triel de l’automobile. La France, qui pos­sède une des grandes indus­tries mon­diales du sec­teur, dans laquelle d’ailleurs les poly­tech­ni­ciens ont joué un grand rôle, est à ce titre très concer­née par ces évo­lu­tions. Que peut-on pré­voir dans ce domaine ?

Après des décen­nies de ten­ta­tives jusqu’alors infruc­tueuses, le véhi­cule élec­trique vit aujourd’hui son pas­sage à l’échelle. Tous les construc­teurs s’y mettent. Le défi est majeur puisqu’il s’agit de pas­ser au tout élec­trique alors que les ventes de véhi­cules à com­bus­tion interne repré­sentent aujourd’hui 98 % des ventes mon­diales ! D’où vient cette accé­lé­ra­tion pour une tech­no­lo­gie long­temps res­tée éter­nel­le­ment émer­gente ? Cet article se cen­tre­ra sur deux ques­tions : quelles sont les forces à l’œuvre dans cette accé­lé­ra­tion bru­tale de la tran­si­tion ? Quel est son impact sur l’architecture et les pro­ces­sus d’une indus­trie façon­née par un siècle de desi­gn domi­nant fon­dé sur le moteur à com­bus­tion interne ?


REPÈRES

Gene­ral Motors, emblème des grosses cylin­drées, a annon­cé fin jan­vier 2021 son inten­tion d’arrêter la fabri­ca­tion de voi­tures à moteur ther­mique à par­tir de 2035. Renault et son par­te­naire Nis­san, mais aus­si Ford, Hon­da, Toyo­ta et Volks­wa­gen (qui ne déve­lop­pe­ra plus de moteurs 100 % ther­miques après 2026), affichent un objec­tif de neu­tra­li­té car­bone en 2050. Et même en 2040, pour Vol­vo et Daim­ler. Quant au first mover et pure player élec­trique, Tes­la, sa valo­ri­sa­tion bour­sière est supé­rieure à celle de Toyo­ta, VW et GM réunis, et il a en 2020 ven­du 500 000 voi­tures lorsque les experts en auto­mo­bile le can­ton­naient au mar­ché niche de la voi­ture de luxe hype.


La pression par les pouvoirs publics

En 1991, le best-sel­ler The Machine that chan­ged the World expli­quait com­ment l’automobile avait façon­né la socié­té et l’entreprise du xxe siècle… C’est le suc­cès de l’automobile auprès des clients qui a trans­for­mé l’industrie mais aus­si nos modes de vie et nos villes. Aujourd’hui, les forces à l’œuvre sont dif­fé­rentes. Le pas­sage à l’échelle ne vient pas d’un engoue­ment subit et géné­ral des clients pour les ver­tus de la voi­ture élec­trique. Ce n’est pas le mar­ché qui s’est embal­lé comme il a plé­bis­ci­té l’iPhone. C’est au contraire la pres­sion des pou­voirs publics mon­diaux qui force aujourd’hui ce pas­sage à l’échelle, pour répondre à l’urgence cli­ma­tique et aux objec­tifs du zéro émis­sion de CO2 en 2050. Si les pre­mières régle­men­ta­tions concer­nant la qua­li­té de l’air ont été émises en Cali­for­nie à la fin des années 60, il y a main­te­nant une forte conver­gence mon­diale de régle­men­ta­tions impo­sant une rup­ture nette et rapide des émis­sions de pol­luants et de CO2 des auto­mo­biles. Celles-ci peuvent soit limi­ter des niveaux d’émission (par exemple 95 g de CO2 / km en moyenne en Europe à par­tir de 2021 pour les véhi­cules par­ti­cu­liers), soit impo­ser des quo­tas de vente (par exemple, pour un véhi­cule à éner­gie nou­velle en Chine avec un seuil de 12 % en 2020), et s’accompagnent de taxes péna­li­sant les construc­teurs qui n’atteignent pas les objec­tifs fixés.

La régu­la­tion s’est aus­si por­tée du côté de la demande, par des achats publics mas­sifs ou des inci­ta­tions fis­cales ou finan­cières signi­fi­ca­tives pour rendre l’achat de véhi­cules élec­triques (VE) attrac­tif. La com­pé­ti­ti­vi­té de l’offre élec­trique s’améliorant rapi­de­ment avec le pas­sage à l’échelle et les inci­ta­tions à l’achat deve­nant finan­ciè­re­ment insup­por­tables avec l’augmentation des volumes de vente, l’équilibre se déplace clai­re­ment vers la péna­li­sa­tion de l’offre ther­mique. Au niveau local, de nom­breuses villes ou com­mu­nau­tés urbaines restreignent, voire inter­disent, l’accès de véhi­cules pol­luants en leur centre. De même, cer­tains pays ont déjà indi­qué qu’ils n’autoriseraient plus la vente de véhi­cules ther­miques au cours de la décen­nie 2030–2040. Enfin, les accords de Paris en 2015, qui imposent aux pays signa­taires une neu­tra­li­té car­bone en 2050 (compte tenu du taux de renou­vel­le­ment du parc, il fau­drait arrê­ter la vente de véhi­cules car­bo­nés neufs dès la deuxième moi­tié des années 2030), ou la future légis­la­tion euro­péenne sur les pol­luants (Euro 7 aux alen­tours de 2025 avec des objec­tifs très sévé­ri­sés – seuils régle­men­taires divi­sés par au moins 3 pour CO et 2 pour NOx) contri­buent à accé­lé­rer cette transition.

Le passage à l’échelle du véhicule électrique : les données récentes…

Les stratégies de l’Europe et de la Chine

L’ensemble de ces mesures rend qua­si impos­sible, dans cinq-dix ans, la vente de véhi­cules ther­miques aux condi­tions de per­for­mance et de prix aux­quelles le mar­ché est habi­tué. Dans ce contexte, comme le montrent S. Del­court et E. Per­rot (voir réfé­rences ci-des­sous), l’utilisation mas­sive de la voi­ture élec­trique à bat­te­rie (VEB), tirée, comme on le ver­ra dans l’article consa­cré au sujet, par les spec­ta­cu­laires pro­grès sur la den­si­té éner­gé­tique embar­quée comme la réduc­tion des coûts, est cer­tai­ne­ment la meilleure (ou plu­tôt la seule ?) solu­tion pour le trans­port par­ti­cu­lier com­pa­tible avec les échéances des objec­tifs de déve­lop­pe­ment durable. La consé­quence de cette ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion de la tra­jec­toire de l’innovation, c’est que l’efficacité de la régu­la­tion publique devient un fac­teur clé de la dyna­mique de com­pé­ti­ti­vi­té des entre­prises qui lui sont sou­mises. La com­pa­rai­son entre l’Europe et la Chine est, de ce point de vue, inté­res­sante. Si elles sont toutes deux volon­ta­ristes dans leurs objec­tifs de réduc­tion des émis­sions, elles pro­cèdent de phi­lo­so­phies et de démarches très différentes.

“La batterie à elle seule représente 30 % du coût de la voiture.”

En sim­pli­fiant on a, d’un côté, une phi­lo­so­phie de régu­la­tion des mar­chés auto­mo­biles cher­chant le com­pro­mis entre la réin­té­gra­tion des exter­na­li­tés envi­ron­ne­men­tales néga­tives, le main­tien de la com­pé­ti­ti­vi­té de l’industrie et une concur­rence équi­table. Cela conduit à négo­cier la régle­men­ta­tion avec les indus­triels, sans impo­ser de choix tech­no­lo­giques, et à créer un cadre stable et pré­vi­sible qui donne de la visi­bi­li­té pour pilo­ter les trans­for­ma­tions. Mais cela crée une forte iner­tie face aux dyna­miques tech­no­lo­giques rapides et aux réac­tions du mar­ché, et ne per­met pas de struc­tu­rer les choix tech­no­lo­giques d’une filière véhi­cule élec­trique. De l’autre, une régu­la­tion dis­cré­tion­naire qui vise à déve­lop­per des cham­pions natio­naux devant dépas­ser leurs rivaux étran­gers. Il s’agit donc d’une logique de poli­tique indus­trielle sur une filière com­plète, depuis l’accès aux matières pre­mières jusqu’à la régu­la­tion du mar­ché final de véhi­cules, capable de favo­ri­ser les meilleurs comme d’éliminer ceux qui échouent. Rien de bien nou­veau dans la tra­di­tion socia­liste. Mais ce qui l’est plus, c’est que cette pla­ni­fi­ca­tion se fait agile, capable de chan­ger d’un tri­mestre à l’autre, pour inté­grer les évo­lu­tions rapides et peu pré­vi­sibles des avan­cées tech­no­lo­giques ain­si que l’accueil des nou­veaux pro­duits sur les mar­chés. Une régu­la­tion qui, para­doxa­le­ment, adopte les prin­cipes de prag­ma­tisme chers à la Sili­con Val­ley : sti­mu­ler les appren­tis­sages rapides, favo­ri­ser les expé­riences en vraie gran­deur, accep­ter les pivots fré­quents et bru­taux, favo­ri­ser le fail fast… Les deux sys­tèmes ont cha­cun des avan­tages et des incon­vé­nients. Qui va gagner, entre ces deux sys­tèmes régio­naux qui se tiennent au coude à coude en termes de crois­sance du mar­ché de véhi­cules élec­triques ? Cela dépen­dra cer­tai­ne­ment de la capa­ci­té des orga­nismes publics à inté­grer plus effi­ca­ce­ment les logiques indus­trielles de l’innovation. Une mis­sion pas­sion­nante pour les ingé­nieurs qui choi­si­ront des car­rières publiques.

Projection pour les décennies à venir
Source : BNEF. Note : Elec­tric share of annual sales includes bat­te­ry elec­tric and plug-in hybrid.

Un bouleversement du paradigme industriel ? 

Faut-il dès lors à s’attendre à une défla­gra­tion indus­trielle bru­tale remet­tant en cause en pro­fon­deur les pro­ces­sus de pro­duc­tion et l’organisation indus­trielle du sec­teur ? L’électrification entraîne des efforts consi­dé­rables de R & D et des inves­tis­se­ments indus­triels mas­sifs, esti­més en 2019 par Reu­ters à plus de 300 mil­liards de dol­lars (en cumul sur 29 construc­teurs). Sur le plan de l’organisation indus­trielle, les construc­teurs vont-ils gar­der leur posi­tion domi­nante d’intégrateur, alors qu’ils ne sont pas spé­cia­listes des com­po­sants clés que sont le moteur élec­trique et la bat­te­rie, qui à elle seule repré­sente géné­ra­le­ment 30 % du coût de la voi­ture ? Vont-ils pou­voir pré­ser­ver les pro­ces­sus de pro­duc­tion exis­tant dans leurs usines de véhi­cules, conçues pour des véhi­cules à com­bus­tion interne ? Une étude empi­rique récente (voir Alo­chet dans les réfé­rences), concer­nant douze construc­teurs mon­diaux qui cumulent envi­ron 70 % des ventes et deux nou­veaux entrants, Tes­la et BYD, montre que les construc­teurs sont à ce jour par­ve­nus à inté­grer les VEB dans les sys­tèmes indus­triels exis­tants : 80 % d’entre eux conçoivent et assemblent le pack bat­te­rie en ache­tant aux spé­cia­listes de l’électrochimie des cel­lules (élé­ment de base d’un pack bat­te­rie) ou des modules (ensemble de plu­sieurs cel­lules) ; 90 % d’entre eux conçoivent et assemblent le moteur élec­trique ain­si que le sys­tème de pro­pul­sion ; sur 44 VEB dont le pro­cé­dé de fabri­ca­tion a été étu­dié, 42 sont fabri­qués avec des pro­ces­sus adap­tés à par­tir de ceux des modèles thermiques.

Une remarquable résilience

Plu­sieurs fac­teurs per­mettent d’expliquer cette rési­lience remar­quable face à une telle rup­ture tech­no­lo­gique. Tout d’abord, les construc­teurs se sont appro­prié les deux sys­tèmes de la chaîne ciné­ma­tique en assu­rant la concep­tion d’ensemble et l’assemblage final. La réuti­li­sa­tion des ins­tal­la­tions et des pro­ces­sus et méthodes de fabri­ca­tion exis­tants a été inté­grée comme une spé­ci­fi­ca­tion dans la concep­tion des VEB, per­met­tant d’amortir les inves­tis­se­ments indus­triels colos­saux et de capi­ta­li­ser sur les savoir-faire des sites de pro­duc­tion, tout en don­nant plus de flexi­bi­li­té pour gérer le rem­pla­ce­ment pro­gres­sif des véhi­cules ther­miques par les VEB. L’intégration de la pro­duc­tion des moteurs élec­triques et des sys­tèmes de bat­te­rie a per­mis de com­pen­ser les pertes d’emploi liées à l’arrêt de la pro­duc­tion de la chaîne ther­mique et la réduc­tion des temps de mon­tage de VEB, moins com­plexe. Quant à la bat­te­rie, com­po­sant clé sur le plan du coût comme de la per­for­mance, elle donne lieu depuis le début du renou­veau du VE à des alliances stra­té­giques majeures, visant à pré­ser­ver l’accès aux solu­tions les plus per­for­mantes dans un contexte d’évolutions encore impor­tantes et incer­taines des technologies.


Le CRG I3

Fon­dé par l’X en 1972, le Centre de recherche en ges­tion est la pre­mière équipe de ges­tion recon­nue par le CNRS en 1980. Il est aujourd’hui asso­cié à l’Institut inter­dis­ci­pli­naire de l’innovation (CNRS, X, Mines Paris­tech, Télé­com Paris). Ses recherches sont déve­lop­pées à par­tir de pro­blèmes concrets en vue d’élaborer théo­ries per­ti­nentes pour les acteurs des contextes étu­diés (entre­prises, orga­ni­sa­tions publiques…). Les pro­ces­sus d’innovation, la numé­ri­sa­tion, les nou­velles formes de mobi­li­té, la ges­tion du risque, le déve­lop­pe­ment durable, la finance res­pon­sable sont quelques-uns des sujets de recherche actuels.


Quel avenir ?

Cette situa­tion va-t-elle évo­luer ? Va-t-on voir appa­raître de nou­velles archi­tec­tures indus­trielles, pro­fi­tant du carac­tère plus modu­laire et fina­le­ment plus simple de la tech­no­lo­gie du véhi­cule élec­trique ? À la manière d’un Decath­lon, deve­nu n° 1 du vélo en France, ou d’un Dell pour les PC, en s’appuyant sur son pou­voir de dis­tri­bu­teur d’un côté, la sta­bi­li­sa­tion de l’architecture modu­laire des pro­duits de l’autre ? Cer­taines pré­misses d’une telle rup­ture de l’architecture actuelle existent dès aujourd’hui : d’un côté, Tes­la se passe de réseau de dis­tri­bu­tion, en s’appuyant sur une concep­tion adap­tée du sys­tème infor­ma­tique de sa voi­ture. De l’autre, l’entreprise Fox­conn pro­pose de com­mer­cia­li­ser en Busi­ness to Busi­ness des pla­te­formes élec­tri­fiées, à habiller par un desi­gn pro­duit spé­ci­fique. On pour­rait ima­gi­ner ce qu’un géant comme Ama­zon pour­rait faire du métis­sage de ces inno­va­tions… Cela pour­rait ouvrir la voie à des archi­tec­tures d’industrie dif­fé­rentes, si elles sont asso­ciées à des trans­for­ma­tions du busi­ness modèle de la vente B2C vers des offres de ser­vices de mobi­li­té. La posi­tion des construc­teurs évo­lue­rait alors vers trois confi­gu­ra­tions pos­sibles : four­nis­seur de véhi­cules (de com­mo­di­tés ?) pour les opé­ra­teurs de mobi­li­té ; four­nis­seur de pla­te­formes (véhi­cules et ser­vices) de mobi­li­té ; opé­ra­teur de ser­vices de mobi­li­té. Quoi qu’il en soit, l’inertie propre au cycle du pro­duit auto­mo­bile fait qu’on ne voit pas ce genre de tran­si­tion adve­nir dans la décen­nie qui vient. Mais à plus long terme des bas­cu­le­ments sont tout à fait pos­sibles, d’autant que la tran­si­tion vers l’électrification s’opère simul­ta­né­ment avec d’autres rup­tures qui font l’objet des cha­pitres sui­vants de ce dos­sier : le pas­sage d’une indus­trie de pro­duits à une indus­trie de ser­vices de mobi­li­té, le déploie­ment du véhi­cule auto­nome et l’intrusion du monde du numé­rique dans l’univers autre­fois bien fer­mé du sec­teur auto­mo­bile, avec des pré­da­teurs de valeur comme Way­mo, Uber, Didi, Ama­zon… Si chaque rup­ture n’est, à elle seule, pas capable de trans­for­mer un sec­teur aus­si rési­lient, c’est peut-être une conjonc­tion qui le permettra.


Références

S. Del­court et E. Per­rot (2019) « Com­ment décar­bo­ner le trans­port rou­tier en France ? » Doc de La Fabrique, 12, Paris : Presses des Mines. 

Marc Alo­chet (2020) « Rup­ture tech­no­lo­gique et dyna­mique d’une indus­trie, la tran­si­tion vers l’électromobilité », thèse de doc­to­rat de l’Institut poly­tech­nique de Paris. 

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