Les attentes du shipping à l’heure de la relance

Dossier : Les ports en FranceMagazine N°764 Avril 2021
Par Jean-Marc LACAVE (75)

Les annonces récentes du Comi­té inter­mi­nis­té­riel de la mer de jan­vier 2021, et notam­ment l’adoption de la stra­té­gie natio­nale, tracent des pers­pec­tives de tran­si­tions, d’innovations et de gou­ver­nance pour le port du futur. À cet égard le point de vue des usa­gers est déter­mi­nant : quels sont donc les traits
du port du futur, du point de vue d’un armateur ?

La crise actuelle et les bou­le­ver­se­ments induits par un évé­ne­ment majeur comme l’est une pan­dé­mie mon­diale, qui s’est si bien ins­tal­lée dans nos socié­tés, nous invitent à ques­tion­ner l’avenir de nos modèles éco­no­miques, leurs acteurs, les flux, les outils, même ceux qui ne sont pas les plus visibles pour la majo­ri­té des popu­la­tions : les navires de com­merce et les ports mari­times. Néces­saires, les pre­miers le sont-ils encore à l’heure des appels tou­jours plus pres­sants pour une régio­na­li­sa­tion des tra­fics, pour une modé­ra­tion voire une mise à l’arrêt de la mon­dia­li­sa­tion ? Adap­tés, les seconds le sont-ils à des logiques concur­ren­tielles exa­cer­bées et à un impé­ra­tif envi­ron­ne­men­tal tou­jours plus exi­geant ? S’il est aisé de répondre par l’affirmative à la pre­mière de ces deux inter­ro­ga­tions, tant les marins et le ship­ping ont eu un rôle pri­mor­dial pour l’ensemble de la popu­la­tion mon­diale pour assu­rer les flux logis­tiques essen­tiels en période de pan­dé­mie, on ne peut s’empêcher d’esquisser un « mais » en envi­sa­geant la seconde. Oui, les ports ont éga­le­ment été essen­tiels au main­tien d’un appro­vi­sion­ne­ment conti­nu et vital pour nos socié­tés. Mais sont-ils suf­fi­sam­ment armés pour les tran­si­tions en cours et à venir ? Inter­ro­ger quant à leur ave­nir les prin­ci­paux uti­li­sa­teurs des ports, les com­pa­gnies mari­times, c’est aus­si ques­tion­ner l’ADN pro­fond d’actifs publics sur la ligne de crête, si l’on consi­dère les ports fran­çais en particulier.

Outil au ser­vice d’un usa­ger plu­riel, le port du futur doit se démar­quer dans un mar­ché de plus en plus concur­ren­tiel. À ce titre, par­mi toutes les prio­ri­tés qui viennent à l’esprit, l’innovation numé­rique d’une part et le ver­dis­se­ment des infra­struc­tures d’autre part nous semblent fon­da­men­taux dans les déve­lop­pe­ments por­tuaires à venir.


REPÈRES

Arma­teurs de France regroupe l’ensemble des entre­prises fran­çaises de trans­port et de ser­vices mari­times (appe­lés arma­teurs). Créée en 1903, l’organisation pro­fes­sion­nelle compte 57 membres actifs et 16 membres asso­ciés. Son rôle est de repré­sen­ter les entre­prises mari­times fran­çaises auprès des pou­voirs publics natio­naux et com­mu­nau­taires, de l’Organisation mari­time inter­na­tio­nale (OMI) et de l’Organisation inter­na­tio­nale du tra­vail (OIT). L’organisation est éga­le­ment char­gée de négo­cier les conven­tions col­lec­tives et les accords sociaux de la branche (trans­port et ser­vices mari­times). Arma­teurs de France four­nit enfin à ses adhé­rents conseils et infor­ma­tions. Arma­teurs de France est membre fon­da­teur de l’Inter­na­tio­nal Cham­ber of Ship­ping.


L’innovation numérique

Rap­pe­lons tout d’abord que la flui­di­té du pas­sage por­tuaire est l’essence même de la fina­li­té por­tuaire. Les acteurs concer­nés doivent sans cesse pen­ser à l’améliorer par la sim­pli­fi­ca­tion admi­nis­tra­tive, des ser­vices plus réac­tifs et inno­vants, une dis­po­ni­bi­li­té plus grande des agents des ser­vices publics comme des ser­vices pri­vés des ports. La créa­tion d’un sys­tème de gui­chet unique mari­time euro­péen consti­tue­ra un jalon notable pour faci­li­ter les flux de mar­chan­dises, auquel il convien­dra d’adjoindre une opti­mi­sa­tion des tran­sits por­tuaires pour les tra­fics de pas­sa­gers. Consi­dé­rer une pro­fonde har­mo­ni­sa­tion des pro­cé­dures entre ports impli­que­ra, en France par exemple, une néces­saire réduc­tion du nombre de sys­tèmes d’information por­tuaires (actuel­le­ment au nombre de sept !). Ain­si opti­mi­sées, les escales devraient auto­ri­ser, ou du moins faci­li­ter, le just in time sai­ling, c’est-à-dire un temps d’escale le plus court et le plus opti­mal, cru­cial pour tous les navires et pour l’économie intrin­sèque du ship­ping. Ces déve­lop­pe­ments devront être accom­pa­gnés par les outils garan­tis­sant la fia­bi­li­té et la sécu­ri­sa­tion des pro­ces­sus. À ce titre des inves­tis­se­ments signi­fi­ca­tifs dans la cyber­sé­cu­ri­té nous paraissent vitaux, si l’on consi­dère les impacts crois­sants de la cyber­mal­veillance et de la cyber­cri­mi­na­li­té qui ciblent de plus en plus fré­quem­ment les sys­tèmes d’information mari­times et portuaires.

Le verdissement des infrastructures

Inno­vant, le port du futur devra éga­le­ment se démar­quer par des infra­struc­tures tou­jours plus vertes, sus­cep­tibles de cap­ter les navires, voire même les tra­fics, les plus ver­tueux. N’hésitons pas à abu­ser d’une tau­to­lo­gie : le ship­ping vert ne peut se conce­voir sans ports verts ! Les deux sec­teurs sont indis­so­lu­ble­ment liés dans la dyna­mique ver­tueuse du ver­dis­se­ment et celui qui gagne­ra sera celui qui aide­ra mieux l’autre ! Le porte-conte­neur de 23 000 EVP uti­li­sant le GNL comme com­bus­tible doit trou­ver une infra­struc­ture de sou­tage adap­tée dans ses prin­ci­pales escales stra­té­giques. Le navire fer­ry ou de croi­sière doit trou­ver les prises élec­triques avec la capa­ci­té adé­quate, sur les quais qu’il fré­quente régu­liè­re­ment. Plus géné­ra­le­ment la par­ti­ci­pa­tion des ports aux efforts de recherche sur les car­bu­rants bio ou de syn­thèse, aux pro­jets de fabri­ca­tion, de sto­ckage, de sou­tage de ces car­bu­rants, l’équation éco­no­mique de leur dis­tri­bu­tion… sont autant de clés sus­cep­tibles de déga­ger de réels avan­tages com­pé­ti­tifs pour les ports. La liste est longue des inno­va­tions à conduire dans le domaine de l’environnement et de la tran­si­tion éner­gé­tique ; on pour­rait aus­si citer la ques­tion tou­jours en pro­grès de la récep­tion et du sto­ckage des déchets, notam­ment vis-vis des besoins propres des navires à pas­sa­gers, ou l’accueil et la manu­ten­tion des navires à voiles, ou encore le déve­lop­pe­ment de pro­jets pou­vant béné­fi­cier demain des éner­gies marines renou­ve­lables (EMR), appe­lés à se multiplier.

© Van­den­hove Augustin

Une porte vers les terres

Depuis la mer, le port se décrit comme une porte vers les terres. Il ne sau­rait se limi­ter à un quai et à une infra­struc­ture rou­tière, trop sou­vent accep­tée comme la solu­tion pour les tran­sits de fret. Est-il bien néces­saire, une fois de plus, de prô­ner une inter­mo­da­li­té, intel­li­gente, diver­si­fiée et per­for­mante ? Est-il bien néces­saire de pré­ci­ser que cette inter­mo­da­li­té ne pour­ra venir que de la conjonc­tion enga­gée de tous les acteurs impli­qués, et notam­ment les manu­ten­tion­naires, les tran­si­taires, les trans­por­teurs… ? Est-il bien néces­saire enfin de sou­li­gner que l’intermodalité fran­chi­ra un cap déci­sif pas tant pour de nou­velles infra­struc­tures, mais via un niveau de ser­vice et un prix qui ne dif­fé­ren­cient pas un mode par rap­port aux autres ? Il va de soi que, à par­tir de par­te­na­riats anciens, ces acteurs devront déve­lop­per des syner­gies nou­velles, por­tées vers un hori­zon ver­di et digitalisé.

Le port du futur est-il français ?

Le bilan contras­té des ports fran­çais, avant et depuis le début de la crise actuelle, pose la ques­tion de l’avenir de ces actifs stra­té­giques dans un contexte de dépen­dance mar­qué aux flux de la mon­dia­li­sa­tion. For­te­ment impac­tés par la crise actuelle, les ports ont vu leurs tra­fics ampu­tés dans de larges pro­por­tions et peinent encore à s’aligner sur leurs moyennes des années anté­rieures. Les ports fran­çais ne font pas excep­tion à ce constat dif­fi­cile. À l’heure où les États ferment leurs fron­tières, y com­pris bien sou­vent les fron­tières mari­times, les ports subissent de plein fouet la tem­pête éco­no­mique consé­cu­tive aux bou­le­ver­se­ments sani­taires actuels. Les arma­teurs fran­çais ne se réjouissent pas de ce constat, car là aus­si les inté­rêts des par­ties se rejoignent inti­me­ment. Les arma­teurs ont certes un pro­jet pour leur propre sec­teur indus­triel mais ce pro­jet passe par les ports fran­çais, au nom de la soli­da­ri­té éco­no­mique et au nom de la sou­ve­rai­ne­té. Il n’y a aucune ambi­guï­té sur le fait que les navires fran­çais doivent pou­voir comp­ter sur un socle de flux, de per­for­mances, de com­pé­tences, de déve­lop­pe­ments, de pro­grès dans les ports fran­çais, même si le busi­ness est mon­dia­li­sé et parce que le busi­ness est mon­dia­li­sé et qu’il faut donc faire équipe. C’est le sens de la charte por­tuaire que nous avons signée l’an pas­sé, fon­dée sur la confiance que nous avons dans les acteurs por­tuaires et notam­ment les acteurs sociaux ; c’est le sens que nous don­nons à pré­sent au Fon­te­noy du mari­time lan­cé par la ministre de la Mer.

“Les navires français doivent pouvoir compter sur les ports français.”

La stratégie gouvernementale

La relance impul­sée fin 2020 par le gou­ver­ne­ment per­met d’envisager une crois­sance moins incer­taine pour les prin­ci­paux ports fran­çais et un com­ble­ment du défi­cit de com­pé­ti­ti­vi­té. À ce titre la stra­té­gie natio­nale por­tuaire (SNP) adop­tée par le Comi­té inter­mi­nis­té­riel de la mer en jan­vier 2021 consti­tue un jalon vers une recon­quête mas­sive de parts de mar­ché, notam­ment pour le fret conte­neu­ri­sé. Néces­sai­re­ment, le port fran­çais du futur sera plus com­pé­ti­tif ou ne sera pas. Cela dit, les ambi­tions de la SNP et de la relance doivent s’inscrire dans un temps à la fois plus court et plus long. En pre­mier lieu, il faut évi­ter le déclas­se­ment des ports fran­çais vis-à-vis de leurs concur­rents euro­péens. Les ambi­tions raf­fer­mies sur les tra­jec­toires d’investissement annon­cées et un sou­ci d’innover en matière fis­cale, par exemple, paraissent satis­faire à un tel objec­tif. L’émergence d’un grand acteur sur l’axe Seine est éga­le­ment un signal très posi­tif si la com­pé­ti­ti­vi­té et la com­plé­men­ta­ri­té sont bien les maîtres mots de sa feuille de route.

D’autre part il paraît vital d’envisager le temps long en mieux consi­dé­rant l’intérêt des prin­ci­paux usa­gers des ports fran­çais, quelles que soient leurs tailles. La plu­part de nos ports, en par­ti­cu­lier les moins impor­tants, conjuguent leur exis­tence avec celle d’opérateurs deve­nus cru­ciaux pour le maillage logis­tique de nos ter­ri­toires et les expor­ta­tions de nos pro­duc­tions même en dehors des prin­ci­paux axes de com­mu­ni­ca­tion. À l’heure d’un Brexit au contour encore incer­tain, Cher­bourg deve­nue une nou­velle porte d’entrée majeure pour l’Irlande ne dis­po­se­rait pas d’une infra­struc­ture adé­quate sans les com­pa­gnies de fer­ries qui fré­quentent ses quais depuis des décen­nies. Cela pour sou­li­gner la com­po­sante for­te­ment ter­ri­to­riale de nombre de nos ports fran­çais qui jouent un rôle éco­no­mique local majeur et qui ont donc voca­tion à voir les ter­ri­toires tou­jours plus impli­qués dans leurs orien­ta­tions stra­té­giques et leurs opé­ra­tions concrètes de développement.

La gouvernance et la coopération public-privé

Si la ques­tion de la gou­ver­nance des ports est un ser­pent de mer, la pré­sente contri­bu­tion du point de vue arma­to­rial veut démon­trer que les des­tins entre le sec­teur public des ports et le sec­teur pri­vé du ship­ping ne sont pas dans une simple rela­tion clients-four­nis­seurs ou pire sur des voies paral­lèles indif­fé­rentes l’une à l’autre : ils sont liés sur les plans fon­da­men­taux de l’économie de notre pays, celui de la tran­si­tion éco­lo­gique, celui de l’innovation, celui de la soli­da­ri­té éco­no­mique… Par­tant de là, avec toute la bonne volon­té des acteurs, tout sys­tème de gou­ver­nance doit viser à favo­ri­ser ces syner­gies et ce poten­tiel de pro­grès col­lec­tif. C’est en tout cas la par­ti­tion que comptent jouer les arma­teurs français.

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