Le hasard et la nécessité.2

Dossier : Vie des entreprisesMagazine N°763 Mars 2021
Par Joan GIACINTI

Tout ce qui existe dans l’univers, selon le phi­lo­sophe Grec Démo­crite, est « le fruit du hasard et de la néces­si­té ». Dans ses confé­rences de 1969 au Pomo­na col­lège, Jacques Monod (1910−1976) pro­po­sa de démon­trer la force de cette dua­li­té pour envi­sa­ger les pro­blé­ma­tiques de la bio­lo­gie, et en par­ti­cu­lier l’origine de la vie et son évo­lu­tion. La vie, serait née selon lui de fac­teurs pro­ve­nant du hasard et de la néces­si­té, repre­nant à son compte la thèse intui­tive de Démo­crite. Ce prin­cipe pour­rait-il être appli­qué à ce que nous appe­lons modes­te­ment « la nou­velle éco­no­mie » ? Une poi­gnée de socié­tés, et en par­ti­cu­lier les fameuses GAFAM1 et leurs satel­lites ain­si que leurs clones asia­tiques (Ali­ba­ba, Tencent…), ne tire­raient-elles pas leur force de la thèse de Démo­crite : leur évo­lu­tion inexo­rable ne serait-elle pas « le fruit du hasard et la néces­si­té » ? Le suc­cès de ces socié­tés est-il dû à la culture et l’ambition finan­cière de petits génies for­més à Stan­ford, ou bien, plu­tôt, une ver­sion, tout aus­si puis­sante dans ses effets, de la thèse mil­lé­naire de Démocrite ?

Le hasard

Mais quels sont ces phé­no­mènes que le hasard a réunis tem­po­rel­le­ment ces der­nières années ?

En voi­ci 5 essentielles :

  • La loi de Moore : En 1965, Gor­don Moore, (Intel) pré­di­sait la crois­sance de la capa­ci­té des tran­sis­tors dans les micro­pro­ces­seurs ; cette règle, tou­jours consta­tée 55 ans plus tard, a abou­ti à un résul­tat sur­pre­nant : l’humanité a dans sa poche 24 heures sur 24, un ordi­na­teur, sorte de cou­teau suisse élec­tro­nique, dont la puis­sance était impen­sable auparavant.
  • L’explosion Inter­net : le pro­grès des réseaux télé­coms, boos­té par la fibre optique, a trans­for­mé un réseau d’ordinateurs uni­ver­si­taires en une inter­con­nexion de mil­liards de smart­phones. La 5G et ses futures évo­lu­tions, ne feront qu’amplifier ce phé­no­mène en lui don­nant des sur­ca­pa­ci­tés étonnantes.
  • Le sys­tème GPS : dès les années 60, les USA lancent un sys­tème de posi­tion­ne­ment glo­bal par satel­lite (GPS), des­ti­né aux mili­taires. Dans les années 90, ce sys­tème est ren­du opé­ra­tion­nel dans les appli­ca­tions civiles. Inclus dans les smart­phones, il est la clef de la plu­part des appli­ca­tions à succès.
  • Le capi­tal-risque : sans les socié­tés de capi­tal-risque capables d’encourager et de réin­ves­tir durant des années dans des socié­tés dévo­reuses de cash, et au chiffre d’affaires inexis­tant, avec le simple espoir d’une pêche mira­cu­leuse, aucune de ces socié­tés GAFAM n’aurait pu décol­ler… Les taux d’intérêt micro­sco­piques payés par les banques n’ont fait qu’accélérer le phé­no­mène, ren­dant le risque plus attrayant.
  • Les théo­ries des réseaux : l’élément fédé­ra­teur des points pré­cé­dents est la théo­rie des réseaux. Ces thèses, déve­lop­pées par des mathé­ma­ti­ciens depuis Euler, sont deve­nues une vraie science.

À sou­li­gner, les tra­vaux du pro­fes­seur Albert Laz­lo-Bara­bas­si, du dépar­te­ment d’étude des réseaux de la Nor­theas­tern University.

L’une des conclu­sions de ces études est que, grâce à la crois­sance et à l’attachement pré­fé­ren­tiel, on observe le phé­no­mène du « riche qui devient plus riche », ce qui signi­fie que, dans un réseau, les nœuds les plus den­sé­ment connec­tés, acquièrent plus de liens que ceux moins connec­tés, ame­nant à l’émergence de quelques hubs sys­té­ma­ti­que­ment connec­tés et consultés…. 

Sans la com­bi­nai­son dans le temps et par pur hasard de l’application de ces règles, ou phé­no­mènes de base, aucune de ces socié­tés, n’aurait pu se déve­lop­per : c’est seul le hasard qui, com­bi­nant en même temps ces dif­fé­rentes règles empi­riques, a pu faire croître ces entre­prises ; mais encore fal­lait-il aus­si que ce hasard ren­contre la nécessité.

La nécessité

L’adaptation idéale aux besoins du client ou “uberisation”

Si cha­cun a dans sa poche un smart­phone avec GPS, relié à un réseau de télé­com­mu­ni­ca­tion mon­dial et une logique des réseaux qui donne aux pre­miers de la classe un nœud pri­vi­lé­gié, il n’est pas sor­cier pour quelques brillants et ambi­tieux étu­diants de déter­mi­ner par des études de mar­ché les néces­si­tés d’une popu­la­tion glo­ba­li­sée et de lan­cer des busi­ness models adap­tés. Dans ceux-ci, l’investissement est fait dans le soft­ware avec l’appui du capi­tal-risque à la recherche de la Licorne et, comme dans le sys­tème tra­di­tion­nel des fran­chises, laisse aux fran­chi­sés l’investissement maté­riel en aval. 

C’est ain­si que Uber est deve­nu la plus grande flotte de taxi au monde sans pos­sé­der aucun taxi, Airbnb la plus grande chaine d’hôtels du monde sans pos­sé­der une seule chambre, Net­flix, Apple TV ou Ama­zon prime les plus grandes chaînes de ciné­ma du monde, sans pos­sé­der de salles…

L’uberisation, c’est uti­li­ser les 5 points du hasard pour satis­faire des besoins de la popu­la­tion, avec l’actif des par­ti­cu­liers. Le déve­lop­pe­ment de Uber et ses proches n’est-il pas dû aux 5 règles du hasard et de la néces­si­té, comme pou­voir obte­nir un taxi dont on connaît le prix par avance, qu’on suit à la trace par son GPS, et dont on peut don­ner une note au chauf­feur ? Un rêve !

« Les relations sociales » et ses corollaires sur le spectacle et les divertissements

Avec son smart­phone, il est facile aux humains de faire ce qu’ils pré­fèrent : se par­ler, cri­ti­quer, mon­trer ses habi­le­tés, dif­fu­ser son art, apprendre, échanger.

Il suf­fit de regar­der s’exprimer les concepts mis en valeur par Bara­ba­si dans la science des réseaux, pour com­prendre le poten­tiel des appli­ca­tions les plus pro­met­teuses. Twit­ter, Face­book, Ins­ta­gram, What­sapp, Tik­Tok, Lin­ke­din, Youtube…

« Le commerce » et sa logistique

C’est cette néces­si­té que les géants de la nou­velle éco­no­mie ont rem­pli. Forts de la com­bi­nai­son des 5 règles du hasard, ils font la loi dans le com­merce élec­tro­nique et leur part de mar­ché sur le com­merce glo­bal ne fait que pro­gres­ser. On pense qu’Amazon, seule, repré­sente plus de 6 % de tout le com­merce de détail des USA, com­merce de proxi­mi­té compris !

La santé

La nou­velle éco­no­mie et les 5 points du hasard y inter­agissent à tra­vers plu­sieurs ressources :

Les sites et appli­ca­tions dédiés à la san­té, aux sports, à la nutri­tion, aux diag­nos­tics, à l’information sur les soins, la télémédecine.

La recherche à tra­vers les start-up : Moder­na et BioN­Tech, arri­vés pre­miers dans la course au vac­cin COVID avant les grands labos, en sont l’exemple.

L’information

L’information est essen­tielle. La nou­velle éco­no­mie a pu mul­ti­plier, par les points du hasard, l’information au monde entier à tra­vers les réseaux sociaux. 

Par la loi des réseaux, les médias tra­di­tion­nels écrits et télé­vi­sés ont pu uti­li­ser ces réseaux sociaux pour ne pas se lais­ser trop concur­ren­cer et deve­nir des nœuds privilégiés. 

En effet, on peut dire que dans nos recherches d’information sur Google, nous cli­quons plus faci­le­ment sur les infor­ma­tions relayées par le Washing­ton post ou le figa­ro que celles dif­fu­sées par notre copain d’Instagram.

Conclusions

La com­bi­nai­son tem­po­relle par le fait du hasard des 5 points, ren­con­trant les néces­si­tés de base décrites, a dyna­mi­sé des socié­tés dont nous pou­vons tra­cer quelques traits :

La capi­ta­li­sa­tion bour­sière d’Apple est supé­rieure au PIB de la France.

La capi­ta­li­sa­tion bour­sière des 5 socié­tés des GAFAM s’approche du PIB de la Chine.

La puis­sance de ces socié­tés est telle que, d’un point de vue bour­sier, le coro­na­vi­rus n’a pas égra­ti­gné le cours bour­sier de ces entre­prises, mais, au contraire, l’a aug­men­té et, en sta­bi­li­sant les prin­ci­paux indices bour­siers mon­diaux grâce à leur poids dans ces indices, ont évi­té à elles seules le crash bour­sier pla­né­taire qu’une crise de cette ampleur aurait dû rai­son­na­ble­ment créer…

Les incré­dules diront que ceci est une bulle qui, telle les .com des années 90, devrait bien­tôt explo­ser. Et bien non ! Les .com des années 90 n’avaient pas réuni les 5 points du hasard. Les por­tables de l’époque n’étaient que des télé­phones équi­pés de SMS, le réseau inter­net lent, le GPS exis­tait peu. Tout cela ren­dait les .com assu­jet­ties à une concur­rence effré­née sur le mar­ché du e‑commerce qui devait conduire à la faillite des plus faibles.

Les GAFAM ont donc mono­po­li­sé le domaine des ser­vices. Ils ont accu­mu­lé le cash néces­saire pour « gober » ce qui leur manque, c’est-à-dire les indus­tries tra­di­tion­nelles et ser­vices les plus per­for­mants de notre monde, et elles le feront si elles en voient le besoin.

L’exemple de Tes­la est sur­pre­nant : la capi­ta­li­sa­tion bour­sière de Tes­la est iden­tique à celle des dix plus grands construc­teurs de voi­tures au monde, bien que Tes­la fac­ture 50 fois moins que ces dix socié­tés réunies !

Là aus­si, les incré­dules diront que c’est une simple bulle. Que nenni !

Le jour où les voi­tures n’auront plus besoin de chauf­feurs et seront conduites par leurs sys­tèmes inter­con­nec­tés, que choi­si­rons-nous pour nous dépla­cer ? Une voi­ture de marque tra­di­tion­nelle, même « hyper connec­tée », mais une voi­ture tout de même, née par consé­quent de l’industrie auto­mo­bile tra­di­tion­nelle ? Je pense que non, vous choi­si­rez Tes­la, née comme un smart­phone sur pattes et qui aura deux lon­gueurs d’avance sur la tra­di­tion auto­mo­bile de papa… les ana­lystes de Wall Street ne s’y trompent pas.

Mais alors, quel futur nous attend ?

À court terme, les socié­tés type GAFAM devraient accé­lé­rer leur influence dans notre monde et assoir leur domi­na­tion. Il ne fait aucun doute que, dans une dizaine d’années au plus, le « hasard et nécessité.2 » devrait leur per­mettre de domi­ner. 2400 ans après, Démo­crite a de beaux jours devant lui…

Leur but sera de se per­pé­tuer et d’accélérer leur domi­na­tion. Le hasard et la néces­si­té les ont en effet créés pour qu’elles se per­pé­tuent, comme la bio­lo­gie de Monod.

Elles ont un talon d’Achille : les États et leur vocation centralisatrice.

Les « démo­cra­ties » vou­draient leur faire payer plus de taxes (cf. l’Europe), et les États plus cen­tra­li­sés (cf. la Chine) voient main­te­nant d’un mau­vais œil la concur­rence en termes de pou­voir de quelques per­son­nages issus des géants qu’ils ont eux-mêmes créés (cf. Jack Ma d’Ali Baba). Mais, dans quelques années, il ne fait aucun doute que le « blo­ck­chain », la géniale inven­tion décen­tra­li­sa­trice par excel­lence, dont le Bit­coin n’est que la pointe moné­taire de l’iceberg, trou­ve­ra dans les GAFAM des alliés de poids ; mais c’est une autre histoire… 


1 GAFAM : c’est l’acronyme des géants du Web – Google, Apple, Face­book, Ama­zon et Micro­soft – qui sont les cinq grandes firmes amé­ri­caines (fon­dées entre le der­nier quart du XXe siècle et le début du XXI e siècle) qui dominent le mar­ché du numé­rique, par­fois éga­le­ment nom­mées les Big Five, ou encore « The Five ».

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