L’expertise dans les litiges internationaux

L’expertise dans les litiges internationaux

Dossier : L'expertise judiciaireMagazine N°763 Mars 2021
Par François POCHART (86)
Par Océane de LA VERTEVILLE

Fonc­tion déjà com­plexe dans les litiges natio­naux, l’expertise l’est d’autant plus dans les litiges inter­na­tio­naux. Dans ce domaine comme dans d’autres, l’Union euro­péenne pro­gresse len­te­ment vers la mise en place de prin­cipes com­muns, indis­pen­sable pour flui­di­fier la vie éco­no­mique et judi­ciaire de ses entreprises.

Com­ment convaincre un public non ins­truit (ce qui n’est assu­ré­ment pas le cas de nos lec­teurs) ? Dans L’Art d’avoir tou­jours rai­son, Arthur Scho­pen­hauer recom­mande de sou­le­ver un argu­men­tum ad audi­tores, c’est-à-dire « une objec­tion inva­lide, mais inva­lide seule­ment pour un expert. Votre adver­saire aura beau être un expert, ceux qui com­posent le public n’en sont pas et, à leurs yeux, vous l’aurez bat­tu, sur­tout si votre objec­tion le place sous un jour ridi­cule. » A contra­rio, com­ment convaincre un public ins­truit, par exemple lorsque le litige est des­ti­né à être por­té devant une auto­ri­té judi­ciaire ou arbi­trale ou lorsqu’une solu­tion amiable est recher­chée ? L’argu­men­tum ad audi­tores peut alors se révé­ler insuf­fi­sant, voire contre-pro­duc­tif, tan­dis que le recours à un expert devient, lui, oppor­tun. Tel est le cas a for­tio­ri dans les litiges com­plexes com­por­tant une ques­tion d’ordre finan­cier ou tech­nique, par exemple en matière de construc­tion, d’assurance, ou de pro­prié­té industrielle.

L’expertise, au sens large, désigne le recours à un spé­cia­liste pour don­ner son avis sur un point pré­cis. Dans les litiges inter­na­tio­naux por­tés devant les juri­dic­tions, le pre­mier type d’expertise, quand l’expertise est déci­dée par le juge, pose des ques­tions de droit inter­na­tio­nal. Dans les autres types d’expertise, la ques­tion prin­ci­pale est celle du choix de l’expert. Dans un litige inter­na­tio­nal, ce choix néces­si­te­ra d’avoir une bonne connais­sance des pra­tiques d’expertise dans le sys­tème juri­dic­tion­nel dans lequel s’inscrira la déci­sion finale. Plu­sieurs ini­tia­tives tentent d’améliorer la conver­gence des sys­tèmes d’expertise en Europe.


REPÈRES

Dans les litiges devant des juri­dic­tions, ins­tances arbi­trales ou orga­nismes inter­na­tio­naux, on dis­tingue trois types d’expertise, selon le degré d’intervention de la per­sonne en charge de juger. Pre­mier cas, quand l’expertise est ordon­née par le juge, on parle d’expertise judi­ciaire. Il s’agit alors d’une mesure d’instruction. Un seul expert (ou un col­lège d’experts) est nom­mé par le juge, géné­ra­le­ment choi­si sur des listes d’experts asser­men­tés, et doit se sou­mettre à cer­tains prin­cipes garan­tis­sant son indé­pen­dance, en par­ti­cu­lier celui d’entendre les obser­va­tions de cha­cune des par­ties. Deuxième cas, dans les sys­tèmes anglo-saxons, la déci­sion de recou­rir à l’expertise n’est géné­ra­le­ment pas prise par la juri­dic­tion mais celle-ci donne son accord. Chaque par­tie désigne son expert, lequel prête ser­ment et est infor­mé de ce que son tra­vail sera uti­li­sé devant une juri­dic­tion. Dans ce cas l’expert a géné­ra­le­ment le sta­tut de témoin (expert wit­ness) et l’expertise a le sta­tut de preuve (expert evi­dence). C’est éga­le­ment la pra­tique en matière d’arbitrage. Troi­sième et der­nier cas, enfin, lorsque la déci­sion de dili­gen­ter une exper­tise, et sa réa­li­sa­tion, sont tota­le­ment décon­nec­tées d’une inter­ven­tion juri­dic­tion­nelle, l’expertise est dite offi­cieuse ou privée. 


Le recours à un expert nommé par un juge dans un litige international

On se concen­tre­ra sur les règles enca­drant le recours à l’expertise judi­ciaire dans les litiges inter­na­tio­naux de droit pri­vé por­tés devant des juri­dic­tions natio­nales. En effet, lorsque le litige est por­té devant une ins­tance arbi­trale, il est rare que cette der­nière désigne elle-même l’expert : les par­ties ont le plus sou­vent recours à des expert wit­nesses. Lorsque le litige concerne exclu­si­ve­ment des per­sonnes domi­ci­liées hors de l’Union euro­péenne ou qu’il n’est pas sou­mis à la juri­dic­tion d’un État membre, la conven­tion de La Haye met en place un méca­nisme de com­mis­sions roga­toires pour deman­der aux auto­ri­tés d’un autre État de faire tout acte d’instruction.

Lorsque l’expertise doit avoir lieu sur un État membre préa­la­ble­ment à l’introduction de l’instance prin­ci­pale dans un autre État membre, les juri­dic­tions du lieu de l’expertise sont en prin­cipe com­pé­tentes pour ordon­ner l’expertise (en appli­ca­tion de l’article 35 du règle­ment « Bruxelles 1 bis ») sous réserve qu’on puisse qua­li­fier celle-ci de mesure pro­vi­soire ou conser­va­toire. Tel n’est pas le cas si l’expertise vise à per­mettre au deman­deur d’apprécier les chances de suc­cès d’un éven­tuel pro­cès. Tel est le cas si l’expertise a pour objec­tif la consti­tu­tion de preuves avant l’introduction de l’instance, par exemple dans les affaires d’accidents indus­triels pour consta­ter rapi­de­ment l’état de débris.

“L’expert international
doit être à l’aise à l’oral,
car il est fréquemment interrogé
lors de l’audience.

Lorsque l’expertise a lieu en cours de pro­cès, c’est en prin­cipe le juge com­pé­tent pour connaître de l’action prin­ci­pale au fond qui l’est pour prendre la déci­sion d’ordonner l’expertise, même si les faits objet de l’expertise sont loca­li­sés sur un autre ter­ri­toire. En revanche l’exécution de l’expertise à l’étranger relève de la coopé­ra­tion judi­ciaire inter­na­tio­nale. Dans les rap­ports entre les États de l’UE (à l’exception du Dane­mark), la juri­dic­tion sou­hai­tant faire dili­gen­ter une exper­tise dans un autre État peut recou­rir à l’un des méca­nismes pré­vus par le règle­ment n° 12062001 (dit « Règle­ment preuve ») : le pre­mier per­met à la juri­dic­tion requé­rante de com­mu­ni­quer direc­te­ment avec la juri­dic­tion de l’État dans lequel l’expertise doit être exé­cu­tée (la juri­dic­tion requise) pour deman­der à cette der­nière de pro­cé­der à l’expertise ; l’autre méca­nisme per­met à la juri­dic­tion requé­rante de pro­cé­der direc­te­ment à l’expertise dans un autre État. Cepen­dant, cette pro­cé­dure reste sou­mise à l’autorisation de l’État requis, qui peut refu­ser l’acte dans des cas limi­tés et qui peut en contrô­ler le dérou­le­ment. En outre, ce méca­nisme ne per­met pas d’assortir l’exécution de l’acte de mesures coercitives.

Par prin­cipe, le recours à ces méca­nismes reste facul­ta­tif : une juri­dic­tion peut uti­li­ser un méca­nisme plus simple, notam­ment de nom­mer un expert pour opé­rer sur un autre État membre sans avoir obte­nu l’autorisation de ce der­nier. Par excep­tion, ces méca­nismes sont obli­ga­toires pour toute exper­tise affec­tant l’autorité publique de l’État requis, ce qui serait le cas d’une exper­tise « effec­tuée dans des endroits liés à l’exercice d’une telle auto­ri­té ou dans des lieux aux­quels l’accès ou d’autre inter­ven­tion sont, en ver­tu du droit de l’État membre dans lequel elle est effec­tuée, inter­dits ou ne sont per­mis qu’aux per­sonnes auto­ri­sées » (CJUE 21 fév. 2013, C‑332/11) ou inter­dite par une loi dite « de blo­cage » cri­mi­na­li­sant la four­ni­ture à une auto­ri­té étran­gère de cer­tains élé­ments de preuve (par exemple en France la loi n° 68–678).

Le recours à un expert nommé par les parties dans le cadre d’un litige international

Lorsque le choix de l’expert appar­tient aux par­ties, en résu­mé : on choi­sit l’expert qui a le plus de chance d’être écou­té par le juge. Par pré­cau­tion, et quelle que soit la posi­tion du pays en cause vis-à-vis des experts étran­gers, on pré­fère tou­jours un expert de natio­na­li­té locale, ou soli­de­ment éta­bli dans le pays. Devant un juge bri­tan­nique, étant don­né le poids de l’expertise, on choi­si­ra un expert extrê­me­ment qua­li­fié dans le domaine tech­nique en cause, ce qui peut conduire à la mul­ti­pli­ca­tion des experts si des avis sont néces­saires dans des domaines tech­niques dif­fé­rents. En outre, l’expert anglais res­tant de fait – bien plus que l’expert pri­vé en France – maître de son rap­port et de ses dires, il convient de prendre toutes les pré­cau­tions en amont dans le choix de l’expert pour évi­ter qu’il ne des­serve la thèse de la par­tie qui l’a choi­si. Enfin, l’expert doit être à l’aise à l’écrit comme à l’oral, car il est fré­quent qu’il soit inter­ro­gé lors de l’audience.

Devant un juge fran­çais, la qua­li­fi­ca­tion tech­nique est éga­le­ment impor­tante, mais il est assez usuel que le rap­port fasse l’objet d’une relec­ture, voire d’une coécri­ture, avec la par­tie qui a choi­si l’expert. En France, l’expert pri­vé n’est géné­ra­le­ment pas inter­ro­gé par le juge. En revanche, il est impor­tant que son rap­port donne lieu à un débat contra­dic­toire entre les par­ties. En outre, le juge ne peut pas se fon­der exclu­si­ve­ment sur une exper­tise pri­vée pour prendre sa déci­sion, il doit se fon­der sur d’autres preuves venant la corroborer.

Devant un orga­nisme inter­na­tio­nal, le choix de l’expert répon­dra à des consi­dé­ra­tions propres à l’organisation en cause. Devant l’OEB par exemple (Office euro­péen des bre­vets), on choi­si­ra l’expert en fonc­tion de son rôle : s’il a été nom­mé dans le cadre d’une mesure d’instruction et qu’il doit être audi­tion­né, on pré­fé­re­ra un expert à l’aise à l’oral et fami­lier avec la pro­cé­dure devant l’OEB, ce qui sera moins déter­mi­nant si l’expert est pré­sent lors de la pro­cé­dure orale, mais uni­que­ment pour éclai­rer si besoin la par­tie qui l’a choi­si sur des aspects tech­niques, sans inter­ve­nir directement.

Les initiatives visant à faire converger les systèmes d’expertise dans l’espace européen

Il peut arri­ver qu’une exper­tise ordon­née dans un État soit ensuite pro­duite devant les juges d’un autre État char­gés de sta­tuer sur le fond du litige. Dans ce cas, des freins à la prise en consi­dé­ra­tion de l’expertise étran­gère peuvent exis­ter : manque de connais­sance du régime d’expertise en cause ou absence d’équivalence entre prin­cipes régis­sant la réa­li­sa­tion des exper­tises judi­ciaires dans les dif­fé­rents États membres. Un auteur relève par exemple que « le prin­cipe de la contra­dic­tion dans le contexte des opé­ra­tions d’expertise est com­pris de manière très dif­fé­rente en Alle­magne et en France » et que « les juri­dic­tions fran­çaises n’hésitent pas à reje­ter les rap­ports alle­mands pour cette rai­son » (G. Cuni­ber­ti, L’Expertise judi­ciaire en droit judi­ciaire euro­péen, Revue cri­tique de droit inter­na­tio­nal pri­vé, 2015). En outre, même si le droit judi­ciaire euro­péen contient des outils pour les évi­ter, il existe des situa­tions où plu­sieurs exper­tises judi­ciaires sont ordon­nées paral­lè­le­ment par des juri­dic­tions d’États dif­fé­rents pour don­ner leur avis sur les mêmes faits. Cela entraîne une mul­ti­pli­ca­tion des coûts et poten­tiel­le­ment la déli­vrance de rap­ports contradictoires.

“L’expertise reste souvent teintée de couleur locale.

En 2006, l’Institut euro­péen de l’expertise et de l’expert (IEEE) a été créé avec pour mis­sion de contri­buer, par ses tra­vaux, à la conver­gence des sys­tèmes d’expertise natio­naux et garan­tir, dans tout l’espace judi­ciaire euro­péen, la sécu­ri­té juri­dique des déci­sions judi­ciaires par la qua­li­té des exper­tises réa­li­sées sur déci­sion de jus­tice. En 2015, l’IEEE a édi­té un Guide des bonnes pra­tiques de l’expertise judi­ciaire civile dans l’Union euro­péenne, conte­nant des recom­man­da­tions sur les pro­cé­dures d’expertise, la cer­ti­fi­ca­tion, la déon­to­lo­gie et le sta­tut de l’expert, et une esquisse de code de déon­to­lo­gie. Très récem­ment l’IEEE a encore fina­li­sé le pro­jet Find an expert qui a per­mis la publi­ca­tion, sur le por­tail e‑Justice, de fiches natio­nales four­nis­sant des infor­ma­tions sur les listes et les registres natio­naux d’experts exis­tants, les exi­gences aux­quelles ils doivent se confor­mer, leur rému­né­ra­tion et leur res­pon­sa­bi­li­té, et sur le dérou­le­ment des pro­cé­dures d’expertise. L’IEEE s’attelle désor­mais au pro­jet de Registre numé­rique euro­péen des experts (EERE) visant à construire une com­pré­hen­sion par­ta­gée de ce qu’est un expert de jus­tice en Europe, à éta­blir des cri­tères mini­maux à rem­plir par une per­sonne pour pou­voir être qua­li­fiée d’expert de jus­tice, et par les orga­ni­sa­tions char­gées de l’établissement des listes d’experts dans chaque État, à har­mo­ni­ser des nomen­cla­tures de spé­cia­li­tés, et ulti­me­ment enfin à créer des listes natio­nales sous forme numé­rique, per­mettre que ces listes soient inter­con­nec­tées avec e‑Codex et inté­grer les experts de jus­tice dans les pro­cé­dures numé­riques pour la réso­lu­tion des conflits.

Ces ini­tia­tives laissent espé­rer qu’il sera de plus en plus facile d’invoquer une exper­tise réa­li­sée dans le cadre d’un sys­tème d’expertise d’un autre État membre. La ques­tion de savoir si un expert résident à l’étranger peut être nom­mé par une juri­dic­tion fran­çaise reste plus incer­taine. En prin­cipe, les juges fran­çais peuvent dési­gner toute per­sonne de leur choix. En pra­tique, ils les choi­sissent presque sys­té­ma­ti­que­ment sur une liste d’experts agréés auprès d’une cour d’appel. Or, pour être sur ces listes, il faut avoir son lieu de rési­dence ou d’exercice pro­fes­sion­nel en France. Bien que cette condi­tion semble consti­tuer une res­tric­tion dis­pro­por­tion­née au prin­cipe de libre pres­ta­tion de ser­vices au sein de l’Union euro­péenne, le légis­la­teur l’a conser­vée (sauf pour les experts tra­duc­teurs). C’est uni­que­ment sur la liste natio­nale auprès de la Cour de cas­sa­tion, qui est bien moins uti­li­sée, que l’inscription d’experts exer­çant dans un autre État membre est pos­sible, sous cer­taines condi­tions. On est encore loin de la refonte plus géné­rale de l’accès à l’expertise qu’appellent de leurs vœux cer­tains com­men­ta­teurs. L’expertise reste sou­vent tein­tée de cou­leur locale.


Un exemple de rapports contradictoires sur le plan international

On cite­ra une affaire dans laquelle une socié­té fran­çaise, la SA Fon­de­rie et méca­nique géné­rale cas­tel­brian­taise (FMGC), avait com­man­dé à une autre socié­té fran­çaise (Kutt­ner SARL) une ins­tal­la­tion de fusion de métal. Cette der­nière avait pas­sé com­mande, via sa mai­son mère alle­mande (Kütt­ner GmbH), des tuyères néces­saires à l’installation auprès d’un four­nis­seur alle­mand (REA). Après mise en ser­vice de l’installation chez FMGC, une série d’explosions se pro­dui­sit. FMGC fit assi­gner Kutt­ner SARL devant le tri­bu­nal de com­merce de Paris, laquelle appe­la en inter­ven­tion for­cée Kütt­ner GmbH et REA. Le juge fran­çais ordon­na une exper­tise. En paral­lèle Kütt­ner GmbH assi­gnait REA devant les juri­dic­tions alle­mandes qui ordon­naient éga­le­ment une exper­tise. Le rap­port alle­mand fut ver­sé à la pro­cé­dure fran­çaise. Ulté­rieu­re­ment, le rap­port fran­çais vint contes­ter le rap­port alle­mand et conclure dif­fé­rem­ment. Les juges fran­çais enté­ri­nèrent le rap­port fran­çais (T. com. Paris, 2 juin 2014, RGJ2008004732). 


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