Sur l’actuelle mutation sociétale et ses effets psychosociétaux

Dossier : DouanceMagazine N°762 Février 2021
Par Jean-Paul GAILLARD

La muta­tion socié­tale que nous vivons expose le HP à un « temps bar­bare » qui lui est inas­si­mi­lable, car trop inco­hé­rent. Il doit sur­mon­ter l’assaut d’angoisse et d’inquiétude qu’il éprouve face à une inco­hé­rence trop impor­tante dans le mes­sage de celle ou celui dont sa sécu­ri­té et son inté­gri­té dépendent directement.

Cet article est la ver­sion longue de l’article publié dans la ver­sion papier de La Jaune et la Rouge n° 762, février 2021, consa­cré à la Douance.

« Ce que je fais, c’est sug­gé­rer, et même inven­ter… des pos­si­bi­li­tés aux­quelles vous n’aviez pas pen­sé jusque-là. Vous pen­siez qu’il n’y avait qu’une pos­si­bi­li­té, au plus deux. Mais je vous ai fait pen­ser à d’autres…
Ain­si, votre crampe men­tale se trouve sou­la­gée… » (Witt­gen­stein L.)

Mutation sociétale ? De quoi parlons-nous

L’histoire des socié­tés montre qu’elles subissent deux formes dif­fé­rentes de trans­for­ma­tion signi­fi­ca­tive. Nous les appel­le­rons « trans­for­ma­tion de type 1 » et « trans­for­ma­tion de type 2 ».

Transformation de type 1

Elle est la plus recon­nue et donc la mieux docu­men­tée car pro­gres­sive et le plus sou­vent décrite sur un mode qua­si-linéaire par les his­to­riens et les his­to­riens des sciences. En outre elle est facile à obser­ver à l’échelle d’une vie humaine : les filles et les fils ne res­semblent pas tout à fait à leur mère et à leur père, bien qu’ils leur res­semblent beau­coup … mon grand-père mater­nel, né en 1878, aura vu un nombre impres­sion­nant de chan­ge­ments tech­niques au cours de son exis­tence, mais qui tous relèvent d’une évo­lu­tion qua­si linéaire, celle, indus­trielle, que conte­nait poten­tiel­le­ment l’association de la machine à vapeur, de l’électricité et du pétrole, sou­te­nue par la forme d’intelligence, méca­niste, née avec la muta­tion du XVIIIe siècle.

Faute de dis­po­ser d’un modèle incluant la trans­for­ma­tion de type 2, nous appli­quons trop sou­vent le modèle type 1 face à cer­tains chan­ge­ments de type 2, en par­ti­cu­lier ceux qui nous inté­ressent aujourd’hui, qui sont visibles chez nos propres enfants.

Transformation de type 2

Une seconde forme de trans­for­ma­tion est à la fois connue et mécon­nue par tous, car cha­cune d’entre elles ne sur­vient que plu­sieurs siècles après la pré­cé­dente. Cette seconde forme de trans­for­ma­tion se modé­lise avan­ta­geu­se­ment en termes de mor­pho­ge­nèse[1], de bifur­ca­tion[2] ou encore de muta­tion[3].

Ce type de trans­for­ma­tion socié­tale est connu de tous, car très pré­sent dans les manuels d’histoire du col­lège : l’avènement de l’Empire chré­tien, le siècle de Cor­doue, la Renais­sance, les Lumières… ces grands évé­ne­ments sont en effet lar­ge­ment com­men­tés dans les manuels sco­laires et, pour les deux der­niers, dans les manuels de lit­té­ra­ture et de philosophie.

Il est cepen­dant mécon­nu de tous dans ses effets concrets, ses effets psy­cho­so­cié­taux, sur les géné­ra­tions direc­te­ment concer­nées, car les tra­vaux his­to­riques concer­nant ces évé­ne­ments majeurs (et donc aus­si les manuels sco­laires) en ignorent tout en tant que tels : la manie per­son­na­li­sante sim­pli­fi­ca­trice de pro­ces­sus socié­taux com­plexes, le linéa­risme his­to­rique, la sépa­ra­tion très dom­ma­geable entre « lit­té­ra­ture » et « his­toire », tout cela accom­plit son office d’injonction à ne pas pen­ser à tra­vers le car­té­sia­nisme sys­té­ma­ti­que­ment dis­jonc­tif et réduc­tion­niste, fon­da­teur de l’école de la République.

Cette seconde forme de trans­for­ma­tion se modé­lise avan­ta­geu­se­ment en termes de mor­pho­ge­nèse, de bifur­ca­tion ou encore de mutation.

De fait, his­to­riens et socio­logues, et moins encore les psy­cho­logues, ne dis­posent de modèles des sys­tèmes humains suf­fi­sam­ment com­plexes pour sai­sir ce type de pro­ces­sus. Hum­ber­to Matu­ra­na et Fran­cis­co Vare­la écri­vaient : « on ne voit que ce qu’on voit ! »[1]. L’aphorisme peut, à pre­mière vue, paraître sim­pliste : il se sou­tient bien au contraire d’un modèle du vivant d’une haute com­plexi­té, qui met en évi­dence ceci que qu’un indi­vi­du opère des « découpes[2] » dans les mil­liers de per­tur­ba­tions qui l’assaillent, découpes à tra­vers les­quelles il construit son uni­vers, et qu’il ne peut opé­rer qu’à l’intérieur du sys­tème de contraintes per­cep­tives et intel­lec­tuelles que consti­tue le sys­tème de pen­sée et d’action auquel il obéit. Or, les découpes opé­rées au sein des dis­ci­plines occu­pant le ter­rain de la recherche, en socio­lo­gie, psy­cho­lo­gie, éco­no­mie, anthro­po­lo­gie obéissent encore au dik­tat réduc­tion­niste impo­sé par la forme d’intelligence née au XVIIIe siècle euro­péen avec la science moderne. Le cor­pus logique de cette forme d’intelligence, méca­niste, ne dis­pose pas du niveau de com­plexi­té néces­saire pour pro­duire un espace d’unification suf­fi­sant de ces dis­ci­plines, de sorte que ce que nous appe­lons trans­for­ma­tion de type 2 ne lui est pas acces­sible. Il se trouve que les sciences dites de la com­plexi­té ou sciences des sys­tèmes, formes coémer­gentes de la pré­sente bifur­ca­tion socié­tale, rendent ce pro­ces­sus acces­sible en ce sens qu’un modèle en devient conce­vable. Le type de découpe néces­saire à une mise en intel­li­gi­bi­li­té de ce type de pro­ces­sus nous est donc deve­nu pos­sible et nous ne nous pri­vons pas de l’utiliser, aidés par des pen­seurs suf­fi­sam­ment déca­lés[1],[2].

L’enjeu du jour : autour d’un constat préoccupant

J’ai ren­con­tré, d’abord dans ma clien­tèle de psy­cho­thé­ra­peute, puis par­mi mes étu­diants éga­rés en mas­ter de psy­cho­lo­gie, ain­si que par­mi les enfants de mes connais­sances, quelques repré­sen­tants de cette sorte d’humain qui montre une com­bi­nai­son entre capa­ci­tés intel­lec­tuelles hors moyenne et souf­france psy­chique tor­tu­rante, qui, dans un pre­mier temps, ne les conduit pas à l’échec : de fait, tous avaient obte­nu leur bac avec la men­tion TB (il est cepen­dant impor­tant de noter que, par­mi les indi­vi­dus très brillants dans leurs études, il en est qui ne montrent aucune dif­fi­cul­té émo­tion­nelle et sociale. Un QI au-delà de 150 n’est pas néces­sai­re­ment une malédiction !).

  1. Le déchet des pré­pas. Le terme parait dur ! Il est cepen­dant à la hau­teur de ce que les pré­pas font vivre à ces élèves brillants. Ils ont sur­vo­lé leurs études secon­daires sans jamais des­cendre sous une moyenne de 1720, très habi­tués à tra­vailler assi­du­ment et à récol­ter les lau­riers de leur labeur. Pre­mières notes en pré­pa : 320 ! Un nombre non négli­geable d’entre eux ne se relève pas de cette vio­lence de mon point de vue inqua­li­fiable, mal­heu­reu­se­ment auto-jus­ti­fiée par un : « nous for­mons l’élite de la nation !».
  2. le piège du Doc­to­rat. Pour cer­tains des res­ca­pés, les choses se gâtent dès lors que, crai­gnant l’autonomie et les res­pon­sa­bi­li­tés que leurs diplômes impli­que­raient en entre­prise, ils optent pour le détour du Doc­to­rat. Ain­si, ceux que je connais ont immé­dia­te­ment été repé­rés par leur direc­teur de thèse comme de l’excellent maté­riel humain à exploi­ter : de fait, ils se montrent à la fois brillants et inca­pables de construire une vie sociale hors labo­ra­toire, cor­véables à mer­ci sans fron­tière entre vie de labo­ra­toire et vie sociale, ils en rede­mandent, à la grande satis­fac­tion de leur patron qui en use et abuse… jusqu’à épui­se­ment, alors contraints de se tour­ner vers la psy­chia­trie, par­fois après une ou plu­sieurs ten­ta­tives de suicide.
  3. l’entreprise et ses inco­hé­rences. Ceux qui ont évi­té le piège léthal du Doc­to­rat et qui se retrouvent plon­gés dans la tour­mente de l’entreprise d’aujourd’hui ne sont pas mieux lotis ; même inca­pa­ci­té à construire une vie sociale dis­tincte de la vie pro­fes­sion­nelle, même repé­rage par leur hié­rar­chie qui se réjouit d’avoir à por­tée de main une telle pépite. Le syn­drome d’épuisement arri­vant, l’or trans­for­mé en pyrite, le jeune homme perd le sou­tien de celui qu’il consi­dé­rait comme son men­tor et dont il avait un besoin vital pour exister.

Mutation sociétale et façonnement psychosociétal

Concer­nant la pré­sente muta­tion, la rup­ture tech­no­lo­gique, tôt obser­vable, fut l’apparition et le déve­lop­pe­ment de ce qu’on appelle « tech­no­lo­gies de la com­mu­ni­ca­tion », dont nous consta­tons aujourd’hui le ter­rible effet de mépris qu’elles génèrent pour ce qu’elles rem­placent : le monde indus­triel. Les tech­no­lo­gies de la com­mu­ni­ca­tion en sont actuel­le­ment à un niveau de déve­lop­pe­ment que je com­pa­re­rais à celui de la phy­sique au XIXe siècle : foi­son­nant et mul­ti­forme, mais dont les trou­vailles ont mon­tré toute leur puis­sance au XXe siècle. Cela pour dire que nous n’en sommes qu’à l’aube de ce que nous réservent les tech­no­lo­gies de la com­mu­ni­ca­tion, dans le domaine quan­tique comme dans celui des neurosciences.

“Une combinaison entre capacités intellectuelles hors moyenne
et souffrance psychique torturante.”

Mais reve­nons à ce que nous appe­lons muta­tion psy­cho­so­cié­tale. Pour faire bref, de plus en plus per­tur­bés par ce que nous mon­traient les enfants, puis les jeunes adultes dans nos consul­ta­tions – un rap­port au monde, à l’autre et aux objets trop sys­té­ma­ti­que­ment dif­fé­rents de ce que nous étions habi­tués à attendre – nous avons conçu l’hypothèse d’un chan­ge­ment de forme géné­rale d’intelligence et de carac­té­ro­lo­gie géné­rale, liées à une muta­tion socié­tale. Il est alors deve­nu pos­sible de repé­rer des types géné­raux d’interactions socié­ta­le­ment déter­mi­nés, c’est-à-dire aux­quels tous obéissent sans avoir à le pen­ser, et de les mettre en pers­pec­tive avec les types d’interactions qui jusque-là nous parais­saient « natu­rels », ceux déve­lop­pés au XXe siècle occidental.

Valeurs et systèmes de valeurs

Il appa­raît que ces modes d’interaction socié­ta­le­ment déter­mi­nés pro­duisent et péren­nisent à chaque seconde un sys­tème socié­tal. J’ai modé­li­sé des phé­no­mènes de façon­ne­ment psy­cho­so­cié­tal en termes de sys­tèmes de valeurs.

Ce que nous appe­lons ici valeurs est à dis­tin­guer radi­ca­le­ment des idéaux. Dans une de ses confé­rences Michel Onfray remar­quait que, si des idéaux tels que l’honnêteté, la loyau­té, la fidé­li­té, le par­tage… semblent chers à (presque) tous, si nous les invo­quons sou­vent, nous ne les pra­ti­quons que fort peu ! Les idéaux relèvent du domaine de la conscience. À l’inverse, ce que nous nom­mons ici valeurs se pra­tique par tous et entre tous à chaque seconde, en toute incons­cience : une valeur n’est rien d’autre qu’un jeu de com­por­te­ments socié­ta­le­ment éti­que­tés, qui sont des habi­tudes au sens fort du terme :

« Mais, c’est bien connu, les habi­tudes sont rigides, et leur rigi­di­té découle d’une néces­si­té : de leur sta­tut hié­rar­chique dans la hié­rar­chie de l’adaptation. L’économie même d’essais et d’erreurs obte­nue grâce à la for­ma­tion des habi­tudes n’est ren­due pos­sible que parce que les habi­tudes cor­res­pondent, com­pa­ra­ti­ve­ment, à ce qu’on appelle, en cyber­né­tique, une pro­gram­ma­tion stricte (hard pro­gram). L’économie consiste pré­ci­sé­ment à ne pas réexa­mi­ner ou redé­cou­vrir les pré­misses d’une habi­tude à chaque fois qu’on fait recours à elle. »

Bate­son G. La double contrainte. In Vers une éco­lo­gie de l’esprit 2. Seuil, pp. 45–46

En d’autres termes, leur moteur n’est ni la volon­té, ni la conscience, seule­ment un élé­ment de la dyna­mique auto-orga­ni­sa­tion­nelle qui anime une Société :

« L’auto-organisation incons­ciente avec créa­tion de com­plexi­té à par­tir du bruit doit être consi­dé­rée comme le phé­no­mène pre­mier dans les méca­nismes du vou­loir diri­gés vers l’avenir ; tan­dis que la mémoire doit être pla­cée au centre des phé­no­mènes de conscience. C’est l’association immé­diate et qua­si auto­ma­tique de notre conscience et de notre volon­té dans une conscience volon­taire (…) consi­dé­rée comme la source de notre déter­mi­na­tion, qui a, croyons-nous, un carac­tère illu­soire. En effet, les choses qui arrivent sont rare­ment celles que nous avons voulues. »

Atlan H. Entre le cris­tal et la fumée. Seuil. Page 140.

Éti­que­tage : ce qui fait la puis­sance d’une valeur est que le com­por­te­ment qui la mani­feste est un com­por­te­ment socié­ta­le­ment éti­que­té, c’est-à-dire immé­dia­te­ment com­pré­hen­sible et action­nable par tous.

Ce niveau de modé­li­sa­tion nous per­met de pro­po­ser un tableau met­tant en pers­pec­tive deux sys­tème de valeurs, celui qui dirige les modes d’interaction des femmes et des hommes façon­nés XXe siècle et celui qui dirige les enfants et tous les jeunes adultes aujourd’hui, façon­nés XXIe siècle.


Système de valeurs XXe siècle

  • Inclu­sion
  • Inter­dit
  • Domi­na­tion / soumission
  • Confron­ta­tion
  • Puni­tion
  • Com­mande
  • Silence
  • Injonc­tion à ne pas penser
  • Indé­pen­dance défiante

Système de valeurs XXIe siècle

  • Accueil
  • Pro­tec­tion
  • Coopé­ra­tion
  • Tolé­rance
  • Plai­sir
  • Négo­cia­tion
  • Conver­sa­tion
  • Injonc­tion à penser
  • Inter­dé­pen­dance confiante

Ces deux colonnes des­sinent deux formes d’enchainements com­por­te­men­taux, irré­pres­sibles et immé­diats car incons­cients[1]. Pour l’illustrer, com­pa­rons l’Entreprise clas­sique au sein de laquelle la machine hié­rar­chique est de mode ver­ti­cal, et l’Entreprise émer­gente dont la machine hié­rar­chique est de mode hori­zon­tal : cha­cune des deux colonnes décrit par le détail les types d’interactions pos­sibles et impos­sibles en leur sein.

Inclu­sion : tu es admis dans cette entre­prise, tu lui appar­tiens et tu devras te confor­mer, selon la place qui t’y sera assi­gnée, à des com­por­te­ments très pré­cis, de domi­na­tion ou de sou­mis­sion. Il y a ici des inter­dits que tu n’as pas à pen­ser : si tu les trans­gresse tu auras droit à une confron­ta­tion, si cette confron­ta­tion ne suf­fit pas à te faire ren­trer silen­cieu­se­ment dans le rang, la puni­tion tom­be­ra. Si la puni­tion ne suf­fit pas, ce sera l’exclusion.

Accueil : nous sommes contents que tu aies déci­dé de joindre tes com­pé­tences et ta créa­ti­vi­té aux nôtres. Nous fai­sons notre pos­sible, et nous comp­tons sur toi, pour que cette entre­prise soit un lieu de tolé­rance mutuelle et de coopé­ra­tion ; la négo­cia­tion et la conver­sa­tion sont les prin­ci­paux sup­ports d’une créa­ti­vi­té qui ne dépend que de notre plai­sir à tra­vailler ensemble.

Des sys­tèmes de signaux : 75 à 80% de notre com­mu­ni­ca­tion au quo­ti­dien est de mode ana­lo­gique[2]. Ce que nous appe­lons Valeurs relève spé­ci­fi­que­ment de ce mode ce com­mu­ni­ca­tion. L’observation montre que le ver­bal n’intervient que lorsque le signal (ana­lo­gique) n’a pas eu l’effet atten­du par l’un des protagonistes.

Des sys­tèmes ins­ti­tu­tion­nels : ces deux sys­tèmes de Valeurs s’incarnent dans des sys­tèmes ins­titution­nels et des cor­pus de lois, le sys­tème émergent se mon­trant fort dif­fé­rent du sys­tème pré­cé­dent. Pour per­ce­voir l’importance de ces dif­fé­rences il suf­fit d’ouvrir nos manuels d’Histoire : la machine ins­ti­tu­tion­nelle monar­chique a été balayée pour lais­ser la place à la machine ins­ti­tu­tion­nelle dite répu­bli­caine ou démo­cra­tique[3].

Le temps barbare 

Un temps bar­bare : toutes le muta­tions socié­tales que nous avons étu­diées montrent ce qu’il faut bien appe­ler « un temps bar­bare », un temps durant lequel les tenants des Valeurs du monde décli­nant se déchainent pour le sau­ver et que rien ne change[4], alors que les Valeurs du monde émergent ne dis­posent pas encore des assises ins­ti­tu­tion­nelles qui leur per­mettent de chas­ser les restes du monde déclinant.

Ce que nous obser­vons aujourd’hui montre la capa­ci­té de diges­tion, certes clai­re­ment per­verse, des Valeurs émer­gentes par les déci­deurs bar­bares du vieux monde.


Bla­bla­car[1] en est une illus­tra­tion : de mise en rela­tion gra­tuite entre citoyens sou­cieux de dimi­nuer leur poids car­bone, il est deve­nu une entre­prise très payante (com­mis­sion d’en­vi­ron 18 % à 21 %, chiffre d’af­faires‎ ‎esti­mé à 88 000 000 €)[2]. Le mot d’ordre, expli­cite et impli­cite, « zéro risque – qua­li­té maxi­male » relève du même type de détournement.


“L’enfant éprouve angoisse et inquiétude
face à une incohérence trop importante
dans le message de celle ou celui
dont sa sécurité et son intégrité dépendent.”

Par­mi les Valeurs émer­gentes, trois sont ici subverties :

  1. L’autorité sur soi : nos jeunes mutants sont des indi­vi­dus indi­vi­dua­li­sés, ils ont auto­ri­té sur eux-mêmes, ils se sentent donc res­pon­sables de leurs actes.
  2. sedépas­ser pour soi-même : monde émergent = patho­lo­gies émer­gentes ! Notre col­lègue Ber­nard Fou­rez[3] a tôt remar­qué que nous assis­tions, dans nos consul­ta­tion à une curieuse inver­sion : des mala­dies de l’irresponsabilité aux­quelles nous étions habi­tués, nous assis­tions à l’émergence de mala­dies de la res­pon­sa­bi­li­té. Ces jeunes gens se sen­tant seuls res­pon­sables d’eux-mêmes se reprochent leurs insuf­fi­sances et leurs échecs ; ils se montrent extrê­me­ment durs avec eux-mêmes et nous disent sou­vent que nous ne pou­vons rien pour eux, que eux seuls doivent trou­ver leurs solutions.
  3. Protéger/rassurer : l’idéologie éta­su­nienne du Care est une illus­tra­tion de ces nou­velles valeurs. Mais toutes les tra­cas­se­ries admi­nis­tra­tives que subissent les pro­fes­sion­nels oeu­vrant dans les éta­blis­se­ments publics ou para­pu­blics tels que les hôpi­taux et les éta­blis­se­ment médi­co­so­ciaux, les­quelles d’année en année rogne leur temps de pré­sence auprès des usa­gers et les prive très effi­ca­ce­ment de toute ini­tia­tive per­son­nelle et col­lec­tive, me semble bien consis­ter en une dyna­mique défen­sive du monde décli­nant. Sous le pré­texte de pro­té­ger, sont impo­sées les Valeurs sou­mis­sion et injonc­tion à ne pas pen­ser. L’augmentation expo­nen­tielle de la souf­france au tra­vail (pudi­que­ment appe­lée risques psy­cho­so­ciaux) me semble être plus qu’une simple corrélation.

Les HP face à la barbarie

Mon hypo­thèse, concer­nant un cer­tain nombre des jeunes gens brillants dont il est ques­tion ici, est que ce temps bar­bare leur est inas­si­mi­lable car trop inco­hé­rent. Rap­pe­lons-nous que ce que j’appelle Valeurs ne sont que des com­por­te­ments, c’est-à-dire des signaux qui s’enchainent les uns les autres (nous sommes ici dans l’univers de la com­mu­ni­ca­tion ana­lo­gique[1]). Entre deux muta­tions ces signaux sont éti­que­tés, c’est-à-dire com­pré­hen­sibles par tous. Le temps bar­bare est celui d’une valse des éti­quettes telle, qu’elle pro­voque un brouillage cog­ni­tif et émo­tion­nel, un jeu d’incohérence à l’évidence dom­ma­geable pour les jeunes gens très exi­geants en matière de cohé­rence et de rigueur que sont ceux dont nous par­lons ici.

Les effets de cette inco­hé­rence entre ce que Bate­son appe­lait les mode de com­mu­ni­ca­tion (ce que vous vivez ou ce que vous sou­hai­tez émettre pour un autre : colère, joie, plai­sir, dégoût, auto­ri­té, com­por­te­ment pro­tec­teur ou mena­çant, etc…) et les signaux d’identification des modes de commu­ni­ca­tion (ce sont les mimiques, ges­tuelles, tons de voix, ver­ba­li­sa­tions, qui per­mettent à la per­sonne à qui vous les adres­sez de savoir à quelle sorte de mes­sage appar­tient votre mes­sage), les effets de cette inco­hé­rence, les pra­ti­ciens, mais aus­si les neu­ros­cien­ti­fiques et les épi­gé­né­ti­ciens[2], en prennent aujourd’hui la mesure, au moyens de leurs ins­tru­ments respectifs.

Décrypter les bugs communicationnels

Durant les quinze der­nières année, une part non négli­geable de mon acti­vi­té de thé­ra­peute de famille a consis­té à apprendre à des jeunes parents, déses­pé­rés de voir leurs bam­bins se rou­ler par terre en hur­lant « à chaque fois que je le contra­rie », à rendre cohé­rents, à l’adresse de leurs enfants, leurs modes de com­mu­ni­ca­tion avec les signaux d’identification de leurs modes de com­mu­ni­ca­tion. Cette mise en cohé­rence fai­sait ins­tan­ta­né­ment dis­pa­raitre ces « caprices » ou encore cette « toute puis­sance » de leurs bam­bins.[3] Les caprices en ques­tion se révé­laient ain­si comme l’expression de l’assaut d’angoisse et d’inquiétude qu’un enfant éprouve face à une inco­hé­rence trop impor­tante dans le mes­sage de celle ou celui dont sa sécu­ri­té et son inté­gri­té dépendent directement.

Cette inco­hé­rence est repé­rable à tous les niveaux d’interaction sociale aujourd’hui. Elle est pour une part pro­duite par la sub­ver­sion bar­bare des Valeurs émer­gentes qui dirigent d’ores et déjà la vie de ces jeunes gens, et pour une autre part induite par cette valse des éti­quettes qui rend la com­mu­ni­ca­tion au quo­ti­dien trop sou­vent aléa­toire. Il n’y a évi­dem­ment pas de Big-Bro­ther, seule­ment des bugs com­mu­ni­ca­tion­nels per­ma­nents pro­duits par le frot­te­ment entre les deux sys­tèmes de Valeurs non com­pa­tibles, des bugs dans la dyna­mique auto-orga­ni­sa­tion­nelle d’une socié­té en mutation.

Ouverture

Qui d’autre que Lud­wig Witt­gen­stein, pour ponc­tuer notre pro­pos, quand il parle de lui ! Il était à l’évidence un de ces jeunes gens beau­coup trop exi­geants et rigou­reux pour jouer un jeu socié­tal qui, même hors phase muta­tion­nelle, reste un bri­co­lage que les esprits moins poin­tus sup­portent sans trop d’encombre :

« On peut dire que les jeunes gens, de nos jours, se trouvent brus­que­ment pla­cés dans une situa­tion où l’entendement nor­mal ne suf­fit plus face aux exi­gences sin­gu­lières de la vie. Tout est deve­nu si embrouillé que, pour en venir à bout, il fau­drait un enten­de­ment excep­tion­nel. Car il ne suf­fit plus de pou­voir jouer le jeu comme il faut ; sans relâche la ques­tion se pose : faut-il vrai­ment jouer ce jeu-là et quel est le bon jeu ? »

Witt­gen­stein (L.), in Remarques phi­lo­so­phiques, Gal­li­mard, 1996

Retrou­vez la ver­sion inté­grale et enri­chie de l’article de Jean-Paul Gaillard sur le site de La Jaune et la Rouge : lajauneetlarouge.com


[1] La mor­pho­ge­nèse est l’en­semble des lois qui déter­minent les trans­for­ma­tions, pro­gres­sives ou bru­tales, abou­tis­sant à une forme suf­fi­sam­ment stable dans le vivant : orga­nismes et orga­ni­sa­tions (socié­tés, villes, etc.). le mathé­ma­ti­cien René Thom en a élar­gi la per­ti­nence avec sa théo­rie des catas­trophes (Thom R. 1983 : Para­boles et catas­trophes. Flam­ma­rion Champ.

[2] Quand un sys­tème, phy­si­co-chi­mique ou socié­tal évo­lue vers un niveau loin de l’équilibre, une bifur­ca­tion, c’est-à-dire un chan­ge­ment de forme, s’opère bru­ta­le­ment. Le chi­miste Ilya Pri­go­gine l’a magis­tra­le­ment modé­li­sé (prix Nobel de chi­mie). Pri­go­gine I. & Sten­gers I. 1986 : La Nou­velle Alliance, Gal­li­mard. Pri­go­gine I. & Sten­gers I. 1988 : Entre le temps et l’é­ter­ni­té. Fayard.

[3] Gaillard JP 2020 (8ème édit. revue et aug­men­tée) : Enfants et ado­les­cents en muta­tion : mode d’emploi pour les parents, édu­ca­teurs, ensei­gnants et thé­ra­peutes. ESF édi­teur. Paris. / Gaillard J‑P. 2008. Sur le façon­ne­ment psy­cho­so­cié­tal en cours : enjeux psy­cho­thé­ra­peu­tiques et édu­ca­tifs, in revue Thé­ra­pie fami­liale, vol. 28 n° 4 – 2007. / Gaillard J‑P : 2008 : S’il te plait, des­sine-moi un mutant ! in Jour­nal du Droit des Jeunes n° 280.

[1] Matu­ra­na H. et Vare­la F. 1997 : L’arbre de la connais­sance. Addi­son Wes­ley France.

[2] Ce concept de découpe nous a été trans­mis par Mioa­ra Mugur-Schäch­ter, à son époque « tis­sage des connaissances ».

[1] « Ce que je fais, c’est sug­gé­rer, et même inven­ter… des pos­si­bi­li­tés aux­quelles vous n’a­viez pas pen­sé jusque-là. Vous pen­siez qu’il n’y avait qu’une pos­si­bi­li­té, au plus deux. Mais je vous ai fait pen­ser à d’autres… Ain­si, votre crampe men­tale se trouve sou­la­gée… » (Witt­gen­stein L., in Monk R. Witt­gen­stein : le devoir de génie. 2009. Flammarion).

[2] « tout ce que vous avez, c’est l’espoir de la sim­pli­ci­té, mais le fait sui­vant peut tou­jours vous conduire à un niveau de com­plexi­té supé­rieur. » Bate­son G. La nature et la pen­sée, Seuil p.34

[1] Il s’agit de la forme socié­tale de l’inconscient. Rien à voir, donc, avec l’inconscient Freu­dien, bien que les formes de l’inconscient freu­dien soient inévi­ta­ble­ment influen­cées par cet autre niveau. Jacques Lacan ne disait-il pas dans un sémi­naire, qu’il était peu pro­bable qu’au Moyen-âge l’inconscient fut struc­tu­ré comme un lan­gage, et que l’Œdipe n’aurait qu’un temps ? De fait, nous consta­tons quo­ti­dien­ne­ment la dis­so­lu­tion de l’Œdipe chez les enfants mutants.

[2] Le non ver­bal : mimiques, ges­tuelle, proxé­mique, vêture, etc.

[3] Y‑compris dans les pays dont les popu­la­tions ont mon­tré plus de clé­mence que la popu­la­tion fran­çaise à l’égard de leurs rois…

[4] Le socio­logue Michel Maf­fe­so­li évoque ce com­bat du monde décli­nant comme sans mer­ci et pou­vant aller jusqu’au baroud d’honneur, le mas­sacre stérile.

[1] Vincent Caron, alors étu­diant à l’IS­TIA d’An­gers achète en 2004 le nom de domaine covoiturage.fr et met en ligne son site de coopé­ra­tion entre conduc­teurs et pas­sa­gers ; il est gra­tuit. En 2006, Fré­dé­ric Maz­zel­la rachète le nom de domaine. Il fonde avec Nico­las Brus­son et Fran­cis Nap­pez, la socié­té ano­nyme Comu­to qui devien­dra la socié­té édi­trice de tous les sites du réseau Covoi­tu­rage, rapi­de­ment payants. En 2015, Fré­dé­ric Maz­zel­la lève 200 mil­lions de dol­lars auprès d’in­ves­tis­seurs (Total, Xavier Niel… ?).

[2] Ce détour­ne­ment mas­sif d’une ini­tia­tive de type 21ième siècle n’en éco­no­mise pas moins du carbone…

[3] Ber­nard Fou­rez est un psy­chiatre Belge qui tra­vaille sur les trans­for­ma­tions psy­cho­so­cié­tales depuis une ving­taine d’années. Fou­rez B. ‎2004. Per­son­na­li­té psy­cho­fa­mi­liale, per­son­na­li­té psy­cho­so­cié­tale, in revue-the­ra­pie-fami­liale-2004. Fou­rez B.- ‎2007. Les mala­dies de l’au­to­no­mie, in revue-the­ra­pie-fami­liale-2007. Fou­rez B. 2014. Aban­don­nisme, para­noï­die et iden­ti­té instable, témoins de la sor­tie des appar­te­nances, in revue-therapie-familiale-1014.

[1]. Dans un article fon­da­teur, Bate­son pro­pose un modèle de la com­mu­ni­ca­tion si robuste qu’il a tra­ver­sé le temps sans aucun dom­mage. Tout mes­sage, écrit-il, consiste en la ponc­tua­tion entre trois canaux : digi­tal, ana­lo­gique et contex­tuel. Ce qui carac­té­rise le digi­tal est qu’il est séquen­cé, c’est le lan­gage ver­bal, l’analogique est de mode conti­nu sans début ni fin clai­re­ment per­cep­tibles, et le contex­tuel est ce qui exerce une influence directe sur l’interlocuteur, à tra­vers le cadre qu’il impose à la com­bi­nai­son digital/analogique. Bate­son G. 1973 : vers une théo­rie de la schi­zo­phré­nie (1956 avec Don Jack­son, Jay Haley et John Weak­land ), in Vers une éco­lo­gie de l’esprit 2. Seuil.

[2] Voir Gaillard JP 2018 : Enfants et ado­les­cents en grande dif­fi­cul­té : la révo­lu­tion socio­thé­ra­peu­tique. ESF éditeur.

[3] Caprices et toute puis­sance sont des pseu­do concepts, des concepts dor­mi­tifs comme disait Bate­son, inven­tés par des psys pares­seux : il est facile de remar­quer que ces caprices et cette toute puis­sance infan­tile ne s’expriment que lorsque les adultes pré­sents se montrent inco­hé­rents et « à ôté de la plaque ».

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