Bruno Blaive

Bruno Blaive (70) Suivre droit son chemin

Dossier : TrajectoiresMagazine N°762 Février 2021
Par Pierre LASZLO

Bru­no Blaive mène une vie simple, en droite ligne, sui­vant son intui­tion et son désir.

Son enfance ber­ri­chonne lui donne le bon­heur de la vie à la cam­pagne. Ses parents, Alphonse et Hélène, habitent ­Châ­teau­roux, où son père (42) dirige la manu­fac­ture des tabacs. Au bout d’études secon­daires faciles, en avance de deux ans, Bru­no hésite entre la méde­cine et la science, puis entre en pré­pa au lycée Des­cartes, à Tours. Il s’y plaît, tra­vaille seul en turne en Mai 68 et est amou­reux, mais sans espoir.

Les années d’École

À l’X, Bru­no étu­die à l’avance les poly­co­piés lorsqu’ils sont ­dis­tri­bués à temps. Ce n’est pas facile lorsque Éric Guit­tet apprend le vio­lon dans le caser­ne­ment. Après quoi Bru­no Blaive savoure les amphis : Rivaud (méca­nique), Laurent Schwartz (dis­tri­bu­tions, convo­lu­tion, inté­gra­tion, ten­seurs, Fou­rier-Laplace), Mar­cel Féti­zon (chi­mie)… Un an après la sor­tie de l’École, il emporte le cours de « dis­tri­bu­tions-convo­lu­tion » comme livre de che­vet, dans un voyage de cin­quante jours en Turquie-Iran-Irak-Syrie.

Le choix d’une carrière

« À Châ­teau­roux, en habi­tant dans la manu­fac­ture même, j’avais une bonne connais­sance d’une pro­duc­tion indus­trielle, depuis la des­cente du train des balles de manoques de tabac jusqu’à l’expédition des car­tons de ciga­rettes. J’avais vu mon père enfer­mé dans son bureau par les syn­di­cats ou poin­ter lui-même les ouvriers à l’entrée de l’usine les jours de grève. Un tel tra­vail d’ingénieur dans l’industrie ne m’aurait pas déplu, mais j’avais envie d’autre chose. »

Bru­no Blaive raye la longue liste des corps de l’État et opte pour une car­rière de cher­cheur, en sachant qu’il devra sur­vivre par lui-même avant d’avoir un poste. Il devient atta­ché de recherche au CNRS, dans le labo­ra­toire de Jacques Metz­ger (1921−2014), man­da­rin qui règne sur la chi­mie à Marseille.

Chercheur à Marseille

La tran­si­tion, des études éthé­rées de l’X vers la chi­mie expé­ri­men­tale, est un choc rude mais salu­taire : « J’étais dans les nuages des théo­ries ensei­gnées à l’École ; la confron­ta­tion avec la paillasse et les valeurs numé­riques expé­ri­men­tales m’a des­saou­lé. » Un jour Bru­no laisse s’emballer une bro­ma­tion de cétone, on doit éva­cuer le bâti­ment et y reve­nir masqué !

Ce sera, au fil des années, l’étude de l’Effet d’engrenage des sub­sti­tuants (décou­vert au labo par Chris­tian Rous­sel), des com­po­sés sidé­ro­phores et autres orga­no­mé­tal­liques, ou des maté­riaux éner­gé­tiques (avec Jacques Boi­leau (42) et Roger Gal­lo), ou de molé­cules mar­queuses de pH en biologie.

“Il me reste trente ans pour prendre davantage de risques !”

Bru­no revi­site l’énergie de sol­va­ta­tion des molé­cules, ce qui le plonge dans la théo­rie de la pola­ri­sa­tion élec­trique : il publie des articles sur les moments mul­ti­po­laires, bous­cule des for­mules de l’énergie et donne un théo­rème de réci­pro­ci­té diélec­trique, ana­logue à celui de Max­well-Bet­ti en mécanique.

Comment apparier recherche et enseignement ?

Bru­no a sou­vent ensei­gné : mathé­ma­tiques, pro­ba­bi­li­tés, pro­gram­ma­tion en For­tran, puis en lan­gage C. Et en 2003 le géné­ral Paul Par­raud (58), bien connu des lec­teurs pour avoir com­man­dé l’X, réus­sit à fusion­ner trois écoles d’ingénieurs de Mar­seille (phy­sique, chi­mie et méca­nique) en une grande école, l’École cen­trale de Mar­seille. Bru­no Blaive y est char­gé du cours de méca­nique quan­tique. Dans la rue à Mar­seille, Bru­no est par­fois recon­nu et salué par l’un ou l’autre du mil­lier d’écoliers de CE2, CM1, CM2, aux­quels il a fait décou­vrir les atomes et les molé­cules, en ver­sant sur leurs bureaux de géné­reuses poi­gnées de modèles molé­cu­laires en plastique.

L’esprit de conservation, une préoccupation parfois extravagante

Bru­no sauve tout ce qui est vieux ou démo­dé, et en dan­ger de dis­pa­raître : vieux papiers (de 1533 à 2020), céra­miques (quatre mille pièces, dépa­reillées, sou­vent fen­dues et recol­lées), jeux de nain jaune avec leurs images d’Épinal (dès la Révolution).

– « Alors Bru­no, en somme, que collectionnes-tu ? »

– « Il m’est beau­coup plus facile de te répondre en te citant les rares choses que je ne col­lec­tionne pas. »

À la ferme

Retrai­té, Bru­no Blaive se par­tage entre Mar­seille et Pau­ly, sur la com­mune giron­dine d’Aillas. Il y mène la vie rus­tique des fer­miers d’avant-guerre, qui, eux, culti­vaient du tabac. Pour prendre sa douche, il sort dans la cour de ferme her­bue, avec un seau d’eau, en évi­tant de mar­cher dans les crottes de ragon­dins ou les crot­tins de ses chevaux.

En atten­dant de réins­tal­ler sa biblio­thèque, indis­pen­sable pour refaire de la phy­sique, Bru­no se can­tonne à de l’algèbre ex nihi­lo. Ayant redé­cou­vert seul, avec stu­pé­fac­tion, la cycli­ci­té mul­ti­pli­ca­tive de (Z/pZ)* pour p pre­mier, il vient d’en déduire une démons­tra­tion de la conjec­ture des deux car­rés de Fer­mat. D’après Wiki­pé­dia, il a cent cin­quante ans de retard sur Richard Dede­kind (1831−1916), avant lequel la conjec­ture avait tout de même résis­té deux cents ans.

J’apprécie chez Bru­no Blaive sa faci­li­té d’expression et sa per­son­na­li­té affir­mée. Elles lui ont valu une car­rière scien­ti­fique belle par son aisance à mener à bien des cal­culs éla­bo­rés, et par le choix de ques­tions fon­da­men­tales. Il dit à ce pro­pos : « Le CNRS, c’est-à-dire sa struc­ture mais aus­si ses hommes, a eu la géné­ro­si­té de me faire suf­fi­sam­ment confiance pour que je puisse prendre des risques dans mes ini­tia­tives. Main­te­nant, il me reste trente ans (de 70 à 99 ans comme mon père) pen­dant les­quels j’ai la pos­si­bi­li­té d’en prendre davantage. »

2 Commentaires

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Raoux hrépondre
11 février 2021 à 17 h 17 min

Bra­vo par­cours excep­tion­nel qui te mets dans un monde loin du mien je pré­fère nos simples dis­cus­sions rurales
amities
jacques

ALAIN COUTROTrépondre
22 février 2021 à 17 h 23 min

Loin­tain sou­ve­nir de nos pre­miers pas en chi­mie à l’oc­ca­sion du mini-pro­jet de fin d’é­tude conduit en com­mun au labo de l’X fin 72 sur un sujet de chro­ma­to­gra­phie pré­pa­ra­tive, et des syn­thèses d’a­zo­tures péta­ra­dant qui agré­men­tèrent les manip plus sérieuses. Bra­vo pour ta per­sé­vé­rance, mon par­cours de chi­miste, lui, a été plus bref.…
Alain Coutrot

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