Le Président Pompidou et Valéry Giscard d'Estaing en Auvergne

Bernard Esambert (54) : Mes souvenirs avec Giscard d’Estaing

Dossier : Valéry Giscard d'EstaingMagazine N°761 Janvier 2021
Par Robert RANQUET (72)
Par Bernard ESAMBERT (54)

Homme d’influence, comme il se décrit lui-même dans son ouvrage Une vie d’influence, dans les cou­lisses de la Ve Répu­blique, Ber­nard Esam­bert (54) a fré­quem­ment croi­sé la route du Pré­sident Gis­card d’Estaing. Il nous en livre le récit.

Le cama­rade qui a le mieux connu Gis­card est incon­tes­ta­ble­ment Lio­nel Sto­lé­ru (56), mal­heu­reu­se­ment décé­dé. Pour ma part, j’ai ren­con­tré pour la pre­mière fois Valé­ry Gis­card d’Estaing en 1967. J’étais alors jeune char­gé de mis­sion au cabi­net de Georges Pom­pi­dou, Pre­mier ministre. Je croi­sais donc de temps en temps Valé­ry Gis­card d’Estaing, qui était ministre de l’Économie et des Finances, dans des réunions. J’avais à peine trente ans : autant dire que j’étais invi­sible ! Ensuite, en 1968, j’étais tou­jours à Mati­gnon, mais cette fois auprès de Couve de Mur­ville, Pre­mier ministre, comme conseiller indus­triel. Je saluais régu­liè­re­ment Gis­card, mais lui ne m’apercevait tou­jours pas.

Giscard d’Estaing, ministre de l’Économie et des Finances

J’ai ensuite retrou­vé Georges Pom­pi­dou, cette fois à l’Élysée. Gis­card d’Estaing était tou­jours ministre de l’Économie et des Finances. C’était l’époque où on s’occupait beau­coup de poli­tique indus­trielle. Il y avait d’innombrables conseils res­treints à l’Élysée, que j’organisais (j’en ai orga­ni­sé plus de 40) et où l’ont défi­nis­sait les grandes lignes de la poli­tique indus­trielle : dans le spa­tial, l’aéronautique, le TGV, le nucléaire civil, etc. Ces réunions en conseils res­treints étaient pré­cé­dées de comi­tés inter­mi­nis­té­riels à Mati­gnon. Gis­card était là. Il m’avait enfin aper­çu et savait que j’étais X. Il me gra­ti­fiait de temps en temps d’un clin d’œil, ce qui consti­tuait quand même une fami­lia­ri­té tout à fait sym­pa­thique et éton­nante de sa part, sur­tout si on se sou­vient que je n’étais pas ins­pec­teur des finances.

Où je retrouve Giscard d’Estaing, Président

Vers la fin du man­dat de George Pom­pi­dou, peu avant son décès, je suis convo­qué un jour par Bal­la­dur, secré­taire géné­ral, qui me dit : le Pré­sident sou­haite vous remer­cier pour l’excellent tra­vail que vous avez fait à ses côtés. On vou­drait que vous accep­tiez un poste impor­tant. » Et il me pro­pose suc­ces­si­ve­ment la pré­si­dence de Gaz de France, puis celle de la Com­pa­gnie géné­rale mari­time qui venait d’être créée, la direc­tion géné­rale d’EDF, celle de la Socié­té Géné­rale, etc. J’avais à peine 30 ans ! 

J’ai donc répon­du à Bal­la­dur que j’étais tout à fait hono­ré par les pro­po­si­tions qu’il me fai­sait, mais que jusqu’ici je n’avais jamais diri­gé en tout et pour tout qu’une secré­taire et demie (au mieux), et que tout ceci me parais­sait un peu pré­ma­tu­ré et dis­pro­por­tion­né : j’aimais mieux aller faire mes classes et apprendre un métier par moi-même. J’ai choi­si la banque car je vou­lais com­prendre les cir­cuits finan­ciers. Je connais­sais bien à l’époque Fran­çois Bloch-Lai­né, émi­nent ins­pec­teur des finances alors pré­sident du Cré­dit Lyon­nais. Je suis donc par­ti au Cré­dit Lyon­nais, mais dans un poste tout à fait modeste de grouillot (char­gé de mis­sion), dans des agences péri­phé­riques. J’étais donc à l’agence « S », place Saint-Phi­lippe-du-Roule où, der­rière mon gui­chet je ven­dais aux clients de la banque des ser­vices finan­ciers (comptes sur livret, etc.). 

Un jour, une secré­taire s’approche de moi : « Vous êtes bien mon­sieur Esam­bert ? – Oui c’est moi. – C’est sans doute un canu­lar, mais j’ai au télé­phone quelqu’un qui pré­tend être la secré­taire du Pré­sident de la Répu­blique… » J’ai pris la com­mu­ni­ca­tion : c’était bien elle. Elle me fixe un ren­dez-vous pour aller voir Gis­card. Celui-ci me reçoit très aima­ble­ment en me fai­sant asseoir sur un cana­pé à côté de lui. Il me demande : « Auriez-vous l’intention d’être nom­mé un jour pré­sident du Cré­dit Lyon­nais ? – Jamais de la vie ! » Il me répond : « Ah bon… J’en suis ras­su­ré, car cela m’aurait gêné. » Je suis donc res­té au Cré­dit Lyon­nais, où j’ai gra­vi les éche­lons, et fini par être nom­mé à un poste de direc­teur (rela­ti­vi­sons : il y en avait une bonne cin­quan­taine…), puis j’ai rejoint la com­pa­gnie finan­cière Edmond de Roth­schild où je suis res­té dix-sept ou dix-huit ans.

VGE et le transfert de l’X

Mon deuxième sou­ve­nir per­son­nel de Gis­card se place tou­jours sous la pré­si­dence de Georges Pom­pi­dou, mais cette fois au sujet du trans­fert de l’École à Palai­seau. Ce trans­fert avait reçu l’aval du Pré­sident, et les tra­vaux avaient com­men­cé. Avec quelques membres de l’AX, nous sou­hai­tions que l’École garde quelques locaux de pres­tige sur le Mon­tagne-Sainte-Gene­viève. Je m’étais donc débrouillé avec le secré­taire géné­ral du Gou­ver­ne­ment pour faire signer un « bleu » qui enté­ri­nait le fait que l’X conser­ve­rait rue Des­cartes un amphi avec quelques bureaux, le pavillon Bon­court, qui était le pavillon du direc­teur, et la Boîte à Claques. Tout le monde était très content. Sur ce, le pré­sident Pom­pi­dou décède, et Gis­card lui suc­cède. Un jour, il tombe sur la fameux « bleu ». Il demande de quoi il s’agit, on lui dit que c’est d’Esambert : « Com­ment, que veut-il Esam­bert ? Rame­ner l’École sur la Mon­tagne ? Pas ques­tion ! Annu­lez-moi ce bleu !… » Et voi­là com­ment l’École n’a fina­le­ment conser­vé que l’usage de la seule Boîte à Claques. En y repen­sant, je crois que c’est un peu ma faute : j’aurais dû prendre l’initiative d’en par­ler au Chef de l’État avant qu’il ne découvre ce bleu par hasard. L’issue aurait peut-être été différente.

Quand le Président vient à Palaiseau

Lorsque j’étais pré­sident de l’École, j’ai reçu le Pré­sident de la Répu­blique Gis­card d’Estaing pour une confé­rence qu’il venait don­ner aux élèves sur le sys­tème finan­cier inter­na­tio­nal. Évi­dem­ment, je m’attendais à ce que les élèves l’accueillent par l’une des tra­di­tion­nelles facé­ties poly­tech­ni­ciennes dont ils ont le secret. La confé­rence com­mence. Et voi­ci que des­cend des cintres de l’amphithéâtre une énorme arai­gnée qui vient tout dou­ce­ment se poser sur la tête du confé­ren­cier. Gis­card, bon joueur, fait mine de s’en accom­mo­der et de ne pas y por­ter davan­tage d’intérêt. L’araignée remonte sage­ment vers les cintres et l’incident est clos. Mais quand je rac­com­pagne le Pré­sident à sa voi­ture, je le remer­cie cha­leu­reu­se­ment d’être venu pré­sen­ter cette confé­rence et je lui dis com­bien je suis confus de l’accueil que lui ont réser­vé les élèves : « Oh ! Vous savez, j’en ai vu bien d’autres… »

Le Président, l’X et l’ENA

J’ai revu le Pré­sident Gis­card d’Estaing alors que j’étais deve­nu Pré­sident de l’Institut Georges Pom­pi­dou : c’est un ins­ti­tut mémo­riel consa­cré à la mémoire du pré­sident Pom­pi­dou, et j’y ai suc­cé­dé à Pierre Mess­mer et Édouard Bal­la­dur. Je m’étais ren­du compte que, dans le cadre de la « mémoire orale de l’institut », Gis­card n’avait pas témoigné. 

Cette « mémoire orale » consiste à inter­ro­ger des per­son­na­li­tés qui ont connu Georges Pom­pi­dou, et à trans­crire ces entre­tiens qui sont ensuite confiés aux archives natio­nales. Je ren­contre un jour Valé­ry Gis­card d’Estaing à la messe com­mé­mo­ra­tive célé­brée chaque année à la mémoire de Georges Pom­pi­dou à Saint-Louis-en‑l’Île. À la fin de l’office, il reste quelques ins­tants avec moi au fond de la nef, et je lui parle de cette mémoire orale et lui pro­pose de témoi­gner. Il accepte très volon­tiers et me reçoit chez lui, quelques jours plus tard, en com­pa­gnie de trois grands his­to­riens appar­te­nant au conseil scien­ti­fique de l’institut. Nous enre­gis­trons. J’étais assis en face de lui, accom­pa­gné de mes his­to­riens, et à la fin je lui pro­pose de pré­voir une deuxième séance, tant la teneur de l’entretien était inté­res­sante. À la fin de cette deuxième séance, il me dit : « Je vais m’écarter du sujet et je vou­drais vous par­ler de mes études. Vous savez que j’ai fait l’ENA après Poly­tech­nique. Eh bien, je dois dire que j’ai beau­coup plus appris à l’X qu’à l’ENA ! »

“J’ai beaucoup plus appris à l’X qu’à l’ENA !

Plus récem­ment, j’ai encore ren­con­tré Gis­card à l’occasion du col­loque orga­ni­sé pour le 50e anni­ver­saire de l’élection de Georges Pom­pi­dou à la Pré­si­dence de la Répu­blique. Ce col­loque a été ouvert par le Pré­sident Macron à l’Élysée, Gis­card d’Estaing en était le « grand témoin », et la deuxième jour­née était conclue par Nico­las Sar­ko­zy. Le témoi­gnage de Valé­ry Gis­card d’Estaing sur le Pré­sident Pom­pi­dou fut tout à fait pas­sion­nant. Il y fut beau­coup ques­tion d’Auvergne : ces racines locales par­ta­gé avec le Pré­sident Pom­pi­dou lui tenaient visi­ble­ment à cœur.

Qu’ai-je retenu de ces années Giscard ?

Tout d’abord, il faut lui recon­naître d’avoir par­fai­te­ment réus­si la déva­lua­tion de notre mon­naie en août 1969, pour solde 1968, dans des condi­tions dif­fi­ciles. Tout le mérite lui en revient, par­ta­gé avec Pom­pi­dou : « Le franc sort amai­gri, mais gué­ri », avait décla­ré notre grand argentier.

La deuxième chose que je retiens essen­tiel­le­ment, et c’est encore un mérite à par­ta­ger entre Georges Pom­pi­dou et Valé­ry Gis­card d’Estaing, c’est que durant toute cette période où nous avons lan­cé de grands pro­grammes très coû­teux – le nucléaire civil, le TGV, Ariane, Air­bus et bien d’autres –, les comptes de la France sont tout le temps res­tés à l’équilibre. Pour cha­cun de ces pro­grammes, on avait une esquisse bud­gé­taire qui per­met­tait de voir pré­ci­sé­ment où on allait, et on réglait la part euro­péenne du pro­gramme avec les Alle­mands, les Belges ou les Ita­liens pour res­ter à l’équilibre. Et donc, nous sommes res­tés dans l’orthodoxie bud­gé­taire et finan­cière. De ce fait, la France à l’époque pou­vait par­ler haut et fort dans les ins­tances inter­na­tio­nales, et dire quand il le fal­lait leur fait aux Amé­ri­cains. C’est à Georges Pom­pi­dou et Valé­ry Gis­card d’Estaing qu’on le doit. Les deux hommes par­ta­geaient une solide culture finan­cière, et de grandes ambi­tions pour la France. 

Poster un commentaire