Simon Bernard (X 1794), Vauban du Nouveau Monde

Simon Bernard (X 1794), Vauban du Nouveau Monde

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°759 Novembre 2020
Par Jacques-André LESNARD

La Jaune et la Rouge a pré­sen­té depuis le début de l’année deux « Vau­ban » du XIXe siècle liés à notre école : Haxo et Séré de Rivières. Le même auteur nous parle main­te­nant de Simon Ber­nard, un cama­rade de la même trempe, au par­cours pour le moins ori­gi­nal, plus célèbre outre-Atlan­tique que chez nous, qui mérite bien un détour His­to­riX et une recon­nais­sance par notre communauté !

Né le 28 avril 1779 dans une famille très pauvre à Dole (Jura), intel­lec­tuel­le­ment très pré­coce, Simon Ber­nard intègre à l’âge de 15 ans en 1794 la pre­mière pro­mo­tion de « l’École cen­trale des tra­vaux publics », rebap­ti­sée l’année sui­vante École poly­tech­nique. Il la rejoint à pied, sac au dos et bâton fer­ré à la main, recueilli tran­si de froid et de fatigue par une Pari­sienne à laquelle il deman­dait l’emplacement de l’école ! Il en sort second et opte pour le génie avec une année d’école d’application à Metz.

Général d’Empire

Il se dis­tingue dans l’armée du Rhin, est bles­sé à Mann­heim, pro­mu capi­taine le 22 mars 1800. Il rejoint l’Italie, aide au fran­chis­se­ment du Min­cio et par­ti­cipe à la bataille de Mon­te­bel­lo, puis passe quelques années dans la réor­ga­ni­sa­tion du génie dans l’Ouest. En 1805, il four­nit un tra­vail très remar­qué de recon­nais­sance en Autriche, jusqu’à Vienne, mon­trant com­ment évi­ter les forts et points de résis­tance inter­mé­diaires : il est pro­mu chef de bataillon. Sou­cieux de l’épanouissement de son talent d’ingénieur, Napo­léon l’affecte en Dal­ma­tie où il est char­gé de déve­lop­per un réseau rou­tier de Trieste à Raguse, dans des reliefs tour­men­tés. En 1809, il prend la direc­tion des tra­vaux d’Anvers avec des cré­dits sub­stan­tiels car la cité doit deve­nir un arse­nal-port mili­taire de pre­mière impor­tance : Napo­léon en ins­pec­tion le remarque et le mute le len­de­main comme aide de camp, avec le grade supérieur.

« Il prend part à la campagne de Saxe, Lützen puis Wurzen. »

Che­va­lier de la Légion d’honneur avec trai­te­ment en jan­vier 1812, confir­mé dans son grade de colo­nel en jan­vier 1813, il prend part à la cam­pagne de Saxe, Lüt­zen le 2 mai puis Wur­zen, mais se blesse sérieu­se­ment à la jambe le 16 août. Il est trans­por­té à Tor­gau, pro­mu offi­cier de la Légion d’honneur en octobre 1813. Conva­les­cent, il prend part à la défense de cette cité saxonne assié­gée début 1814, d’une manière qui lui vaut le 22 mars 1814 d’être créé baron de l’Empire et pro­mu géné­ral de bri­gade le lendemain.

Il se ral­lie à Louis XVIII, qui lui décerne en août la croix de Saint-Louis, et le ministre de la Guerre Clarke lui confie une impor­tante mis­sion de géo­dé­sie et de topo­gra­phie. Mais lors des Cent-Jours il retrouve très vite Napo­léon et par­ti­cipe à la bataille de Water­loo (il serait celui qui aurait dit à l’Empereur : « Sire, ce n’est pas Grou­chy, c’est Blü­cher », ce qui son­na le glas de la confron­ta­tion). Il demande à accom­pa­gner Napo­léon dans son exil, mais est refusé.

Un épanouissement américain

Sus­pect ipso fac­to pour le nou­veau pou­voir qui lui enjoint de s’exiler à Dole, il refuse de ser­vir le tsar qui l’a fait appro­cher et s’oriente vers les États-Unis. Grâce à l’entremise de La Fayette, il obtient non sans trac­ta­tions le 2 sep­tembre 1816 l’autorisation de ser­vir dans l’armée amé­ri­caine tout en res­tant dans le cadre du génie à son grade, forme de « mise en dis­po­ni­bi­li­té » bien incon­grue à l’époque. Le Congrès amé­ri­cain, le 29 avril, l’avait auto­ri­sé à ser­vir comme « bri­ga­dier géné­ral » du Corps of Engi­neers.

Il s’embarque donc au Havre le 21 sep­tembre avec son épouse bava­roise (Jose­pha von Ler­chen­feld, d’Ingolstadt) et ses deux filles encore en bas âge, pour s’installer à Washing­ton. En effet la guerre contre les Anglais en 1812–1814 avait mon­tré les cruelles insuf­fi­sances des for­ti­fi­ca­tions amé­ri­caines et le manque de res­sources en spé­cia­listes, fort res­sen­ti par le 4e pré­sident de la Fédé­ra­tion, James Madison.

Fort Wool
Fort Wool

Mal­gré l’hostilité affi­chée d’officiers amé­ri­cains, il place Simon Ber­nard, dès novembre 1816, à la tête du Board of Engi­neers for For­ti­fi­ca­tions, char­gé d’établir un plan glo­bal de défense. Cela entraîne notre héros à mul­ti­plier les che­vau­chées en ter­rains qua­si incon­nus, peu­plés d’Amérindiens « sau­vages », et à y déployer ses qua­li­tés émi­nentes de « recon­nais­sance » puis de spé­cia­liste en géo­dé­sie et topo­gra­phie. Assez vite, la menace espa­gnole appa­raît majeure dans le golfe du Mexique et donc ren­for­cer les défenses de la Loui­siane est une prio­ri­té. Il dresse avec minu­tie les pre­mières cartes jamais éta­blies dans cer­tains sec­teurs du bas Mississippi.

“Simon Bernard est nommé en 1816 chef du
Board of Engineers for Fortifications américain.”

Son « rap­port géné­ral » de fin décembre 1818 est approu­vé le 25 février 1819 par James Mon­roe, le 5e pré­sident (1817−1825). Ce rap­port s’intéresse aus­si à la baie de Che­sa­peake entre Mary­land et Vir­gi­nie, avec ses 166 534 km2, 150 affluents, une lon­gueur de 300 km et presque 50 km de large au Poto­mac, pour une faible pro­fon­deur. Il pré­co­nise d’en assu­rer la défense depuis la mer par deux grands forts dont il éta­blit les plans puis super­vise la réa­li­sa­tion : le Fort Mon­roe et le Fort Wool (sur une île artificielle).

À la même époque, il redé­fi­nit le pro­gramme de West Point et dresse un pro­jet d’École poly­tech­nique amé­ri­caine, tout en pre­nant une part active dans l’érection d’autres for­ti­fi­ca­tions sur l’ensemble du ter­ri­toire de la Fédé­ra­tion de l’époque. Qua­rante ans plus tard, 42 de ses 44 pro­jets d’implantation alors pré­co­ni­sés auront été réa­li­sés : une œuvre d’ingénieur du génie de niveau stra­té­gique, digne de Vauban.

Des forts mais aussi des canaux

James Mon­roe donne en vue du déve­lop­pe­ment éco­no­mique une impul­sion forte à l’édification de canaux, le sym­bole en étant le canal Érié dans l’État de New York. En rai­son de l’insuffisance quan­ti­ta­tive d’ingénieurs civils, il prête aux États les ingé­nieurs mili­taires, sous l’impulsion ulté­rieure d’un Board of Engi­neers for Impro­ve­ments ins­tal­lé le 31 mai 1824, dont Simon Ber­nard est le pré­sident, avec comme adjoint le colo­nel Joseph Totten.

Notre cama­rade prend ain­si une part consi­dé­rable aux études puis à la réa­li­sa­tion d’un canal de la Che­sa­peake à l’Ohio (565 km, près de 400 écluses, un tun­nel de 6 km sous les Alle­gha­nys !), à celles du Dela­ware Break­wa­ter (brise-lames pour mieux assu­rer la tran­quilli­té des eaux de la baie), à celles d’un canal pour appor­ter le char­bon du New Jer­sey à New York (avec le concours de Tot­ten), à un pro­jet de l’Ohio au Mis­sis­sip­pi. Il récu­se­ra pour des rai­sons de coût et de com­plexi­té la construc­tion d’un canal entre la Flo­ride (tom­bée dans l’escarcelle amé­ri­caine en 1822) et le golfe du Mexique.

« Il pressent l’intérêt du chemin de fer par rapport à celui du canal. »

Paral­lè­le­ment, sur le plan rou­tier, il avait réus­si à pro­po­ser au Congrès le choix entre quatre tra­cés entre la capi­tale Washing­ton et La Nou­velle-Orléans. Il pressent par ailleurs l’intérêt du che­min de fer par rap­port à celui du canal. Cette dimen­sion d’hydraulicien et d’ingénieur des Ponts et Chaus­sées est supé­rieure par son ampleur à celle du modèle Vau­ban, pour autant que la com­pa­rai­son vaille.

Cette immense acti­vi­té amé­ri­caine de tra­vaux publics, sou­bas­se­ment d’un essor éco­no­mique puis­sant, s’atténue avec l’arrivée au pou­voir du 7e pré­sident, Andrew Jack­son (John Quin­cy Adams après Mon­roe n’ayant accom­pli qu’un seul man­dat entre 1825 et 1829), qui avait une concep­tion res­tric­tive de l’intervention fédé­rale en matière de tra­vaux publics et donc une réti­cence au prêt d’ingénieurs mili­taires auprès d’États qui mul­ti­pliaient les que­relles sur les choix de travaux.

Une fin de carrière prestigieuse

Las­sé des que­relles poli­ti­ciennes inter­fé­rant dans ses chan­tiers, Simon Ber­nard apprend le rôle de La Fayette – avec lequel il a cor­res­pon­du très régu­liè­re­ment durant tout son séjour – dans l’établissement de la monar­chie de Juillet, un nou­veau régime qui lui plaît par oppo­si­tion à la Res­tau­ra­tion qu’il exècre, et il envi­sage de ren­trer en France. Le 30 décembre 1830 Andrew Jack­son le charge d’une mis­sion « d’observateur » avec un congé de six mois, effec­tif le len­de­main. À son retour, dès le 8 juillet 1831 il sol­li­cite sa démis­sion de l’armée amé­ri­caine, qui est accep­tée le len­de­main par le pré­sident dans une lettre qui rend hom­mage à ses hautes qua­li­tés et à ses services.

Grâce à l’entregent de La Fayette il est nom­mé dès le 15 octobre lieu­te­nant géné­ral et aide de camp du nou­veau roi des Fran­çais Louis-Phi­lippe. Il est ensuite appe­lé au comi­té des for­ti­fi­ca­tions et nom­mé ins­pec­teur du génie. Il prend ain­si une part active aux pré­pa­ra­tifs de la réno­va­tion du sys­tème de for­ti­fi­ca­tions de Paris qui sera adop­té en 1833. Pair de France en novembre 1834.

« Il prend une part active aux préparatifs de la rénovation
du système de fortifications de Paris. »

Tou­te­fois c’est sur un cou­ron­ne­ment minis­té­riel que s’achève sa vie, avec une pre­mière nomi­na­tion dans le « minis­tère des trois jours », du 10 au 18 novembre 1834. Il le sera de manière moins épi­so­dique dans les deux minis­tères consé­cu­tifs du comte Molé, du 6 sep­tembre 1836 au 31 mars 1839 (soit deux ans et demi). Son action s’y vou­lut exclu­si­ve­ment tech­ni­cienne, se tenant éloi­gnée de toute par­ti­ci­pa­tion aux intrigues et fac­tions poli­tiques. Fin 1837, on lui doit ain­si des ordon­nances sur le ser­vice de marche et des revues, sur celui de la solde puis sur l’avancement, en mars 1838.

À ses yeux, le minis­tère était une charge plus qu’une joie. À titre anec­do­tique, il sous­cri­ra à la pro­po­si­tion du direc­teur de l’X de radier pour manque de tra­vail quelques élèves… dont son fils Charles Auguste « Colum­bus », né à Washing­ton en 1820. Après le décès de son père, ce der­nier se repré­sen­te­ra et réus­si­ra le concours de 1840 !

Simon Ber­nard, grand-croix de la Légion d’honneur depuis le 9 mars 1839, décède d’un pro­bable can­cer du larynx le 5 novembre, à peine sexa­gé­naire : le 8e pré­sident des États-Unis, Mar­tin Van Buren (un démo­crate qui ne pour­ra pas se repré­sen­ter en rai­son de ses posi­tions anti­es­cla­va­gistes à la conven­tion d’investiture), décré­te­ra un deuil de trente jours pour les offi­ciers amé­ri­cains, écla­tant hom­mage à tout ce que Simon Ber­nard avait appor­té à la jeune nation pen­dant près de quinze ans.


Cette rédac­tion doit beau­coup à l’article de M. Marc Gay­da publié dans le numé­ro 38 de la revue Oisi­ve­tés de l’association Vau­ban, dont il est secré­taire géné­ral. M. Gay­da est en outre délé­gué à l’IFC (Inter­na­tio­nal For­tress Coun­cil), dont il pren­dra l’année pro­chaine la pré­si­dence tournante. 

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