Comitologie Europe

La Comitologie : une exigence démocratique de transparence et de responsabilité

Dossier : Croire en l'EuropeMagazine N°759 Novembre 2020
Par Pascal DURAND

L’année 2020 res­te­ra comme une période d’intenses chan­ge­ments pour l’Europe. Alors que les négo­cia­tions inter­ins­ti­tu­tion­nelles sur le plan de relance et le bud­get plu­ri­an­nuel battent média­ti­que­ment leur plein, une autre par­ti­tion, impor­tante mais plus silen­cieuse, se joue à Bruxelles : la réforme de la Comi­to­lo­gie. Celle-ci pour­rait en effet impac­ter l’accès des États au plan de relance euro­péen et deve­nir un élé­ment clé de de l’ambition éco­lo­gique de l’UE.

Dans les conclu­sions adop­tées lors du Som­met euro­péen du 21 juillet 2020, les plans de réforme natio­naux qui doivent per­mettre l’accès aux sub­ven­tions et prêts euro­péens devront eux aus­si être éva­lués par voie de Comi­to­lo­gie. C’est-à-dire que la Com­mis­sion pro­po­se­ra aux gou­ver­ne­ments euro­péens d’adopter sous quatre semaines et à la majo­ri­té qua­li­fiée un « acte d’exécution » qui éta­bli­ra si l’État sou­hai­tant béné­fi­cier du méca­nisme de soli­da­ri­té res­pecte bien les cri­tères d’obtention du prêt ou de la sub­ven­tion. Lors de cette pro­cé­dure, le Par­le­ment est exclu, alors qu’il est la seule ins­ti­tu­tion euro­péenne véri­ta­ble­ment démo­cra­tique, puisqu’il est élu direc­te­ment par les citoyens.


REPÈRES

La Comi­to­lo­gie, éga­le­ment appe­lée « pro­cé­dure de Comi­té », désigne la méthode uti­li­sée par la Com­mis­sion euro­péenne pour adop­ter les mesures de mise en œuvre des textes de l’Union, après délé­ga­tion de ce pou­voir par le Conseil et le Par­le­ment euro­péen. La Comi­to­lo­gie per­met ain­si d’adopter des actes d’exécution qui équi­valent, dans leur grande majo­ri­té, aux décrets ou arrê­tés minis­té­riels adop­tés par les gou­ver­ne­ments natio­naux. Ces dix der­nières années, ils ont repré­sen­té jus­qu’à 90 % du volume nor­ma­tif de l’UE (cf. D. Gué­guen and V. Maris­sen, Hand­book on EU Secon­da­ry Legis­la­tion, Brus­sels, Pact Euro­pean Affairs, 2013, p. 20). 

En pra­tique, la pro­cé­dure de Comi­to­lo­gie, sous des cou­verts tech­niques, laisse peu de place à un contrôle légis­la­tif du Par­le­ment. Ce sont les repré­sen­tants des États qui votent en comi­té et la Com­mis­sion doit se confor­mer à ces déci­sions, le Par­le­ment n’ayant qu’un droit de regard et n’étant pas en mesure léga­le­ment de la for­cer à revoir sa copie. 


Une question de gouvernance

Il est émi­nem­ment cri­ti­quable que ces plans de relance euro­péens soient l’objet de mar­chan­dages essen­tiel­le­ment natio­naux, alors qu’ils sont cen­sés être l’instrument prin­ci­pal d’une relance euro­péenne soli­daire et coor­don­née qui illus­tre­rait aux yeux des citoyens une forte iden­ti­té poli­tique supra­na­tio­nale. Dans sa réso­lu­tion sur les conclu­sions de ce som­met extra­or­di­naire, adop­tée dans sa ses­sion plé­nière le 23 juillet à une très large majo­ri­té, le Par­le­ment s’est oppo­sé à la posi­tion du Conseil sur la gou­ver­nance de ce méca­nisme de soli­da­ri­té en rap­pe­lant que le Par­le­ment doit pou­voir exer­cer un contrôle démo­cra­tique et par­le­men­taire ex ante. Dès lors, pour entrer dans la pra­tique euro­péenne, à la dif­fé­rence de ce qui est pro­po­sé par le Conseil, le Par­le­ment demande la mise en œuvre d’actes délé­gués – sur les­quels il exerce son contrôle – et non d’exécution, afin le cas échéant de mettre son veto.

C’est cette même dyna­mique cade­nas­sée par les États que l’on retrouve pour la défi­ni­tion des mesures d’exécution de por­tée géné­rale, telles les mesures ayant des inci­dences bud­gé­taires notables, la poli­tique agri­cole com­mune, la poli­tique com­mune de la pêche, la fis­ca­li­té et la poli­tique com­mer­ciale com­mune. En effet, lors de la pro­cé­dure de la Comi­to­lo­gie, la déci­sion finale s’appuie sur des comi­tés d’experts dont les repré­sen­tants sont dési­gnés par les États membres (EM). Ces comi­tés doivent émettre un avis à la majo­ri­té qua­li­fiée (55 % des EM repré­sen­tant 65 % de la popu­la­tion), indi­quant s’ils acceptent ou rejettent la pro­po­si­tion d’acte de la Commission.

“Dans certains cas les États refusent courageusement de s’exprimer.”

Dans cer­tains cas à por­tée poli­tique ou média­tique forte, les États refusent cou­ra­geu­se­ment de s’exprimer, « s’absentent » ou s’abstiennent lors des votes en comi­té et en comi­té d’appel, ce qui ne per­met pas d’atteindre une majo­ri­té qua­li­fiée pour vali­der ou refu­ser l’acte de la Com­mis­sion. C’est une situa­tion dite de « sans opi­nion » qui a pour effet de don­ner à la Com­mis­sion la pos­si­bi­li­té de déci­der seule, sans véri­table man­dat politique.

L’impuissance parlementaire

On arrive ain­si au para­doxe le plus tech­no­cra­tique qui soit, les organes poli­tiques, les EM, refu­sant de prendre une déci­sion sou­vent sen­sible ou impor­tante (par exemple sur des ques­tions de san­té ou d’alimentation) : ce sont des tech­ni­ciens non élus, sans légi­ti­mi­té démo­cra­tique, qui devront la prendre sans avoir de compte à rendre à per­sonne. Cela a été le cas douze fois en 2018, lorsque les États ont eu à s’exprimer sur l’autorisation de mise sur le mar­ché ou l’importation d’organismes tels que les néo­ni­co­ti­noïdes, les OGM ou les pro­duits phy­to­phar­ma­ceu­tiques en géné­ral. L’exemple du gly­pho­sate est par­ti­cu­liè­re­ment mar­quant, car la Com­mis­sion euro­péenne n’avait pas la majo­ri­té qua­li­fiée en comi­té pour adop­ter l’acte. Sous la menace de pro­cé­dures juri­diques longues et coû­teuses, notam­ment de la part de l’industrie chi­mique ou agro-indus­trielle, la Com­mis­sion a fait de même pour l’ensemble des cas qui ont suivi.

Dans un autre domaine, celui des émis­sions, l’accord contro­ver­sé de février 2016 intro­dui­sant des « fac­teurs de confor­mi­té » pour les tests en condi­tions de conduite réelles des véhi­cules légers en est un autre exemple. En février 2016, alors que les mal­ver­sa­tions de plu­sieurs construc­teurs d’au­to­mo­biles euro­péens sur les tests d’émission étaient connues depuis plu­sieurs années et docu­men­tées aux USA et en Europe, le Par­le­ment euro­péen res­tait impuis­sant à la suite de la déci­sion de la Com­mis­sion qui défi­nis­sait seule les­dits fac­teurs. Pour preuve que la Com­mis­sion euro­péenne avait excé­dé la por­tée de sa délé­ga­tion de pou­voir, l’adoption de l’acte a fina­le­ment été annu­lée par la Cour de jus­tice de l’UE. Pour autant, cette déci­sion a mon­tré l’impuissance de la voie par­le­men­taire euro­péenne qui, pour s’opposer à des actes d’exécution jugés non conformes, n’a eu d’autre solu­tion que de sou­te­nir un recours juridique.

Une nouvelle réforme de la Comitologie ? 

Consciente de cet incon­fort et pour dimi­nuer le risque d’exposition aux médias, aux rap­pels à l’ordre des ONG ou aux pro­cé­dures juri­diques de l’industrie, la Com­mis­sion euro­péenne a pro­po­sé en 2017 une nou­velle réforme de la Comi­to­lo­gie. Compte tenu du fait que les EM n’ont, en l’état de la légis­la­tion, pas à prendre posi­tion publi­que­ment (ano­ny­mat des votes) et comme cette situa­tion opaque mais confor­table leur convient, ce dos­sier de réforme de la Comi­to­lo­gie est blo­qué au Conseil – qui est colé­gis­la­teur – depuis trois ans, sans la moindre expli­ca­tion. Cepen­dant sous la pres­sion de plu­sieurs groupes par­le­men­taires, dont le groupe Renew que je repré­sente dans la pro­cé­dure de négo­cia­tion, mais aus­si des S & D et des Greens ALE, le Par­le­ment euro­péen a relan­cé les tra­vaux par­le­men­taires sur la réforme.

En l’état actuel, les EM qui s’abstiennent ou ne sont pas repré­sen­tés lors du vote ne sont pas pris en compte pour cal­cu­ler la majo­ri­té qua­li­fiée. Pour autant, leur voix n’est pas déduite du quo­rum néces­saire à l’adoption de l’acte. La Com­mis­sion euro­péenne pro­pose donc de ne plus prendre en compte les abs­ten­tions ou les absences des États dans le cal­cul de la double majorité.

« Seule une majorité simple d’États membres aurait à s’exprimer pour valider ou rejeter un acte. »

En pra­tique, cela signi­fie­rait que seule une majo­ri­té simple d’États membres aurait à s’exprimer pour vali­der ou reje­ter un acte. Les votants devraient néan­moins tou­jours repré­sen­ter 65 % de la popu­la­tion mais sur le fon­de­ment de 55 % des États membres qui par­ti­cipent au vote, et non plus de l’Union. Dans les faits, la pro­po­si­tion de modi­fi­ca­tion du quo­rum de vote est inutile, dans la mesure où les grands États pour­ront conti­nuer à s’abstenir et dès lors lais­ser peser sur la Com­mis­sion la res­pon­sa­bi­li­té publique de leur absence de décision.

À l’inverse, je pro­pose pour ma part que dans le cadre des négo­cia­tions nous modi­fions les règles d’adoption des actes d’exécution, en obli­geant la Com­mis­sion à obte­nir une majo­ri­té qua­li­fiée non pour reje­ter, mais pour adop­ter un acte, sans pour autant tou­cher aux moda­li­tés de quo­rum de vote. L’obtention d’une majo­ri­té qua­li­fiée serait la seule condi­tion qui per­met­trait à la Com­mis­sion euro­péenne d’adopter un acte d’exécution quand celui-ci concerne des matières sen­sibles ayant trait à l’environnement ou à la san­té humaine et animale. 

Cela aurait pour effet de sup­pri­mer les situa­tions de « sans opi­nion » et pous­se­rait les États à prendre leurs res­pon­sa­bi­li­tés, mais sur­tout cela évi­te­rait que se retrouve sur le mar­ché euro­péen des pro­duits sen­sibles qui n’auraient pas obte­nu une majo­ri­té claire et forte des EM pour cette auto­ri­sa­tion. Cela répon­drait éga­le­ment à une exi­gence démo­cra­tique de trans­pa­rence et de res­pon­sa­bi­li­té qui ne lais­se­rait pas entre les mains de la Com­mis­sion et d’experts occultes des déci­sions poli­ti­que­ment sen­sibles qui concernent direc­te­ment la san­té de cen­taines de mil­lions d’individus dans l’Union.

Européens, encore un effort pour être démocratiques ! 

Cette énième réforme des ins­tru­ments ins­ti­tu­tion­nels montre que la gou­ver­nance légis­la­tive de l’UE reste encore trop lar­ge­ment aux mains des États et ne béné­fi­cie pas d’un niveau de contrôle légis­la­tif suf­fi­sant, propre aux démo­cra­ties matures. La per­cep­tion exté­rieure de l’Union reste encore celle d’un mar­ché unique et les voix qui se font entendre sont essen­tiel­le­ment celles des grands États membres, fai­sant de l’intergouvernementalité l’option pré­fé­rée à l’option com­mu­nau­taire. L’application du plan de relance et la mutua­li­sa­tion des dettes sont une pre­mière étape pour enrayer le repli éco­no­mique des États d’une part et les ten­dances confé­dé­rales d’autre part, qui ne peuvent que bri­der l’avenir poli­tique de l’Union.

Tant que l’Europe res­te­ra la seule démo­cra­tie au monde où l’on confond les pou­voirs entre l’exécutif et le légis­la­tif, la démo­cra­tie euro­péenne ne fonc­tion­ne­ra pas cor­rec­te­ment. Les repré­sen­tants des exé­cu­tifs sont eux-mêmes colé­gis­la­teurs avec le Par­le­ment sans qu’ils n’aient les mêmes contraintes de trans­pa­rence et de majo­ri­té. Il devient urgent que le Par­le­ment euro­péen ait la capa­ci­té d’exercer plei­ne­ment son rôle de colé­gis­la­teur, et la Comi­to­lo­gie, sous des aspects tech­niques, en est l’une des illus­tra­tions les plus évi­dentes. L’Europe doit conti­nuer à pro­gres­ser pour que son effi­ca­ci­té poli­tique et démo­cra­tique dépasse sa seule réa­li­té tech­nique et économique.


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