La nouvelle guerre mondiale des Américains

Dossier : ConformitéMagazine N°757 Septembre 2020
Par Raphaël GAUVAIN

L’extraterritorialité du droit amé­ri­cain consiste pour la pre­mière puis­sance mon­diale à impo­ser sa loi au monde en dehors de ses fron­tières. La mon­dia­li­sa­tion des échanges et le déve­lop­pe­ment du numé­rique ont favo­ri­sé l’essor des lois extra­ter­ri­to­riales aux États-Unis depuis trente ans, prin­ci­pa­le­ment dans deux domaines : la lutte contre la cor­rup­tion et les sanc­tions internationales.

Cette extra­ter­ri­to­ria­li­té est une vio­la­tion mani­feste de la sou­ve­rai­ne­té des autres États, posée en droit inter­na­tio­nal par les trai­tés de West­pha­lie du 24 octobre 1648. C’est sur­tout une arme de guerre écono­mique, qui per­met aux Amé­ri­cains de se pro­je­ter dans le monde entier et de régu­ler le com­merce mon­dial à leur propre pro­fit, sans pour autant sacri­fier un seul GI.


REPÈRES

Le dépu­té Raphaël Gau­vain a été char­gé par le Pre­mier ministre d’une mis­sion sur les mesures de pro­tec­tion des entre­prises fran­çaises confron­tées à des pro­cé­dures don­nant effet à des légis­la­tions de por­tée extra­ter­ri­to­riale, avec pour objec­tif d’exposer l’état du droit exis­tant, de pré­sen­ter l’état de la menace et de faire des pro­po­si­tions concrètes de ren­for­ce­ment de l’arsenal juri­dique fran­çais. Il était pla­cé pour ce faire auprès de la ministre de la Jus­tice Nicole Bel­lou­bet, du ministre des Affaires étran­gères Jean-Yves Le Drian et du ministre de l’Économie et des Finances Bru­no Le Maire.
Il a ren­du son rap­port en juin 2019 à Édouard Philippe.


La lutte contre la corruption, nouvelle croisade des Américains

Les États-Unis se dotent dès 1977 d’une légis­la­tion ambi­tieuse en matière de lutte contre la cor­rup­tion, le Forei­gn Cor­rupt Prac­tices Act (FCPA). Au début des années 90, ils poussent à l’adoption d’une conven­tion inter­na­tio­nale sur leur modèle du FCPA. L’OCDE adopte en 1997 la « Conven­tion sur la lutte contre la cor­rup­tion d’agents publics étran­gers dans les tran­sac­tions com­mer­ciales inter­na­tio­nales ». Cet accord, rati­fié par la France en sep­tembre 2000, oblige les États signa­taires à mettre en place des sanc­tions effi­caces, pro­por­tion­nées et dis­sua­sives contre leurs res­sor­tis­sants convain­cus de cor­rup­tion d’un agent public étranger.

À l’occasion de la rati­fi­ca­tion de l’accord, les États-Unis révisent leur propre FCPA pour élar­gir son champ de com­pé­tence et lui don­ner un effet extra­ter­ri­to­rial. Il faut pou­voir pour­suivre des entre­prises non amé­ri­caines pour des faits de cor­rup­tion com­mis en dehors du ter­ri­toire américain.

La mis­sion est confiée au Depart­ment of Jus­tice (DoJ) com­po­sé de fonc­tion­naires pla­cés sous l’autorité hié­rar­chique directe du gou­ver­ne­ment amé­ri­cain. Sur la base du FCPA, les auto­ri­tés de pour­suites pro­cèdent alors à une inter­pré­ta­tion exten­sive de leurs com­pé­tences. Il suf­fit par exemple que le dol­lar ait été uti­li­sé dans une tran­sac­tion liti­gieuse pour don­ner com­pé­tence aux Amé­ri­cains, ou encore que les per­sonnes mises en cause aient uti­li­sé une adresse e‑mail four­nie par Google. On le voit, le cri­tère de rat­ta­che­ment au ter­ri­toire amé­ri­cain est extrê­me­ment ténu.

Pour mener ses enquêtes, le DoJ s’appuie sur les res­sorts de la pro­cé­dure pénale amé­ri­caine, qui per­met de négo­cier avec les entre­prises et leurs diri­geants hors de tout pro­cès pénal. En pra­tique, un rap­port de force violent et dés­équi­li­bré s’instaure. L’arbitraire règne, et vise à contraindre les mis en cause à coopé­rer pour in fine s’auto-incriminer en payant des amendes colos­sales au Tré­sor amé­ri­cain. Cette jus­tice sans juge pro­duit des résul­tats spec­ta­cu­laires : à ce jour, toutes les entre­prises visées par des pour­suites du DoJ au titre du FCPA ont accep­té un « deal de jus­tice ». En cas de résis­tance, la fureur judi­ciaire amé­ri­caine se déchaîne. Un ancien cadre diri­geant du groupe Alstom en a fait récem­ment la dou­lou­reuse expérience.

Le choc de la vente d’Alstom à General Electric

Le 23 avril 2014 au petit matin, l’agence Bloom­berg publie une dépêche révé­lant les négo­cia­tions sur le rachat par­tiel d’Alstom pour un mon­tant de 13 mil­liards de dol­lars. En France, c’est la stu­peur. Alstom passe sous com­man­de­ment étran­ger. Le groupe four­nit les tur­bines de nos cen­trales nucléaires et le tur­bo­réac­teur du porte-avions Charles-de-Gaulle. C’est une entre­prise hau­te­ment stra­té­gique, nour­rie à la com­mande publique depuis des années.

L’ancien pré­sident d’Alstom écarte tout lien entre la vente à GE et la négo­cia­tion avec le DoJ, affir­mant que la seconde aurait été pos­té­rieure (voir les audi­tions de Patrick Kron devant la com­mis­sion des affaires éco­no­miques à l’Assemblée natio­nale les 11 mars et 1er avril 2015). La réa­li­té n’est pas celle-là. Il y a aujourd’hui une cer­ti­tude : la menace de l’amende du DoJ – qui aurait absor­bé la moi­tié de la tré­so­re­rie de l’entreprise – pèse lour­de­ment dans la déci­sion de vendre. Patrick Kron lui-même le recon­naît (voir le rap­port d’enquête de l’Assemblée natio­nale d’Olivier Mar­leix et Guillaume Kas­ba­rian, 19 avril 2018).

Il ne s’agit pas de nier l’existence des faits de cor­rup­tion impu­tés à Fré­dé­ric Pie­ruc­ci, de les mini­mi­ser ou encore moins de les cou­vrir ; mais de s’interroger sur l’objectif pour­sui­vi par la pro­cé­dure amé­ri­caine ayant conduit à la vente de ce fleu­ron indus­triel à son concur­rent américain.

GE a‑t-elle joué un rôle dans la conduite de l’enquête contre Alstom ? Y a‑t-il eu des pres­sions du DoJ sur Alstom pour que celle-ci vende une part de ses actifs à l’entreprise amé­ri­caine en contre­par­tie d’un aban­don des pour­suites contre ses diri­geants effrayés par le sort réser­vé à Fré­dé­ric Pie­ruc­ci ? Rien ne per­met aujourd’hui de l’affirmer avec cer­ti­tude. Mais les sus­pi­cions sont très fortes. Très, très fortes.

L’Europe cible de choix des enquêtes anticorruption

Tout porte en effet à croire que ces pro­cé­dures anti-cor­rup­tion sont ins­tru­men­ta­li­sées par les auto­ri­tés amé­ri­caines à des fins de guerre éco­no­mique. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Depuis plus de vingt ans, ces enquêtes touchent d’abord et avant tout des entre­prises non amé­ri­caines, et l’Europe appa­raît objec­ti­ve­ment comme un ter­rain de chasse pri­vi­lé­gié des Américains.

“Le rapport de force
est violent et déséqui-libré.”

Sapin 2, une première réponse française

La France a long­temps fait preuve d’inefficacité en matière de lutte contre la cor­rup­tion. Elle était régu­liè­re­ment poin­tée du doigt. En 2017, néan­moins, la situa­tion change. L’entrée en vigueur de la loi Sapin 2 est un point de bas­cule. Le légis­la­teur fran­çais impose aux grandes entre­prises fran­çaises un contrôle de confor­mi­té en matière de lutte contre la cor­rup­tion cor­res­pon­dant aux stan­dards inter­na­tio­naux les plus exi­geants. Sur­tout, il intro­duit en droit fran­çais la Conven­tion judi­ciaire d’intérêt public (CJIP), équi­valent des pro­cé­dures négo­ciées américaines.

Ces moder­ni­sa­tions de notre droit et de notre orga­ni­sa­tion judi­ciaire per­mettent à notre pays de recou­vrer une par­tie de sa sou­ve­rai­ne­té judi­ciaire et de conte­nir les assauts amé­ri­cains. Les auto­ri­tés de pour­suites fran­çaises col­la­borent désor­mais avec leurs homo­logues étran­gers pour sanc­tion­ner ensemble des faits de cor­rup­tion inter­na­tio­nale, ain­si que l’ont mon­tré les affaires Socié­té Géné­rale en 2018 et Air­bus en 2020. La situa­tion reste néan­moins fra­gile. Rien ne garan­tit que le DoJ ne sou­haite pas reprendre sa liber­té à l’avenir, et sanc­tionne à nou­veau uni­la­té­ra­le­ment les entre­prises fran­çaises. Une condam­na­tion par la jus­tice fran­çaise ne serait d’ailleurs d’aucun effet sur la pro­cé­dure amé­ri­caine, le prin­cipe Non bis in idem n’étant pas recon­nu outre-Atlantique.

Les sanctions, arme de la guerre économique

La situa­tion est beau­coup plus pré­oc­cu­pante s’agissant des sanc­tions, dont l’ampleur et les consé­quences sont sans com­mune mesure avec la pro­blé­ma­tique de la corruption.

Le 8 mai 2018, Donald Trump annonce le retrait des États-Unis de l’accord de Vienne sur le nucléaire ira­nien. S’ensuit une myriade de tweets mena­çants : Sanc­tions are coming. Les entre­prises euro­péennes sont contraintes de rési­lier leurs contrats et ont jusqu’à novembre pour quit­ter défi­ni­ti­ve­ment l’Iran. Sinon, ce sera la fer­me­ture de l’accès au mar­ché amé­ri­cain et des amendes colos­sales pro­non­cées par l’OFAC, l’administration du Tré­sor amé­ri­cain char­gée des sanctions.

Dès le 9 mai, Bru­no Le Maire convoque la presse. Le ministre de l’Économie, très en colère, est dans un mau­vais jour : « C’est inac­cep­table. Les États-Unis se placent en gen­darme éco­no­mique de la pla­nète. » Des ini­tia­tives sont prises dans les semaines sui­vantes pour per­mettre aux entre­prises fran­çaises de res­ter sur place, tout en échap­pant à la jus­tice américaine.


Des sanctions très sélectives

Entre 2008 et 2017, 26 entre­prises ont été condam­nées au titre du FCPA à un mon­tant total com­bi­né d’amendes supé­rieur à 100 mil­lions de dol­lars. Sur ces 26 entre­prises, 21 étaient non amé­ri­caines, dont 14 euro­péennes, et seule­ment 5 entre­prises amé­ri­caines. Les entre­prises euro­péennes portent l’essentiel du poids des amendes : 5,339 mil­liards de dol­lars sur un total de 8,872 mil­liards de dol­lars, soit 60,17 % du mon­tant total des amendes pro­non­cées. On note éga­le­ment l’absence totale, à ce jour, d’entreprises d’origine chi­noise ou russe, ce qui ne manque pas d’interroger sur les cibles rete­nues par les auto­ri­tés américaines.


L’échec de la contre-offensive européenne

La France pro­pose avec l’Union euro­péenne la consti­tu­tion d’un méca­nisme de troc amé­lio­ré via un spe­cial pur­pose vehicle (SPV), per­met­tant de pour­suivre des échanges com­mer­ciaux avec l’Iran, à l’abri des sanc­tions amé­ri­caines. Les avo­cats spé­cia­listes des ques­tions de sanc­tions sont dubi­ta­tifs. En août, on réac­tive le dis­po­si­tif euro­péen du règle­ment de blo­cage de 1996, tota­le­ment tom­bé en désué­tude, et jusque-là jamais véri­ta­ble­ment uti­li­sé tant il parais­sait impos­sible à mettre en œuvre. Ces ini­tia­tives sont une pre­mière réponse : « Il faut bien com­men­cer. » Car, au final, rien n’y fait. Le risque est beau­coup trop fort. Total, Sano­fi, Renault, Accor, PSA ou Air­bus refusent d’utiliser le SPV, et se pré­ci­pitent à Bruxelles pour deman­der une déro­ga­tion pour quit­ter l’Iran sous injonc­tion américaine.

Cette pra­tique des régimes de sanc­tions s’est considéra­blement accrue depuis les lois Helms-Bur­ton contre Cuba et d’Amato-Kennedy contre l’Iran en 1996. C’est aujourd’hui près de 30 régimes-pro­grammes actifs de sanc­tions à l’encontre d’à peu près autant de pays, régimes ou types d’organisations à tra­vers le monde.

Il faut être lucide et ne pas faire preuve de naï­ve­té. Les pro­cé­dures judi­ciaires pour vio­la­tion des sanc­tions inter­na­tio­nales n’ont à cet égard rien à voir avec le com­bat éthique qui était mis en avant s’agissant des enquêtes anti­cor­rup­tion : elles ne sont que le pro­lon­ge­ment d’une action poli­tique du gou­ver­ne­ment, au seul ser­vice du pou­voir exé­cu­tif amé­ri­cain et, en pas­sant, des entre­prises américaines.

Avec les sanc­tions éco­no­miques uni­la­té­rales, aucune tran­sac­tion finan­cière ou com­mer­ciale n’est aujourd’hui à l’abri des actions de l’appareil judi­ciaire amé­ri­cain. De fait, cela empêche nos entre­prises de com­mer­cer librement.

Les Américains brident les économies européennes

Le bilan des vingt der­nières années est édi­fiant. Plu­sieurs dizaines de mil­liards de dol­lars d’amendes ont été récla­mées à des entre­prises fran­çaises et euro­péennes, au motif que leurs pra­tiques com­mer­ciales, leurs clients ou cer­tains de leurs paie­ments ne res­pec­taient pas le droit amé­ri­cain, alors même que ces entre­prises se confor­maient au droit de leur pays.

Les exemples sont légion et ont fait les titres de la presse inter­na­tio­nale. Le mon­tant des sanc­tions civiles pro­non­cées par l’OFAC est sou­vent com­bi­né avec des amendes pénales du DoJ. On l’a dit, elles sont sans com­mune mesure avec celles pro­non­cées en matière de lutte contre la cor­rup­tion. Beau­coup plus nom­breuses, et sur­tout beau­coup plus élevées.

Force est d’ailleurs de consta­ter que les péna­li­tés les plus éle­vées l’ont été à l’encontre d’établissements ban­caires, tous non amé­ri­cains. Dans la décen­nie écou­lée, les trois tran­sac­tions pénales dépas­sant le mil­liard de dol­lars concernent uni­que­ment des éta­blis­se­ments euro­péens. Le 26 juin 2014, le groupe fran­çais BNP Pari­bas est condam­né à près de 10 mil­liards de dol­lars, soit l’équivalent du bud­get annuel de la Jus­tice en France, pour vio­la­tion des sanc­tions inter­na­tio­nales contre le Yémen et Cuba.

Une machine de guerre juridico-administrative

Le constat est ancien et par­ta­gé. Ali Laï­di, jour­na­liste et uni­ver­si­taire recon­nu en matière d’intelligence éco­no­mique, le démontre habi­le­ment dans son ouvrage Le droit nou­velle arme de guerre éco­no­mique, com­ment les États-Unis désta­bi­lisent les entre­prises euro­péennes (Actes Sud, 2019) consa­cré à la ques­tion : « Aux États-Unis, le droit est deve­nu une arme éco­no­mique. » Les pour­suites enga­gées sont moti­vées éco­no­mi­que­ment et les cibles choi­sies à des­sein. Les grandes entre­prises amé­ri­caines sont, pour la plu­part, épar­gnées de toute pour­suite et seules de grandes entre­prises euro­péennes, en concur­rence directe avec des entre­prises amé­ri­caines, sont visées.

Ces attaques sus­citent l’indignation en France depuis de nom­breuses années. Plu­sieurs rap­ports par­le­men­taires dénoncent avec vigueur « une machine de guerre juri­di­co-admi­nis­tra­tive ». Pour l’ancien ministre Pierre Lel­louche, atlan­tiste pour­tant convain­cu durant de nom­breuses années : « Il existe de toute évi­dence un pro­blème spé­ci­fique avec l’extraterritorialité pra­ti­quée par les États-Unis, et ce pro­blème concerne au pre­mier chef l’Europe » (voir le rap­port d’information de la com­mis­sion des affaires étran­gères et de la com­mis­sion des finances de l’Assemblée natio­nale sur l’extraterritorialité de la légis­la­tion amé­ri­caine, rap­port Lel­louche-Ber­ger, 2016). 

Commentaire

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GLAS Yvesrépondre
5 octobre 2020 à 10 h 17 min

Qu’at­tend l’U­nion Euro­péenne se déci­de­ra t’elle à prendre de vraies mesures de réci­pro­ci­té en matière de sanc­tions éco­no­miques et com­mer­ciales vis à vis des entre­prises américaines ?
L’Eu­rope ne consti­tue t’elle pas le pre­mier mar­ché à l’ex­port pour l’é­co­no­mie amé­ri­caine ? Arrê­tons de nous faire plu­mer sans prendre de véri­tables mesures qui per­mettent de pré­ser­ver les inté­rêt de nos éco­no­mies. Le pro­blème est qu’il n’existe pas vrai­ment de volon­té poli­tique pour com­battre ce fléau à l’i­mage de ce qui se passe pour com­battre l’é­va­sion fis­cale!.. Le poids des lob­bies consti­tue consti­tue un far­deau auquel nous ne pour­rons pas échapper…

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