Conformité et gouvernance

La conformité, nouvel enjeu de gouvernance

Dossier : ConformitéMagazine N°757 Septembre 2020
Par Dominique LAMOUREUX

Le cadre nor­ma­tif de la confor­mi­té pour les entre­prises se ren­force conti­nuel­le­ment. Mais cette évo­lu­tion va bien au-delà et des modes nou­veaux de gou­ver­nance émergent. Les chefs d’entreprise sont ain­si confron­tés à la néces­si­té d’élaborer de nou­velles stratégies.

Aujourd’hui cha­cun s’accorde à recon­naître l’importance de la confor­mi­té pour les entre­prises et plus glo­ba­le­ment pour toutes les orga­ni­sa­tions. Il n’est plus l’heure où des diri­geants, der­rière des portes capi­ton­nées, éla­bo­raient en conseil d’administration des stra­té­gies pour exa­mi­ner com­ment détour­ner, en toute impu­ni­té, des légis­la­tions qui s’imposaient à eux. En effet, la plu­part des acteurs éco­no­miques majeurs ont ces­sé de croire qu’ils pou­vaient « pas­ser sous le radar » des contrô­leurs et échap­per à leurs sanc­tions. Les risk mana­gers et les direc­teurs juri­diques sont ain­si deve­nus des acteurs incon­tour­nables et res­pec­tés dans les organisations.


REPÈRES

Les mou­ve­ments de contes­ta­tion et de reven­di­ca­tion ignorent désor­mais les ins­ti­tu­tions syn­di­cales et poli­tiques, cen­sées les repré­sen­ter. Les der­niers baro­mètres publiés (cf. le baro­mètre de la confiance poli­tique du Cevi­pof) dévoilent que les Fran­çais n’ont plus confiance dans le sys­tème de repré­sen­ta­tion : seule­ment 37 % ont confiance dans les dépu­tés, 28 % dans les médias, 27 % dans les syn­di­cats et seule­ment 13 % dans les par­tis poli­tiques, pour ne citer que ceux-là. Il semble que les citoyens ne for­mulent plus leurs opi­nions ou leurs convic­tions par un bul­le­tin de vote mais en s’exprimant à tra­vers les réseaux sociaux ou les ras­sem­ble­ments au milieu de car­re­fours. Cette remise en ques­tion ins­ti­tu­tion­nelle n’est pas sans consé­quence pour les entre­prises, qui sont une autre forme d’institution.


Le cadre normatif est en profonde évolution

L’évolution de ces vingt ou trente der­nières années se carac­té­rise par un arse­nal régle­men­taire en faveur de la confor­mi­té, qui est deve­nu très pré­sent et de plus en plus contrai­gnant, et s’inscrit dans des sys­tèmes légis­la­tifs com­plexes ren­for­cés par de puis­sants méca­nismes de contrôle. Cet envi­ron­ne­ment régle­men­taire ne se limite évi­dem­ment pas à l’espace natio­nal mais s’inscrit dans un vaste réseau de règle­ments et de conven­tions régio­nales et inter­na­tio­nales, assor­ties de légis­la­tions à por­tée extra­ter­ri­to­riale, notam­ment amé­ri­caines, qui s’imposent aux grandes mul­ti­na­tio­nales avec une extrême rigueur sous peine de sanc­tions sou­vent exorbitantes. 

Ces méca­nismes de coer­ci­tion ont vu leur effi­ca­ci­té mul­ti­pliée par un raz-de-marée de droits souples qui s’imposent doré­na­vant aux entre­prises. Une entre­prise qui sou­haite être consi­dé­rée comme un acteur res­pec­table dans l’économie mon­diale ne peut plus se per­mettre de les igno­rer. Les soft laws s’imposent aus­si for­te­ment que les hard laws, à tra­vers des méca­nismes spé­ci­fiques, mais de façon tout autant contrai­gnante. En effet, dans ce cadre, les sanc­tions ne sont plus pénales ou finan­cières – sous forme d’amendes – mais affectent la répu­ta­tion ou l’image de l’entreprise – avec des cam­pagnes média­tiques relayées par les réseaux sociaux – dont les consé­quences peuvent être consi­dé­rables et même mor­ti­fères pour l’organisation. Des actifs imma­té­riels essen­tiels peuvent être ain­si remis en ques­tion en quelques jours. 

Plus encore, il est à noter que le champ d’application de ces lois et normes ne cesse de s’élargir. Les domaines pour les­quels il est néces­saire aujourd’hui de se mettre en confor­mi­té sont de plus en plus vastes et nom­breux. Ce qui était plus ou moins licite hier devient inad­mis­sible doré­na­vant. On peut citer ain­si les droits de l’Homme, les dis­cri­mi­na­tions, le res­pect de la vie pri­vée, etc. La liste ne fait que s’allonger chaque jour, en par­ti­cu­lier sous la pres­sion du prin­cipe de pré­cau­tion, ins­crit dans la Consti­tu­tion française. 

Enfin, cette volon­té de régle­men­ter et de sanc­tion­ner les actions et com­por­te­ments des per­sonnes phy­siques comme des per­sonnes morales n’est plus seule­ment l’apanage des admi­nis­tra­tions répres­sives et des ins­tances judi­ciaires ou encore d’organisations non gou­ver­ne­men­tales mili­tantes. Elle est por­tée par l’ensemble des par­ties pre­nantes. Cette demande d’intégrité émane aus­si bien des action­naires, des ban­quiers, des four­nis­seurs, des clients et des col­la­bo­ra­teurs – et bien enten­du de la socié­té dite civile.

“Les soft laws s’imposent aussi fortement que les hard laws.”

Des modes de gouvernance inédits émergent

Cet édi­fice régle­men­taire et nor­ma­tif éri­gé au fil des années, dont l’image sym­bo­lique vou­drait s’inspirer de la beau­té rigou­reuse du temple grec, voit ses fon­da­tions pro­fon­dé­ment ébran­lées et l’équilibre de ses struc­tures gra­ve­ment mena­cé. Nos États démo­cra­tiques sont en effet confron­tés à une crise majeure et struc­tu­relle des ins­ti­tu­tions. La glo­ba­li­sa­tion des échanges, la mon­dia­li­sa­tion des com­por­te­ments et sur­tout la révo­lu­tion numé­rique remettent pro­fon­dé­ment en ques­tion les ins­tances tra­di­tion­nelles édi­fiées sur des méca­nismes de repré­sen­ta­tion. Nos socié­tés passent « de la ver­ti­ca­li­té du pou­voir à l’horizontalité du savoir » et les struc­tures de comman­dement, orga­ni­sées en pyra­mides, découvrent avec effroi que ces der­nières sont d’abord des tom­beaux. Ce phé­no­mène est illus­tré par la remise en ques­tion des lea­ders tra­di­tion­nels qui per­çoivent avec sidé­ra­tion qu’ils sont nus.

Dans cet envi­ron­ne­ment de la « post­mo­der­ni­té » émergent alors de façon irré­duc­tible de nou­veaux « légis­la­teurs » sous la forme de think-tanks ou de lob­bies, pudi­que­ment nom­més « repré­sen­tants d’intérêts », qui s’inscrivent dans des mosaïques com­plexes d’organisations non gou­ver­ne­men­tales ou de réseaux d’intérêts, par­fois obs­curs. De même se déve­loppent de nou­veaux cen­seurs (inves­tis­seurs, banques, etc.) qui dési­gnent les bons élèves et fixent les cri­tères de res­pec­ta­bi­li­té à tra­vers une mul­ti­pli­ci­té d’agences de nota­tion et d’indices finan­ciers et extra­fi­nan­ciers ; ces cen­seurs deviennent ain­si les juges de l’activité commerciale.

Gouvernance et compliance
© tomer­tu

Il s’agit d’un changement de paradigme

Le monde de demain se carac­té­rise par des pré­oc­cu­pa­tions à dimen­sion pla­né­taire que, par nature, les orga­ni­sa­tions tra­di­tion­nelles ne peuvent pas gérer. Au niveau natio­nal, on constate la bal­ka­ni­sa­tion des États et la mon­tée des natio­na­lismes et popu­lismes. Au niveau inter­na­tio­nal, on est confron­té à une crise struc­tu­relle du mul­ti­la­té­ra­lisme et à une défaillance des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales. Face à cette situa­tion appa­raît l’idée que les entre­prises, consi­dé­rées comme puis­santes, glo­bales et géné­ra­le­ment plu­tôt effi­caces, pour­raient prendre le relais des États et assu­rer la ges­tion de la pla­nète. Émergent alors les concepts de res­pon­sa­bi­li­té socié­tale des entre­prises ou les pro­po­si­tions telles que les dix-sept Objec­tifs du dévelop­pement durable des Nations unies. Les ini­tia­tives du type « devoir de vigi­lance » ou « entre­prises à mis­sion » s’inscrivent dans cette tendance. 

Dans une tout autre pers­pec­tive, les théo­ries écono­miques ins­pi­rées du liber­ta­risme conduisent aux mêmes conclu­sions. Selon ces der­nières, pour par­ve­nir à l’optimum la trans­pa­rence du mar­ché néo­clas­sique doit être res­tau­rée afin que s’affrontent libre­ment l’offre et la demande grâce à la main invi­sible d’Adam Smith. Seule la libre entre­prise et la pri­mau­té des acteurs éco­no­miques peuvent atteindre cet objec­tif, à condi­tion évi­dem­ment d’éliminer tous les obs­tacles à la flui­di­té du mar­ché, en sup­pri­mant notam­ment États et autres orga­nismes de nor­ma­li­sa­tion. En tout état de cause, les entre­prises sont bel et bien confron­tées à une remise en ques­tion radi­cale de leurs modes de gou­ver­nance et doivent impé­ra­ti­ve­ment défi­nir de nou­veaux modes d’interaction avec leur envi­ron­ne­ment et leurs éco­systèmes, en inté­grant de nou­velles règles et en affron­tant de nou­veaux légis­la­teurs ou censeurs. 

N’est-il pas temps de faire appel à de nouveaux imaginaires ?

Dans cette « socié­té liquide », selon le terme de Zyg­munt Bau­man, qui se carac­té­rise par l’absence de repère et de cer­ti­tude, il est d’abord néces­saire que les chefs d’entreprise éla­borent de nou­velles pos­tures et de nou­velles stra­té­gies. Il est en effet cri­tique de déployer des poli­tiques d’influence offen­sives sur le prin­cipe nei­ther soft nor hard power, but smart power. Par ailleurs les acteurs éco­no­miques ont doré­na­vant toute légi­ti­mi­té pour enga­ger un dia­logue à éga­li­té non seule­ment avec les déci­deurs publics, mais aus­si avec les influen­ceurs de la socié­té civile. Cette démarche doit s’inscrire dans une intel­li­gence socié­tale et stra­té­gique proactive. 

Mais les orga­ni­sa­tions doivent aus­si déployer de nou­velles méthodes et de nou­veaux pro­cé­dés pour opti­mi­ser la gou­ver­nance au sein même de leur mana­ge­ment. Si l’on prend pour axiome de base que la véri­table richesse de l’entreprise est l’Homme (la work­share value) et qu’en même temps il est néces­saire que l’entreprise déploie une capa­ci­té accrue d’adaptation et de per­for­mance, elle doit ins­crire son orga­ni­sa­tion, son mode de fonc­tion­ne­ment, et les concepts qui les sous-tendent, dans un nou­veau réfé­ren­tiel. C’est à ce prix qu’elle devien­dra une entre­prise agile capable de croître et de se déve­lop­per dans un envi­ron­ne­ment dont le rythme des muta­tions s’accélère. En effet, dans un monde com­plexe et glo­ba­li­sé – mais sur­tout en muta­tion rapide –, le seul res­pect des pro­ces­sus et des codes de conduite est de moins en moins per­ti­nent pour garan­tir une confor­mi­té effec­tive, car ceux-ci sont inca­pables de pré­voir la mul­ti­pli­ci­té des situa­tions aux­quelles l’organisation et les col­la­bo­ra­teurs seront sou­mis. Plus encore, la conduite du chan­ge­ment est trop rapide et trop com­plexe pour qu’on croie que les seuls pro­ces­sus soient encore l’unique moyen de régu­la­tion. À peine les pro­cé­dures ont-elles été mises en place que l’écosystème a chan­gé et que la carte ne dit plus le territoire…

“Passer d’une éthique subie à une éthique vécue.”

Les collaborateurs reviennent au cœur de la démarche

Face au dilemme, impo­sé par des risques cer­tains confron­tés à des menaces incer­taines, la seule réponse per­ti­nente est de créer des méca­nismes d’appropriation chez les sala­riés. Le rôle du diri­geant est désor­mais de s’assurer que ses col­la­bo­ra­teurs ont par­fai­te­ment com­pris et par­ta­gé les enjeux, et qu’en se les attri­buant ils s’obligent à les gérer de façon res­pon­sable et rigou­reuse. Cette atti­tude impose de four­nir aux col­la­bo­ra­teurs des for­ma­tions adap­tées, mais sur­tout de mettre à leur dis­po­si­tion des outils d’intelligence et d’assistance leur per­met­tant de maî­tri­ser des situa­tions com­plexes et ambi­guës. Doré­na­vant, il ne suf­fit plus d’obliger des cadres à cocher les cases d’un pro­ces­sus sou­vent conçu plu­sieurs années aupa­ra­vant par un consul­tant nord-amé­ri­cain et aujourd’hui par­fai­te­ment péri­mé. Ce n’est pas non plus avec des pro­cess coer­ci­tifs qu’on par­vient à ins­crire une orga­ni­sa­tion dans une démarche d’agilité et de res­pon­sa­bi­li­té. Le risque est grand de créer de nou­velles bureau­cra­ties, sources de lour­deurs et d’obstacles struc­tu­rels à l’innovation indis­pen­sable pour affron­ter une com­pé­ti­tion exa­cer­bée. Les pro­cess et régle­men­ta­tions sont indis­pen­sables, mais très insuf­fi­sants si l’on ne déve­loppe pas en même temps des méca­nismes d’intelligence éco­no­mique et stra­té­gique capables de gérer un monde com­plexe et à même de résis­ter à la concur­rence. En résu­mé, le res­pect de la confor­mi­té au sein des orga­ni­sa­tions ne peut se faire sans un enga­ge­ment sin­cère de la part des collaborateurs. 

Pour ce faire, il est indis­pen­sable de rendre les sala­riés auto­nomes et res­pon­sables, grâce à des méthodes de mana­ge­ment renou­ve­lées. Les nou­velles formes d’organisation – s’appuyant sur les théo­ries de l’holacratie – per­mettent de remettre les col­la­bo­ra­teurs au centre des orga­ni­sa­tions afin de pro­mou­voir des méca­nismes d’appropriation et de pro­po­ser des éthiques à hau­teur d’Homme. Il est néces­saire de mul­ti­plier toutes les occa­sions pour ren­ver­ser les pyra­mides sclé­ro­santes des orga­ni­sa­tions et sus­ci­ter des approches bot­tom-up. De telles poli­tiques, au sein des orga­ni­sa­tions, imposent à l’évidence de s’appuyer sur la confiance et le dia­logue, et d’encourager l’exemplarité. En un mot, pas­ser d’une éthique subie à une éthique vécue. En effet, les col­la­bo­ra­teurs ont une exi­gence crois­sante pour plus de sens dans leur tra­vail, et leur enga­ge­ment ne peut exis­ter que si le res­pect de la confor­mi­té est en cohé­rence avec les valeurs et l’éthique de l’organisation.

Cette trans­for­ma­tion de l’écosystème des entre­prises appelle à de nou­velles formes de gou­ver­nance que résu­mait déjà au XVIIIe siècle Jean-Bap­tiste Say dans son ouvrage Olbie, ou Essai sur les moyens de réfor­mer les mœurs d’une nation : « Si l’on veut que telle manière d’être, telle habi­tude de vie s’établisse, la der­nière chose à faire est d’ordonner que l’on s’y conforme. Vou­lez-vous être obéi ? Il ne faut pas vou­loir qu’on fasse : il faut faire qu’on veuille. » 

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