Un salut, c’est un ensemble de réponses aux grandes questions liées à la condition humaine, en particulier celles posées par la conscience de la mort.

Les saluts

Dossier : ExpressionsMagazine N°756 Juin 2020
Par François DELIVRÉ (67)

Com­ment être sau­vé des menaces dues à notre condi­tion humaine ? Rédi­gé pen­dant le confi­ne­ment, cet article est une réflexion sur les saluts, c’est-à-dire les approches que les hommes adoptent pour se pro­té­ger des grandes limites de la condi­tion humaine et se libé­rer en par­ti­cu­lier de la crainte de la souf­france et de la peur de la mort. Il prend un relief sin­gu­lier dans le contexte actuel de pan­dé­mie qui repose de façon forte la ques­tion des saluts.

Un salut, c’est un ensemble de réponses aux grandes ques­tions liées à la condi­tion humaine, en par­ti­cu­lier celles posées par la conscience de la mort.

La ques­tion est cen­trale, vitale : com­ment trou­ver la joie de vivre alors que notre exis­tence est vouée à une iné­luc­table dis­pa­ri­tion ? La mort, loin­taine en temps nor­mal sauf mala­die ou acci­dent, est rede­ve­nue une réa­li­té pal­pable, pos­sible dans l’immédiat. Elle se fait pré­gnante dès que nous met­tons le nez dehors et croi­sons un incon­nu sans masque dans la rue.

Les saluts pré­tendent sup­pri­mer ou au moins adou­cir les peurs issues de la condi­tion humaine. Des mil­liards de gens y croient encore ou vou­draient y croire lorsque sur­viennent les grandes épreuves. Leur étude peut nous aider à prendre conscience de nos propres réponses aux ques­tions exis­ten­tielles, que celles-ci soient d’ordre phi­lo­so­phique, psy­cho­lo­gique ou religieux.

L’étude des saluts se heurte cepen­dant à deux objec­tions courantes.

L’objection du pragmatisme

La pre­mière est d’ordre prag­ma­tique, du genre : « La ques­tion des saluts ne m’intéresse pas. Quand ça va bien, je pro­fite de la vie et, quand ça va mal, je résous le pro­blème pour que ça aille mieux. Quant aux ques­tions exis­ten­tielles, c’est de la prise de tête. » Cette façon de voir est très répan­due en temps nor­mal mais, lorsque inter­vient un choc majeur tel qu’une catas­trophe natu­relle, une guerre ou l’épidémie actuelle, les phi­lo­so­phies, reli­gions et autres approches de salut retroussent leurs manches pour tom­ber à bras rac­cour­cis sur le prag­ma­tique : « Mal­heu­reux es-tu, toi qui n’as pas d’autre pré­oc­cu­pa­tion que de sur­vivre ! Toi qui ne te poses pas les vraies ques­tions et ne vas pas à l’essentiel. Toi qui n’es moti­vé que par le concret de ton existence ! »

L’objection scientifique

La seconde objec­tion vient de cer­tains scien­ti­fiques qui estiment à juste titre que les saluts reflètent des croyances sur la vie, la mort, l’existence ou non d’un Dieu, etc. Or la jus­tesse des croyances ne peut être démon­trée car ce sont, par défi­ni­tion, des états sub­jec­tifs dans les­quels on consi­dère comme vraie une cer­taine per­cep­tion du monde réel, concep­tuel ou spi­ri­tuel, sans pou­voir prou­ver cette véri­té de façon abso­lue. Cette inca­pa­ci­té à prou­ver sus­cite la méfiance.

On ne peut cepen­dant pas échap­per aux croyances. Leur fabri­ca­tion dans notre cer­veau est inévi­table car elles répondent à deux besoins essen­tiels : sim­pli­fier notre vision du réel d’une part, assu­rer notre sta­bi­li­té psy­chique de l’autre. Pour être intel­lec­tuel­le­ment hon­nête et res­ter scien­ti­fique, il fau­drait en effet per­ce­voir la réa­li­té dans tous ses détails et n’avancer qu’avec d’infinies pré­cau­tions dans la réflexion. Or c’est impos­sible ! La réa­li­té est bien trop riche et com­plexe ! Nous créons donc sans cesse des croyances et les clas­sons, cer­taines que nous tenons pour « abso­lu­ment vraies », d’autres qui sont « vraisem­blables » et d’autres enfin qui ne sont que des hypo­thèses sujettes à cau­tion. Exemple de croyance qui fut « abso­lu­ment vraie » pen­dant des mil­lé­naires : le Soleil tourne autour de la Terre. Exemple de croyance vrai­sem­blable : la pan­dé­mie va bou­le­ver­ser l’économie pour long­temps. Exemple de croyance per­son­nelle sujette à cau­tion : « Moi, j’échapperai au coronavirus. »

“Nous créons sans cesse des croyances.”

Croyances et saluts

Les croyances nous ras­surent en sim­pli­fiant notre vision du réel et en met­tant les choses dans des cases, en don­nant des repères. Elles s’expriment par des mots simples et glo­baux : « Mon fils est intel­li­gent » – « L’X est la meilleure des écoles » – « Je suis génial… » – « J’ai raté ma vie… » – etc. Nous les expri­mons sans même nous en rendre compte.

Dans le domaine des saluts, les croyances s’expriment sur le même registre simple : « Je rever­rai mes proches après ma mort » – « L’épidémie a une signi­fi­ca­tion » – « La vie est absurde » – « Dieu existe » – « Dieu n’existe pas », etc. Il y a des croyances spé­ci­fi­que­ment reli­gieuses : « Dieu est Dieu et Maho­met est son pro­phète » – « Jésus est res­sus­ci­té », etc. ; phi­lo­so­phiques : « Seul compte l’instant pré­sent » – « La science expli­que­ra tout un jour », etc. ; ou psy­cho­lo­giques : « Ce sont les gens fra­giles qui s’inquiètent de la mort », etc.

Les croyances exis­ten­tielles sont simples, vis­cé­rales, et on s’y accroche for­te­ment, en par­ti­cu­lier en cas de choc exis­ten­tiel tel que la mort d’un proche, l’annonce d’une mala­die fatale… ou l’épidémie actuelle. L’être humain qui se sent impuis­sant éprouve alors le besoin impé­rieux de se rac­cro­cher à des repères et les croyances de salut lui en apportent. Elles lui disent non seule­ment ce qu’il faut croire pour être sau­vé (croyances) mais aus­si ce qu’il faut faire à cet effet (prin­cipes de vie). Pour un hin­douiste, par exemple, la croyance en des réin­car­na­tions suc­ces­sives atté­nue la peur de la mort. Les prin­cipes de vie qu’il asso­cie sont une cer­taine orga­ni­sa­tion sociale (castes) ain­si que des rites d’offrandes et de véné­ra­tion aux dieux.

Les quatre saluts

Quatre formes majeures de salut sont à la dis­po­si­tion des humains de notre temps. Les approches reli­gieuses tra­di­tion­nelles croient (croyance) que le salut se trouve dans le recours à un être imma­té­riel appe­lé esprit ou Dieu, sup­po­sé assu­rer le salut de l’homme s’il prie, fait des offrandes et adopte un com­por­te­ment moral requis par la reli­gion en ques­tion (prin­cipes de vie). Dieu ferait la pro­messe d’une vie éter­nelle après la mort, avec le para­dis comme récom­pense des bonnes actions… ou l’enfer si la vie n’a pas été menée comme il faut. Des nuances doivent cepen­dant être appor­tées à ce sché­ma si l’on consi­dère non pas les reli­gions tra­di­tion­nelles mais les diverses formes de spi­ri­tua­li­tés, celles-ci s’intéressant géné­ra­le­ment plus à la pra­tique du lien avec le divin qu’aux croyances reli­gieuses pro­pre­ment dites. 

Cer­taines approches phi­lo­so­phiques pré­tendent elles aus­si appor­ter le salut en assu­rant que c’est l’homme qui se sauve lui-même, grâce à sa rai­son. Elles croient (croyances) que l’être humain peut se libé­rer de la peur de la mort et des autres limites de la condi­tion humaine par ses propres forces. Le salut consiste alors à com­prendre intel­lec­tuel­le­ment qu’il est pos­sible de dépas­ser les peurs exis­ten­tielles. Tel est par exemple le stoï­cisme qui nous dit : « Ou bien on est en vie, et dans ce cas la mort n’est pas là. Ou bien on est mort, et dans ce cas on n’est plus là. » Le prin­cipe de vie en phi­lo­so­phie, c’est de s’appuyer sur la raison.

L’approche par le sens affirme que tout est sup­por­table, même la souf­france et la mort, si l’on donne du sens à ce qui arrive. La croyance, c’est que l’absurde n’existe pas et que toute cir­cons­tance de vie a une signi­fi­ca­tion. Prin­cipe de vie : don­ner du sens.

On trouve enfin le salut par l’instant pré­sent, une approche qui a pris de l’ampleur avec l’engouement pour les approches venues de l’Orient : boud­dhisme, tao, zen. Ici, on croit (croyance) que les peurs exis­ten­tielles viennent du res­sas­se­ment du pas­sé et sur­tout de la crainte de l’avenir. Le salut, c’est de libé­rer le men­tal de ce res­sas­se­ment pour vivre dans l’ici et main­te­nant (prin­cipe de vie) à l’aide de tech­niques comme la médi­ta­tion de pleine conscience.

Sur internet, actuellement, voyantes et gourous se déchaînent pour proposer un salut en affirmant : « Moi je sais… »
Les êtres humains sont a prio­ri récep­tifs aux saluts qu’on leur pro­pose . Sur inter­net, actuel­le­ment, voyantes et gou­rous se déchaînent pour affir­mer : « Moi je sais… »

Naissance d’un système de salut

Com­ment naît un sys­tème de salut ? Au départ, il y a l’immense besoin des hommes de com­prendre la méchante his­toire qui leur arrive : la rai­son de leur venue sur terre, l’alternance des joies et des souf­frances, l’injustice qui fait les hommes inégaux dès leur nais­sance, la mort iné­luc­table et la grande inter­ro­ga­tion sur l’au-delà. Les êtres humains sont donc a prio­ri récep­tifs aux saluts qu’on leur pro­pose et c’est alors qu’un homme cha­ris­ma­tique arrive et affirme : « Moi, je sais… »
Il enseigne ce qu’il faut croire sur le monde (croyances) et ce qu’il faut faire pour par­ve­nir au salut (prin­cipes de vie). Sur inter­net, actuel­le­ment, voyantes et gou­rous se déchaînent pour affir­mer : « Moi je sais… »

Dans le cas des reli­gions, c’est un pro­phète qui assure que Dieu lui a fait une révé­la­tion sur ce qu’il faut croire et faire. Dans le cas des phi­lo­so­phies, c’est une intel­li­gence hors du com­mun qui bâtit un modèle sédui­sant de com­pré­hen­sion du monde (Spi­no­za, Nietzsche, Camus, etc.) et pro­pose des prin­cipes de vie en cohé­rence avec sa pen­sée. Le salut par le temps pré­sent rejoint les sagesses pro­po­sées dès l’Antiquité et le salut par le sens rejoint l’expérience com­mune mais n’a été théo­ri­sé que depuis peu par Vik­tor Frankl.

Les croyances s’autorenforcent

L’attachement aux croyances est un phé­no­mène psy­chique. Une fois ins­tal­lées dans le men­tal, elles fonc­tionnent comme des orga­nismes vivants qui cherchent à sur­vivre. Elles s’autorenforcent, un peu comme le méca­nisme bio­lo­gique qui main­tient notre corps à 37 °C.

Exemple dans la vie quo­ti­dienne : ma voi­sine, d’habitude revêche, me lance un matin un joyeux bon­jour. Méfiance ! Qu’est-ce que ça cache ? L’équation (voi­sine = revêche), qui est dif­fi­cile à vivre mais ras­su­rante, se trouve prise en défaut ! Mais chan­ger d’opinion sur ma voi­sine, ça fatigue l’esprit… et dérange les habi­tudes ! Je vais donc guet­ter les signes qui me per­met­tront de reve­nir à ma croyance ini­tiale : voi­sine = revêche, quitte à guet­ter les com­por­te­ments qui me ras­su­re­ront dans ma vision du monde. Et, le jour où elle fera une mau­vaise tête parce que son chat est malade, je me dirai : « Ouf ! Je savais bien que c’était une sale bonne femme. »

Un phi­lo­sophe ou un scien­ti­fique rigi­di­fie sa croyance lorsque ses hypo­thèses deviennent pour lui des cer­ti­tudes, même si l’expérience dément la théo­rie qu’il a écha­fau­dée. On pour­rait dire que c’est un manque d’honnêteté intel­lec­tuelle, mais c’est en fait un pro­ces­sus psy­chique incons­cient. Leib­niz, Kant, Marx et tous les grands phi­lo­sophes, une fois leur théo­rie éta­blie, n’ont pas chan­gé ensuite d’avis. De grands scien­ti­fiques, à la fin du XIXe siècle, ten­tèrent ain­si de jus­ti­fier l’existence de l’éther, un fluide sub­til dis­tinct de la matière qui aurait per­mis de four­nir ou trans­mettre des effets entre les corps, notam­ment les ondes électromagnétiques.

Changement de croyances de salut 

Dans le domaine des croyances exis­ten­tielles, le même phé­no­mène se passe. Chaque reli­gion comme chaque phi­lo­so­phie défendent farou­che­ment leur pré car­ré en auto­ren­for­çant leurs croyances fon­da­men­tales. Indivi­duellement, on se déclare certes tolé­rant (du moins dans les pays démo­cra­tiques) et on laisse par­ler l’autre. Mais une petite voix susurre : « Cause tou­jours, moi je sais que le mieux c’est… le chris­tia­nisme, l’islam, le stoï­cisme, le tao, la science… » Cha­cun reste per­sua­dé en son for inté­rieur qu’il a LA vérité.

Face aux systèmes de salut, quatre voies possibles

Nous avons vu le rejet des saluts par cer­tains prag­ma­tiques ou scien­ti­fiques. Quatre autres atti­tudes sont pos­sibles : Res­ter dans le salut dont on a l’habitude, en auto-ren­for­çant ses croyances, consciem­ment ou pas.

Se conver­tir à un autre salut : reli­gion, phi­lo­so­phie ou nou­velle vision fon­da­men­tale de l’existence. C’est rare : un nietz­schéen devient rare­ment catho­lique, un taoïste rare­ment pla­to­ni­cien. Car un chan­ge­ment de croyances de salut est un séisme men­tal qui a par­fois des consé­quences concrètes impor­tantes : ima­gi­nez un isla­miste radi­cal qui se tour­ne­rait vers le boud­dhisme ou un athée notoire qui se met­trait à croire en Dieu. Toute leur vie en serait changée.

Zap­per : un petit bout de chris­tia­nisme par-ci, un autre de boud­dhisme par-là. Croire un peu à tout, au risque d’être livré à soi-même ou au petit groupe qui pense comme soi. L’apathie et l’individualisme guettent ceux qui s’engagent dans cette voie rela­ti­viste et en mènent plus d’un au scep­ti­cisme désabusé.

S’engager dans une matu­ri­té de croyances qui consiste à accep­ter l’ambiguïté para­doxale entre croire et dou­ter. On conti­nue à croire que son propre sys­tème de salut est vrai tout en accep­tant que les autres aient une autre idée de la véri­té. On admet que d’autres saluts puissent inter­ro­ger le nôtre pour l’approfondir : et s’ils avaient en par­tie rai­son ? Ain­si, le croyant reli­gieux s’interrogerait-il de temps en temps : et si les athées avaient rai­son ? Et l’athée ferait de même : et si les croyants avaient rai­son ? On met­trait à l’épreuve ses croyances.

Au-delà de ces atti­tudes, une voie sin­gu­lière se des­sine éga­le­ment : être sau­vé ne consis­te­rait pas à fuir la mort par tous les moyens de la san­té, de la sécu­ri­té ou des croyances mais à savoir dis­cer­ner où est l’essence même de la vie pour qu’elle irrigue l’ensemble de son exis­tence. En se défiant des pseu­do-vies, voir ain­si la vie en toutes choses et cher­cher sa pré­sence non seule­ment dans ce qu’elle a d’agréable mais aus­si dans la mort, la souf­france et le mal.


L’article reprend en syn­thèse les pages cen­trales du livre La seconde joie de Fran­çois Deli­vré, publié en jan­vier 2020 et dis­po­nible sur Ama­zon ou www.thebookedition.com

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