Jacques Lesourne et polytechnique

Jacques Lesourne (48), et Polytechnique

Dossier : ExpressionsMagazine N°755 Mai 2020
Par Christian MARBACH (56)

Dans le pro­lon­ge­ment de la nécro­lo­gie de Jacques Lesourne publiée dans le pré­cé­dent numé­ro de la revue, Chris­tian Mar­bach évoque la rela­tion sin­gu­lière que le défunt a eue avec l’École et la com­mu­nau­té polytechnicienne.

En 1994, res­pon­sable de la pré­pa­ra­tion du bicen­te­naire de notre École et dési­reux à cette occa­sion de mettre en chan­tier un livre sur Poly­tech­nique, son pas­sé et son futur, c’est tout de suite à Jacques que je pen­sai pour don­ner une suite contem­poraine au Livre du Cen­te­naire, éri­gé par nos pré­dé­ces­seurs en 1894. Avec Lesourne, et avec la tren­taine d’auteurs de notre ouvrage titré Les Poly­tech­ni­ciens dans le siècle (1894−1994), nous nous accor­dâmes tout de suite sur le ton à adop­ter, et que Lesourne défi­nit dans son intro­duc­tion comme suit : En un siècle qui porte sur lui-même un regard sans com­plai­sance, l’hagiographie n’est plus de mise. Aus­si, cette œuvre plu­rielle sut-elle en per­ma­nence « faire du Lesourne » : veiller à l’exactitude dans la des­crip­tion des tra­vaux et des par­cours, culti­ver l’acuité dans l’analyse et la modé­ra­tion dans le juge­ment, invi­ter à réflé­chir sur l’avenir et la contri­bu­tion que les X pou­vaient lui appor­ter. Les X, pour­quoi, les X, pour quoi ? Jacques donne quelques élé­ments de réponse, que l’on retrou­ve­ra pré­ci­sés dans son auto­bio­gra­phie édi­tée en 2000 Un homme de notre siècle – De Poly­tech­nique à la Pros­pec­tive et au Jour­nal Le Monde. Je les crois tou­jours, en 2020, de pleine actualité.

Recherche et innovation

Dans la courte pré­sen­ta­tion qu’il fait des domaines d’activité des X, Lesourne com­mence par la science et la tech­no­lo­gie. Quel rôle ont-ils joué dans l’accroissement et la ges­tion des connais­sances ? L’exemple de Lesourne lui-même, que Jacques évi­dem­ment ne prend pas, mérite d’être rappelé.

Il aurait pu choi­sir de deve­nir un grand maître dans une dis­ci­pline des sciences « dures », mais pour un ensemble de rai­sons dont son admi­ra­tion pour Mau­rice Allais n’était pas la moindre il pré­fé­ra la science éco­no­mique et sociale. Si les sciences molles obte­naient alors leurs titres de noblesse en étant bap­ti­sées « sciences de l’action », elles le doivent à un cer­tain nombre de cher­cheurs comme Lesourne.

Car il avait tout de suite fixé des objec­tifs d’utilité concrète à ses tra­vaux. Ana­ly­ser et éva­luer les causes et les consé­quences des déci­sions des admi­nis­tra­tions et des entre­prises : oui, pour conseiller et déci­der. Un beau chal­lenge pour un obser­va­teur atten­tif de la socié­té, qui se savait capable de dépas­ser le stade du regard sur image par la maî­trise des cal­culs sta­tis­tiques comme de la théo­rie des jeux, de la modé­li­sa­tion en macro comme en microé­co­no­mie, comme il le fit de la démo­gra­phie ou l’économétrie, la recherche opé­ra­tion­nelle ou les son­dages, le tout avec le puis­sant concours de belles mathé­ma­tiques qui ne lui feraient jamais oublier le bon sens le plus élémentaire.

Jacques Lesourne rejoi­gnait ain­si Michel Che­va­lier (1823) ou Fré­dé­ric Le Play (1825), mais aus­si Clé­ment Col­son (1873) ou René Roy (1914), Pierre Mas­sé (1916) ou Alfred Sau­vy (1920 S), avant Mau­rice Allais (1931) et Edmond Malin­vaud (1942). Lesourne les étu­dia, atten­tif à leurs domaines de pré­di­lec­tion comme aux prio­ri­tés culti­vées (ici, la pré­pa­ra­tion d’actions bai­gnées de l’optimisme saint-simo­nien, là la cri­tique de mesures sociales dan­ge­reuses par leur uto­pie, là encore le désir d’encadrer l’action du mar­ché par une pla­ni­fi­ca­tion acceptée).

Beau­coup de ces éco­no­mistes furent donc atti­rés par l’action, cher­chant par exemple en des posi­tions d’expert à influen­cer les pou­voirs. Lesourne aurait aimé, à cer­taines époques de sa vie, être plus ardem­ment invi­té à par­ti­ci­per à l’élaboration des poli­tiques publiques. Ni les cir­cons­tances poli­tiques, ni sa propre hési­ta­tion devant toute démarche de sol­li­ci­ta­tion pres­sante ne le permirent.

Lesourne, un entrepreneur

Mais si l’expert en cal­cul éco­no­mique ne devint pas le conseiller du prince, il fut celui d’innombrables entre­prises car il eut le cou­rage de se lan­cer dans une aven­ture entre­pre­neu­riale ori­gi­nale pour l’époque, 1958. C’est bien le rôle des X, écri­vait-il en 1994, de s’orienter davan­tage vers les entre­prises que ne le firent leurs aînés au XIXe siècle, qui les récla­mait d’abord pour les armées, et de le faire par la voie de l’innovation.

Aupa­ra­vant, Lesourne n’avait par­ti­ci­pé à la vie d’une grande entre­prise que dans une posi­tion laté­rale de direc­teur du ser­vice éco­no­mique aux Char­bon­nages de France. Mais il allait vite connaître une autre face du tra­vail d’entreprise à la Sema (Socié­té d’économie et de mathé­ma­tiques appliquées).

Lesourne créa sa start-up en pro­lon­ge­ment cohé­rent de ses recherches et de ses col­la­tion­ne­ments : quand on connaît et met au point des outils, quoi de plus natu­rel que de cher­cher à les offrir aux acteurs éco­no­miques et aux admi­nis­tra­tions pour les aider à s’améliorer ? Lesourne se lan­ça avec pas­sion dans l’aventure, appe­lant à ses côtés bien des jeunes X. Heu­reux d’y béné­fi­cier de retours d’expérience inces­sants mais moins heu­reux d’être confron­té à la dif­fi­cul­té des dis­cus­sions avec ses action­naires. Dans ses mémoires, Jacques est par­fois trop sévère avec lui-même, hési­tant à par­ler de réus­site et sous-esti­mant la valeur et la noblesse qu’il sut don­ner à des études d’investissement ou d’évaluation trop sou­vent uti­li­sées comme des faux-semblants.

Le Monde, en 1991, lui four­nit une expé­rience bien dif­fé­rente de direc­tion, celle d’un jour­nal. Il put ain­si étu­dier in vivo les sin­gu­la­ri­tés de la pro­duc­tion de l’information. Il put aus­si véri­fier que la cohé­sion d’une entre­prise ne se bâtit pas seule­ment par la puis­sance du rai­son­ne­ment de ses diri­geants et que le but pour­sui­vi par ses membres est sou­vent bien éloi­gné de la maxi­mi­sa­tion du reve­nu actualisé.

“Écrivain fécond, passionné
par le désir d’analyser plus encore que de raconter
ou décrire.

Enseigner, toujours

Dans son intro­duc­tion aux Poly­tech­ni­ciens dans le siècle, Lesourne sut aus­si rap­pe­ler le rôle joué par les poly­tech­ni­ciens dans la for­ma­tion et l’enseignement, ces « pas­sions fran­çaises » aux­quelles beau­coup se dévouent. Il appelle les jeunes X à res­ter tou­jours conscients de ce devoir.

Lesourne se mêla très tôt à l’innombrable cor­tège des poly­tech­ni­ciens qui, à temps com­plet ou temps par­tiel, en classes ou en cénacles, par livres ou fas­ci­cules, en confé­rences publiques ou en com­mis­sions aca­dé­miques, au Conser­va­toire natio­nal des arts et métiers ou au Col­lège de France – sans oublier l’X ou ses écoles d’application – esti­mèrent indis­pen­sable de par­ta­ger leur savoir et de témoi­gner de leur pas­sion pour la culture.

Lesourne rem­plit aus­si cette mis­sion par l’écriture. Écri­vain fécond, pas­sion­né par le désir d’analyser plus encore que de racon­ter ou décrire. Donc d’abord signa­taire d’ouvrages s’apparentant à des cours ou des manuels de « tech­nique éco­no­mique », puis à des essais comme sur la matière grise. Sans oublier les articles à éclai­rage poli­tique, par exemple sur la démo­cra­tie d’opinion ou la dif­fi­cul­té pour cer­tains pays à accep­ter des réformes mal­gré leur évi­dente nécessité. 

Je ne peux pas non plus oublier le rôle que Jacques Lesourne joua à l’Académie des tech­no­lo­gies. Il en fut en 2000 un des fon­da­teurs les plus convain­cus, en res­ta long­temps un des ani­ma­teurs les plus dévoués et demeu­ra jusqu’au bout l’un de ses Sages les plus sages.

Le meilleur exemple que je puisse don­ner à ce pro­pos est l’ouvrage coécrit en 2009 avec Robert Dau­tray (1949), L’Humanité face aux chan­ge­ments cli­ma­tiques. Les deux auteurs sur­ent avec une pré­ci­sion rai­son­née et chif­frée mon­trer la vacui­té de cer­taines illu­sions et appe­ler à la cohé­rence, au demeu­rant dif­fi­cile à réa­li­ser, entre les exi­gences et les refus.

L’engagement dans la prospective

Jacques Lesourne s’était tou­jours effor­cé de réflé­chir aux mille tra­jec­toires que pou­vait offrir le futur à l’humanité, et aux moyens d’en faci­li­ter cer­taines et d’en frei­ner d’autres. Il était per­sua­dé qu’une telle réflexion sup­po­sait, simul­ta­né­ment, une recherche sur les méthodes de la pros­pec­tive : ne s’agit-il pas d’une science comme une autre dont les résul­tats pou­vaient être amé­lio­rés par un per­fec­tion­ne­ment des outils uti­li­sés ? L’Association natio­nale de la recherche et de la tech­no­lo­gie (ANRT) lui don­na une belle occa­sion de mener en paral­lèle ces deux démarches à pro­pos du sys­tème fran­çais de recherche et d’innovation, sujet dont il était expert. Futu­RIS repré­sen­ta ain­si une sorte de point d’orgue du tra­vail d’observation, d’étude, d’enseignement et de pro­po­si­tion qui rem­plit toute la vie de Lesourne. 

En 1994 déjà, il avait esquis­sé un tel exer­cice sur l’avenir de Poly­tech­nique. Son pro­gramme pour l’X : tou­jours de la recherche, davan­tage d’orientation vers l’entreprise à condi­tion d’y évi­ter l’affairisme et d’y com­battre la ten­dance à la bureau­cra­tie. Mais pour autant, il nous inci­tait à ne pas oublier l’une des rai­sons d’être de notre École : pré­pa­rer des ser­vi­teurs de l’État et donc inven­ter et mettre en place des formes nou­velles de ser­vice public : on peut être moderne sans renier la fidé­li­té aux objec­tifs affi­chés il y a cent ans, ou deux cents ans.

Mais il sut affi­cher ces prio­ri­tés sans rigi­di­té. J’en vois une preuve dans la fas­ci­na­tion qu’exerçaient ain­si sur lui des repré­sen­tants ori­gi­naux de la dia­spo­ra poly­tech­ni­cienne, des cama­rades capables de réus­sir sans timi­di­té dans des domaines qui n’ont a prio­ri aucune rai­son de figu­rer dans les options majeures pré­sen­tées aux élèves. Ain­si Mar­cel Dieu­la­foy (1863), Marc San­gnier (1895), Sal­va­dor de Mada­ria­ga (élève avec la pro­mo 1906) ou son ami et cocon Michel Pomey. 

Lesourne et Besse

Quand Lesourne réus­sit le concours d’entrée de Poly­tech­nique, il fut de son propre aveu « un peu déçu, seule­ment » 8e. Il se pro­mit de finir dans un meilleur rang. Pas de pro­blème : il ter­mi­na major, sui­vi au clas­se­ment de sor­tie par Georges Besse. Après l’assassinat de Georges en 1986, puis à plu­sieurs reprises, il sut avec émo­tion et clair­voyance faire de son ami un por­trait plein d’admiration et de res­pect, et ceux qui les connais­saient tous les deux pou­vaient retrou­ver dans ces textes leurs dif­fé­rences comme leurs ressemblances.

Lesourne, qui s’installa pour ses pre­miers mois après l’X dans les labo­ra­toires d’économie d’universités amé­ri­caines, se mon­tra immé­dia­te­ment homme d’études, sans pour autant refu­ser l’idée de se lan­cer dans l’action dont il sou­hai­tait per­fec­tion­ner les pro­ces­sus. Mais il fut tou­jours plus atta­ché à scru­ter avec finesse la véri­té des choses et la fra­gi­li­té des équilibres.

Besse, qui choi­sit de pas­ser ce temps de décou­verte de « la vraie vie » dans une mine pour y être ouvrier et porion, sut très vite se com­por­ter en pro­fes­sion­nel pres­sé d’agir en patron. Un patron atten­tif à trou­ver dans sa réflexion la per­ti­nence de sa déci­sion ; un vrai patron sou­cieux de regrou­per ses col­la­bo­ra­teurs vers un but défi­ni ; un patron tou­jours ten­du vers l’essentiel, sans conces­sion, avec une inébran­lable résolution.

Ces deux esquisses bien rapides, dont on pour­rait faire des cari­ca­tures repré­sen­tant un pro­fes­seur bien­veillant à mince sil­houette face à un patron mas­sif et bour­ru, sont pour­tant insuf­fi­santes à les décrire. Que de simi­li­tudes, en même temps ! Des ori­gines sociales modestes, qui expliquent bien des com­por­te­ments. Une volon­té de tra­vail conti­nue. Une intel­li­gence mariant rai­son­ne­ment et intui­tion. Une hon­nê­te­té scru­pu­leuse dans la pen­sée et l’action.

Autant que les fines ana­lyses que Lesourne sut faire de la tri­bu poly­tech­ni­cienne pen­dant toute sa vie, c’est sans doute cette éton­nante coïn­ci­dence qui me paraît le mieux défi­nir la mis­sion que Jacques sou­hai­tait pour Poly­tech­nique : conti­nuer à repé­rer et for­mer des Besse et des Lesourne. 

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