armes de la guerre économique

Un nouvel art de la guerre économique

Dossier : La guerre économiqueMagazine N°755 Mai 2020
Par Alain BAUER

Law­fare, defer­red pro­se­cu­tion, dol­lar­fare, back­doors, ITAR (Inter­na­tio­nal Traf­fic in Arms Regu­la­tions), com­pé­tence uni­ver­selle, espion­nage et concur­rence : quelles sont les nou­velles armes de la guerre économique ?

À quoi sert une guerre sans pillage, ran­çon, occu­pa­tion ? Au-delà du plai­sir savou­reux de la vic­toire, il existe le plus sou­vent un back office comp­table dans la conduite des opé­ra­tions bel­li­queuses. Depuis tou­jours, les objec­tifs mili­taires sont rare­ment dénués d’arrière-pensées. La conquête s’accompagne certes de des­truc­tions, mais sur­tout de vols, d’impôts, d’esclavage… Ce n’est que tar­di­ve­ment que les États ont appris à faire la guerre par d’autres moyens. Espion­nage, chan­tage et mani­pu­la­tion sont deve­nus des armes très puis­santes. Et les réseaux sociaux ont accé­lé­ré et enra­ci­né en direct le concept de la véri­té alter­na­tive (en réa­li­té un men­songe plus ou moins cré­dible) afin de mani­pu­ler les indi­vi­dus (sur­tout les plus cré­dules, mais pas seulement).


REPÈRES

Selon le cabi­net Keefe, Bruyette & Woods, cité par Le Monde le 2 février 2019, les banques se sont vu infli­ger 243 mil­liards de dol­lars d’amendes par le DoJ amé­ri­cain de 2009 à 2017 : les trois pre­mières sont amé­ri­caines, la qua­trième, Deutsche Bank. BNP n’arrive qu’en dou­zième position.


Des concepts anciens

États, entre­prises, cri­mi­nels uti­lisent une gamme d’outils dont la tech­no­lo­gie s’est beau­coup amé­lio­rée, mais dont les concepts datent de l’Antiquité et la moder­ni­sa­tion du xviie siècle. Les États-Unis semblent avoir beau­coup appris d’Hugo Gro­tius qui a inven­té en 1609 une stra­té­gie qui va for­cer le Por­tu­gal à ouvrir l’océan Indien aux Pays-Bas. Sans guerre, sans armes, sans canons. Par un simple trai­té don­nant au droit la puis­sance des effets d’un bom­bar­de­ment mas­sif. En gérant ensemble la guerre et le droit, la guerre par le droit, le major géné­ral Charles Dun­lap avait fixé dans les années 80, après les pro­fes­seurs Carl­son et Yeo­mans, une nou­velle arme amé­ri­caine, à usage de champ de bataille, qui intègre de très nom­breux outils juri­diques d’une puis­sance insoup­çon­née, sou­vent igno­rée, par­fois méprisée.

Le droit peut aussi faire la guerre

Si l’on a sou­vent pen­sé le droit comme l’art de régu­ler la guerre, de fixer des limites, d’en enca­drer, autant que faire se peut, les effets, on avait oublié que le droit pou­vait aus­si faire la guerre. Par­fois être lui-même le ter­rain de la guerre.

On trouve dans cet arse­nal des élé­ments de contrôle des expor­ta­tions (ITAR) qui com­mencent à la pre­mière vis ou au pre­mier écrou fabri­qués aux États-Unis ou sous licence amé­ri­caine (devant res­pec­ter les normes Otan) et qui pour­raient avoir un usage mili­taire, le contrôle de l’usage des dol­lars amé­ri­cains, le res­pect des embar­gos amé­ri­cains pour toute entre­prise et par­fois un État sou­hai­tant com­mer­cer ou dia­lo­guer avec les USA, le res­pect des obli­ga­tions CFIUS (Com­mit­tee on Forei­gn Invest­ment in the Uni­ted States) pour tout inves­tis­se­ment aux États-Unis ou accès à des espaces de R & D amé­ri­cains. Et si par hasard tout cela ne suf­fi­sait pas, le contrôle des don­nées ou des com­mu­ni­ca­tions par les Gafam ou la NSA suf­fi­rait à com­bler d’éventuelles défaillances.

Espionnage et prise d’otages en première ligne

D’autres avaient déve­lop­pé, sous des formes plus arti­sa­nales, les mêmes dis­po­si­tions. L’Union sovié­tique certes, la Chine sans doute, mais bien d’autres États espionnent depuis tou­jours. Louis XI et son Uni­ver­selle Aragne inter­cep­tait les cor­res­pon­dances ou les fal­si­fiaient. Grand roi d’un petit État, il sau­va la France qui absor­be­ra la Bour­gogne plu­tôt que l’inverse. Il ne le fit pas grâce à la (très rela­tive) puis­sance de son armée. L’ordre du Temple fut autant vain­cu par le sys­tème judi­ciaire que par la troupe de Phi­lippe le Bel. Et sa des­truc­tion fut un objec­tif bien plus finan­cier que politique.

Qu’il s’agisse du vol de bre­vets mili­taires (canon de 75 ou revê­te­ments stealth), civils (plans du super­so­nique Concorde ou com­mandes de vols numé­riques) ou de nou­velles tech­no­lo­gies (5 G ou quan­tique), on inves­tit presque autant dans le ren­sei­gne­ment (on l’appelle veille par­fois, intel­li­gence sou­vent…) que dans la R & D elle-même. Comme si le dopage deve­nait une norme natu­relle dans le sport comme dans l’économie, l’important n’étant pas de res­ter propre mais de ne pas se faire prendre.

La prise d’otages est même rede­ve­nue à la mode. Au nom de la lutte anti­cor­rup­tion, quoi de plus simple que d’interpeller un res­sor­tis­sant étran­ger sur son ter­ri­toire ou celui d’un pays ami, pour ensuite l’interroger lon­gue­ment en uti­li­sant une inter­pré­ta­tion flexible des règles de droit, et obte­nir des infor­ma­tions qui per­mettent de pour­suivre, de condam­ner, d’imposer des sanc­tions éco­no­miques ou finan­cières, ou plus fort encore, de faire prendre le contrôle d’un concur­rent par une entre­prise mieux dis­po­sée vis-à-vis de l’État initiateur ?

Le droit est deve­nu une arme de guerre et per­met aus­si d’engager une guerre légale. Ins­tru­ment du mili­taire dans un cas, il le rem­place tota­le­ment dans l’autre. Grâce à la créa­tion des ins­tru­ments enga­gés avec la Socié­té des Nations, puis l’ONU, les ins­tru­ments d’arbitrage, le GATT-OMC (Gene­ral Agree­ment on Tariffs and Trade), et la judi­cia­ri­sa­tion crois­sante des rela­tions inter­na­tio­nales, le law­fare deve­nu l’instrument des gou­ver­ne­ments et des ONG. Quitte, en cas d’échec, à reve­nir à des moyens plus classiques.

“Le droit
est devenu une arme
de guerre.”

Quelques affaires récentes

Côté cor­rup­tion, dans Le Monde du 2 février 2019, Fré­dé­ric Pie­ruc­ci, un employé d’Alstom empri­son­né aux États-Unis pen­dant deux années, dénonce l’« asy­mé­trie dont souffrent les entre­prises euro­péennes par rap­port aux amé­ri­caines dans l’application de la loi anti­cor­rup­tion amé­ri­caine ». Par­mi les vingt-cinq plus gros cas (11,3 mil­liards de dol­lars d’amendes) recen­sés par l’université Stan­ford, on trouve six entre­prises amé­ri­caines, sui­vies de… cinq fran­çaises (Tech­nip, Alstom, Socié­té Géné­rale, Total, Alca­tel), dix autres euro­péennes, trois japo­naises, trois brésiliennes.

Et dans le tout récent sujet concer­nant Air­bus, ce sont les jus­tices fran­çaise et bri­tan­nique qui sont les prin­ci­pales béné­fi­ciaires d’un accord judi­ciaire pour­tant long­temps sou­te­nu par le DoJ américain.

On l’a vu dans le pas­sé à l’occasion du dos­sier Euro­figh­ter bri­tan­nique, les États sont prompts à aller cher­cher la cor­rup­tion chez les autres et à l’oublier chez soi. Encore faut-il ne pas créer ses propres vul­né­ra­bi­li­tés, notam­ment en ten­tant de ne pas res­pec­ter le droit local ou inter­na­tio­nal. L’amateurisme coûte cher dans ces domaines et les grandes entre­prises ont par­fois un sen­ti­ment d’impunité qui peut coû­ter fort cher. On le voit ces der­niers mois en lisant les échanges des tech­ni­ciens de Boeing expli­quant pour­quoi l’avion qu’ils construi­saient et ven­daient, le 717 Max, était deve­nu si dan­ge­reux qu’ils n’y feraient pas voler leurs familles…

La guerre éco­no­mique est une guerre comme les autres, pas seule­ment un autre moyen de faire la guerre. Et toute guerre néces­site de ne pas comp­ter uni­que­ment sur ses capa­ci­tés offen­sives. Il faut donc savoir intel­li­gem­ment construire ses outils de défense, d’information, de ren­sei­gne­ment. Et sou­vent se rap­pe­ler : « Tout l’art de la guerre repose sur la dupe­rie » disait Sun Tzu.


Derniers ouvrages parus :

Bauer (Alain), Dupuis-Danon (Marie-Chris­tine), Les Pro­tec­teurs. La gen­dar­me­rie natio­nale racon­tée de l’intérieur, Odile Jacob, 2019.

Bauer (Alain), 3 minutes pour com­prendre les 50 plus grandes affaires cri­mi­nelles de notre his­toire, Le Cour­rier du Livre, 2019.


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