Intelligence économique

Qu’est-ce que l’intelligence économique ?

Dossier : La guerre économiqueMagazine N°755 Mai 2020
Par Philippe LAURIER

L’intelligence éco­no­mique est un outil essen­tiel de la riva­li­té entre les États et leurs forces éco­no­miques dans le monde contem­po­rain, et en tant que telle ensei­gnée dans les écoles qui forment les cadres supé­rieurs des entre­prises et de l’administration de notre pays, en par­ti­cu­lier dans notre École. Mais com­ment la définir ?

L’intelligence éco­no­mique est héri­tière pour par­tie de la géo­po­li­tique et serait qua­li­fiable de géo­po­li­tique appli­quée, tout comme existe un dépar­te­ment de Mathé­ma­tiques appli­quées au sein de l’École poly­tech­nique, dis­tinct et com­plé­men­taire de celui de Mathé­ma­tiques. Un paral­lèle simi­laire y ver­ra de la micro-géo­po­li­tique, à l’égal de la micro-éco­no­mie dont le prin­cipe consiste à obser­ver les faits à l’échelle des acteurs éco­no­miques tels qu’une entre­prise, et non plus de manière macro-éco­no­mique et glo­bale par le prisme des grands agré­gats comme l’est par exemple le PIB. L’actualité nous ali­mente en pas­se­relles entre les niveaux micro et macro, lorsqu’un simple indus­triel est affec­té par un embar­go ban­caire contre tel oléo­duc en construc­tion, lequel dépend d’un bras de fer inter­na­tio­nal sur l’énergie.


REPÈRES

Ensei­gnée à l’École poly­tech­nique depuis une ving­taine d’années, l’intelligence éco­no­mique s’y est rapi­de­ment décli­née sous deux faces, d’une part avec un sémi­naire « Intel­li­gence éco­no­mique » au sein du dépar­te­ment Huma­ni­tés et sciences sociales (sémi­naire codi­ri­gé par Phi­lippe Lau­rier et Phi­lippe Wolf, ancien direc­teur des études au sein de l’école), qui vise à com­prendre les menaces ou les actions d’influence ; d’autre part avec un autre sémi­naire « Stra­té­gie et infor­ma­tion » ori­gi­nel­le­ment fon­dé par Patrice Allain-Dupré et orien­té notam­ment vers la com­pré­hen­sion des oppor­tu­ni­tés. Ces sémi­naires réunissent ain­si les deux visages de cette dis­ci­pline bifrons, d’observation d’un envi­ron­ne­ment fait à la fois d’opportunités et de menaces.


Une descendance des vieux « embargos »

Les anciennes géné­ra­tions étaient accou­tu­mées à l’expression « embar­go pétro­lier », comme celui qui fut subi par l’Espagne en 1927 et qui contri­bua à la chute du gou­ver­ne­ment puis à la désta­bi­li­sa­tion préa­lable à la guerre civile ; ou celui vécu par l’Iran en 1953, qui ren­ver­sa le Pre­mier ministre Mos­sa­degh. Désor­mais le pay­sage inter­na­tio­nal intègre des notions variantes : celle « d’embargo moné­taire », qui sanc­tionne l’usage non auto­ri­sé notam­ment du dol­lar, même hors du sol amé­ri­cain, même sans mar­chan­dise ni pro­ta­go­niste amé­ri­cain ; celle « d’embargo infor­ma­tique », qui pri­va récem­ment Hua­wei de sa licence Android, trans­for­mant les sys­tèmes d’exploitation ou encore le sto­ckage de nos don­nées en armes coer­ci­tives. Décli­nai­son nou­velle des embar­gos tech­no­lo­giques du XXe siècle, sou­vent pré­cé­dés par des batailles de bre­vets. Embar­gos dont la sub­ti­li­té consiste à empê­cher pro­vi­soi­re­ment l’usage d’une chose par un tiers, mais pour mieux obli­ger ce der­nier à en être dépen­dant en recon­nais­sant ne pou­voir s’en passer.

De ma mon­naie à mon droit, un pareil usage impo­sé se retrouve dans la ten­dance à « l’extraterritorialisation du droit », qui rompt avec l’habitude que le droit pénal d’un pays, voté par ses élus, s’applique aux infrac­tions com­mises en ce pays. S’y sub­sti­tue la pro­cla­ma­tion par un État puis­sant que sa légis­la­tion s’appliquera à des faits adve­nus en tout lieu sur la pla­nète, s’ils sont décla­rés lui por­ter atteinte à lui ou à ses entre­prises, dérou­tant ain­si le « bon droit » à des fins éco­no­miques partisanes.

Parodier Clausewitz

L’intelligence éco­no­mique se défi­nit donc comme de la géo­po­li­tique appli­quée, de ter­rain. Si cette dis­ci­pline peut pré­tendre au titre de science, elle sera une science de l’observation – de notre envi­ron­ne­ment concur­ren­tiel. Le stra­tège Carl von Clau­se­witz fut un témoin mili­taire qui se fit des­crip­teur, pour faire émer­ger des concepts d’action. Dans son célèbre trai­té De la guerre, il conseille à un chef de ne pas dila­pi­der son temps à ima­gi­ner des feintes pour trom­per l’ennemi, mais de se foca­li­ser sur le but constant d’être le plus fort à l’endroit vou­lu au moment vou­lu ; l’intelligence éco­no­mique retient ces moti­va­tions de pou­voir et d’influence, mais constate néan­moins la pré­sence de leurres, de dés­in­for­ma­tions, de désta­bi­li­sa­tions, qui font presque le quo­ti­dien de la vie des affaires entre cer­taines grandes entre­prises. Paro­diant Clau­se­witz, « les actes d’intelligence éco­no­mique ne sont que le pro­lon­ge­ment de la concur­rence par d’autres moyens ».

Que l’on parle de guerre éco­no­mique selon la for­mule de Ber­nard Esam­bert, d’une « diplo­ma­tie indus­trielle » évo­quée par le récent rap­port d’un par­le­men­taire sur la robo­tique et les sys­tèmes intel­li­gents, ou encore d’hyperconcurrence voire de poli­tique de la canon­nière à l’ère numé­rique, le bilan tend vers notre auteur prus­sien dans sa logique de guerre totale pour impo­ser une volon­té. Volon­té tari­faire, com­mer­ciale ou encore judi­ciaire, qui détonne avec la vision idéa­li­sée qu’il suf­fi­rait de lan­cer un bon pro­duit au juste prix pour qu’il capte sa part de mar­ché natu­relle et assure la péren­ni­té méri­tée de son fabri­cant. Non plus donc avoir le meilleur pro­duit ou le meilleur rap­port qua­li­té-prix, mais être domi­na­teur sur un mar­ché, être le plus fort ou, en guise de variante, fra­gi­li­ser ses concurrents.

“Les actes d’intelligence économique
ne sont que le prolongement de la concurrence
par d’autres moyens.”

Faire de l’économie impure

Par réfé­rence au Trai­té d’économie pure de Mau­rice Allais, une syn­thèse de l’intelligence éco­no­mique se nom­me­rait trai­té d’économie impure, patiente recen­sion des mul­tiples biais ou déviances qui par­sèment la vie éco­no­mique ; le trai­té d’Allais a valeur édi­fi­ca­trice en fixant un idéal : concur­rence par­faite, infor­ma­tion exhaus­tive et acces­sible à tous, etc. , le second a valeur péda­go­gique en décri­vant ce qui nous sépare de cet idéal (Clau­se­witz uti­lise l’expression brouillard de guerre pour dési­gner les carences ou les impré­ci­sions de l’information). À cette échelle indi­vi­duelle, les conflits reprennent un visage concret, mor­tel par­fois pour une entre­prise lorsqu’elle se voit évin­cée d’un mar­ché, pri­vée d’accès à une res­source vitale, dépouillée de sa légi­ti­mi­té (son image de marque, ses habi­li­ta­tions) ou encore atteinte dans sa cohé­sion interne et per­dant la confiance de ses équipes, de ses ban­quiers, de ses action­naires ou de ses clients.

Du tré­pas à la résur­rec­tion, le seul fait que Pékin réflé­chisse, au dire de l’agence Bloom­berg, à stop­per ses expor­ta­tions de terres rares, en réplique aux coups de bou­toir juri­diques lan­cés par les États-Unis contre Hua­wei, a redon­né une valeur stra­té­gique à la seule mine pro­dui­sant de telles terres sur le conti­nent amé­ri­cain, celle de Moun­tain Pass en Cali­for­nie ; elle a aus­si ajou­té un épi­sode à la saga des faillites puis des résur­rec­tions de ses pro­prié­taires – la petite socié­té Moly­corp Mine­rals LLC avait en juin 2018 dépo­sé son bilan pour se pla­cer sous la pro­tec­tion du fameux cha­pitre 11. La Chine, pro­duc­teur domi­nant sur les terres rares, est en capa­ci­té de faire varier le prix de ces maté­riaux à sa guise, par consé­quent pous­ser ses concur­rents à la fer­me­ture… Tout comme les États-Unis ont celle d’ouvrir ou fer­mer les robi­nets de pétrole de ses alliés et, depuis un siècle, d’être chef d’orchestre de ses à‑coups tari­faires (en 1928, l’accord d’Achnacarry sti­pu­la que le prix mon­dial du pétrole serait codé­ci­dé par sept com­pa­gnies, les « sept sœurs », règle à laquelle l’Espagne crut pou­voir déro­ger, ce qui lui valut l’embargo pré­cé­dem­ment évoqué).

Fixer les prix, fixer le droit, impo­ser des règles du jeu à autrui, illustre à nou­veau Clau­se­witz et son « contraindre notre adver­saire à exé­cu­ter notre volon­té » ; par adver­saire, enten­dez concur­rent mais aus­si four­nis­seur ou client, allié ou ami. Les entre­prises fran­çaises n’ont, dira-t-on, que des amis… Des amis pug­naces parfois.

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