Lettres et contes du Barrandien, Le récit romancé de la vie de Joachim Barrande par Christian Marbach

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°754 Avril 2020
Par Alix VERDET
Par Christian MARBACH (56)

Joa­chim Bar­rande, poly­tech­ni­cien sor­ti major de la pro­mo­tion 1819, a vécu une illustre car­rière de géo­logue paléon­to­logue à Prague, remar­qua­ble­ment mécon­nue en France. Pré­cep­teur du comte de Cham­bord qu’il a sui­vi dans son exil, scien­ti­fique tout dévoué à l’étude des fos­siles, sa vie illustre une page d’histoire fran­çaise, tchèque et poly­tech­ni­cienne ori­gi­nale du XIXe siècle, à laquelle Chris­tian Mar­bach a vou­lu rendre hommage.

Lettres et contes du Barrandien, ce titre interpelle. Quel est le genre littéraire de cet ouvrage ? Est-il historique ou fictionnel ?

Je n’ai pas vou­lu faire une bio­gra­phie obéis­sant aux codes habi­tuels du genre. Le dérou­le­ment même de la vie de Joa­chim et de ses frères Louis et Joseph m’a conduit d’abord à choi­sir la for­mule du roman par lettres, res­pec­tant stric­te­ment la chro­no­lo­gie. Puis, une fois Joa­chim confi­né par ses fos­siles et sa propre volon­té à Prague, j’ai trai­té la seconde par­tie du livre comme un dos­sier dont j’ai attri­bué la pré­pa­ra­tion à Neru­da. Jan Neru­da, un auteur tchèque, était le fils de la gou­ver­nante de Bar­rande. Il est notam­ment fameux par ses contes ; son dos­sier évoque le par­cours de Joa­chim à par­tir de ses sou­ve­nirs quitte à les trans­for­mer par­fois en contes.

Quel est le matériau historique et littéraire des lettres et des contes ?

Je me suis ser­vi de l’histoire des frères Bar­rande pour rédi­ger leurs lettres, en me met­tant dans la peau de leurs auteurs sup­po­sés. Ils racontent leur vie, leurs impres­sions. Pour cela j’ai fouillé, grat­té, sélec­tion­né. Je suis recon­nais­sant à Oli­vier Azzo­la qui gère les archives de la biblio­thèque de l’X pour m’avoir com­mu­ni­qué de nom­breuses anec­dotes à uti­li­ser. J’ai ain­si pu noter que Joseph Bar­rande, le frère de Joa­chim, a été exa­mi­né en 1829 par Dinet, une des ter­reurs de l’examen d’entrée : le même Dinet qui a exa­mi­né la même semaine Éva­riste Galois, en a reçu un tor­chon dans la figure et l’a expulsé. 

Quant à Jan Neru­da, qui appa­raît dans la seconde par­tie, sa vie n’est pas du tout connue en France. Il est éclip­sé par le poète chi­lien qui a pour­tant pris le nom de l’auteur tchèque pour lui rendre hom­mage ! Le Neru­da d’origine a été jour­na­liste, notam­ment à Paris, et a écrit des poèmes et des contes, les plus connus étant Les Contes de Mala Stra­na. J’ai de bonnes rai­sons de pen­ser que cer­tains ont été ins­pi­rés par la vie de Bar­rande, qu’il a côtoyé pen­dant cin­quante ans. Le « dos­sier Bar­rande » que j’attribue à Neru­da est un acte de res­pect envers notre géo­logue. Mais aus­si un acte de remer­cie­ment : après avoir vou­lu le pous­ser dans une car­rière d’ingénieur, Bar­rande a encou­ra­gé la voca­tion lit­té­raire de son jeune ami, lui a appris le fran­çais, lui a payé un séjour à Paris…

Ce livre est donc un double hom­mage à Bar­rande et à Neru­da. Mais les lec­teurs fran­çais qui vou­dront décou­vrir Neru­da tra­duit en fran­çais devront sans doute se conten­ter de lire sur inter­net, par exemple la très belle Messe de saint Ven­ces­las.

Comment le lecteur peut-il se retrouver dans votre ouvrage entre la fiction et la réalité ?

Est-ce indis­pen­sable ? Mais je vous ras­sure. Dans les lettres, pra­ti­que­ment tout est vrai et le reste est vrai­sem­blable. Je me suis appuyé sur des faits que je n’aurais pas pu inven­ter. Voi­ci un exemple. Le roi Charles X chas­sé de Paris gagne Cher­bourg par Saint-Lô pour par­tir en exil. Joa­chim, mais aus­si ses jeunes frères Louis et Joseph, font par­tie de la troupe pro­té­geant la suite royale. Eh bien, des amis his­to­riens d’origine russe m’ont com­mu­ni­qué une lettre envoyée de Saint-Lô par un proche cour­ti­san du roi à un proche col­la­bo­ra­teur du tsar, à Saint-Péters­bourg. Il lui recom­man­dait Joseph dési­reux de s’enrôler dans les troupes russes après avoir aban­don­né l’X et la France.

Sou­vent, quand on écrit une his­toire, il arrive qu’on aug­mente le réel. J’ai essayé de l’augmenter par un réel moins connu, et par­fois par des sou­ve­nirs sor­tis de ma mémoire que j’autorise à deve­nir réels.

Comment ce Barrande qui vient du Gévaudan a‑t-il été distingué par l’entourage du roi de France ?

Mer­ci d’abord de repar­ler du Gévau­dan ! Joa­chim y est né cin­quante ans après les ravages qu’y fit l’horrible Bête, que j’ai évi­dem­ment invi­tée dans mon roman, puisque je l’avais chan­tée sur la Montagne.

Si Bar­rande a été dis­tin­gué dans un sys­tème de sélec­tion que l’on uti­lise encore sou­vent, c’est beau­coup grâce à l’éminent mathé­ma­ti­cien Cau­chy, qui fut son pro­fes­seur à l’X. On a deman­dé à Cau­chy, un légi­ti­miste conser­va­teur, s’il connais­sait un pré­cep­teur fort en sciences et capable de les ensei­gner au comte de Cham­bord. Cau­chy a pro­po­sé une short-list sur laquelle figu­rait Bar­rande. Encore une anec­dote réelle. 

Comment expliquer la fidélité de Barrande à suivre la famille royale dans son exil jusqu’à Prague ?

Vous avez rai­son de trou­ver cela illo­gique : reve­nir à Paris lui aurait assu­ré une belle car­rière d’X‑Ponts ! Mais Bar­rande, sou­vent décrit comme aus­tère et dévot, n’aime pas l’agitation pari­sienne. Il est pro­fon­dé­ment roya­liste et pour lui, il n’y a qu’un seul roi. De plus il s’est atta­ché à son royal élève, se demande s’il peut être comme l’Aristote d’un nou­vel Alexandre. Quand tout le monde a lâché le jeune pré­ten­dant, Bar­rande lui est res­té fidèle. Et, tout en tra­vaillant sur ses fos­siles, il a conti­nué à lui rendre des ser­vices comme fon­dé de pou­voir puis exé­cu­teur tes­ta­men­taire : cet aspect de sa vie, peu connu, est très bien rela­té dans le Jour­nal du comte de Cham­bord publié il y a quelques années. 

Venons-en à la géologie. Comment Barrande devient-il géologue ?

En 1834, ins­tal­lé à Prague, il cherche un tra­vail, et comme c’est un ingé­nieur, on lui pro­pose de tra­vailler sur les che­mins de fer en Bohême, les pre­miers en Europe après les Anglais et les Fran­çais. Lors d’un chan­tier, il est cer­tain d’être en pré­sence d’une décou­verte fabu­leuse lorsque ses ouvriers lui rap­portent des « cailloux bizarres ». Il s’est alors don­né une sorte de mis­sion, la col­lec­tion et l’analyse scien­ti­fique de ces fos­siles « du Silu­rien de Bohême ».

Y a‑t-il beaucoup de polytechniciens géologues ou paléontologues ?

Il y a eu pas mal de géo­logues dès le début du XIXe où ils ont éta­bli la carte géo­lo­gique de la France, une grande œuvre que l’on doit notam­ment à Élie de Beau­mont ou Dufré­noy. Et ils eurent bien des suc­ces­seurs. J’ai par exemple connu Goguel, les experts du BRGM ou nos pétroliers.

Quel a été l’apport de Barrande à la géologie ?

Il a été à la fois fon­da­men­tal et contro­ver­sé. Bar­rande avait un fort carac­tère et a eu par­fois de vifs échanges avec des confrères. La contro­verse prin­ci­pale est bien expli­quée par le géo­logue Claude Babin qui a tra­vaillé sur Bar­rande. Celui-ci se refu­sait à admettre l’évolutionnisme dar­wi­nien, une théo­rie alors en plein déve­lop­pe­ment, et cer­tains pen­saient que les fos­siles pou­vaient ser­vir de mar­queurs de l’évolution. Alors que, pour Bar­rande, c’est Dieu qui a créé les espèces, et elles res­tent comme il les a créées.

Quant à son apport fon­da­men­tal, c’est une méthode, une approche glo­bale d’un pays par un homme de ter­rain qui place l’observation au des­sus de tout. Sa devise est : « C’est ce que j’ai vu. » Et avec obs­ti­na­tion il s’est atta­ché à décrire et des­si­ner plus de 5 000 espèces de fos­siles, comme à les nom­mer et classer.

Barrande

Barrande s’est-il marié ? Car on a l’impression de voir en lui une sorte de moine, capable d’un véritable travail de bénédictin sur les fossiles.

Il avait cer­tains aspects mona­caux en effet, il était d’une grande fru­ga­li­té, cou­pait sa bière avec de l’eau, quelle honte pour les Tchèques ! Il est res­té céli­ba­taire mais toute vie a ses mys­tères. Lorsqu’il s’installe à Prague, Bar­rande embauche comme gou­ver­nante Bar­bo­ra Neru­dová, une femme d’origine modeste mais intel­li­gente et sérieuse, mariée à un sol­dat un peu fruste. Et Jan Neru­da naît en 1834. Je finis la pre­mière par­tie du livre par une lettre de Bar­rande à ses parents. Il leur annonce alors qu’il reste à Prague, mal­gré leur désir de le voir reve­nir. Mon lec­teur pour­ra pen­ser, s’il le sou­haite, que Jan pour­rait être son fils, comme le laissent entendre des rumeurs anciennes ou des blogs tchèques récents.

Cer­tains récits tchèques sur Bar­rande insistent sur ce curieux Fran­çais qui apprend le tchèque, qui donne de l’argent à ses ouvriers lorsqu’ils lui apportent des fos­siles à condi­tion qu’ils aient noté l’endroit où ils les ont ramas­sés. Et ils ajoutent qu’il avait une gou­ver­nante dont il n’arrivait pas à se pas­ser. À la fin de sa vie, alors que son appar­te­ment était enva­hi de fos­siles ran­gés dans des cas­se­roles, il venait tra­vailler dans la cui­sine à côté de Bar­bo­ra. Quand il allait se pro­me­ner sur le pont Charles, il lui deman­dait de l’accompagner. Cela dit, les bio­graphes de Neru­da parlent peu de Bar­rande, si ce n’est pour dire qu’il a finan­cé un de ses voyages, et qu’il lui a prê­té un pied-à-terre à Paris.

Comment expliquez-vous que Barrande ait été si peu connu et reconnu en France ?

Je ne sais pas. Il a refu­sé de ren­trer en France, a refu­sé d’être élu à l’Académie des sciences même s’il cor­res­pon­dait avec beau­coup de ses membres. Cepen­dant il édi­tait ses livres en fran­çais, il est res­té fran­çais jusqu’au bout. Sou­li­gnons aus­si que son frère Joseph Bar­rande est l’un des X de sa pro­mo­tion, la 1829, qui n’était pas du bon côté en 1830 : s’il a fait le mur, ce n’est pas pour mon­ter sur les bar­ri­cades avec ses cocons Bos­quet ou Vaneau, mais pour rejoindre Joa­chim à Saint-Cloud pour pro­té­ger le roi. Ce choix n’a pas dû ser­vir leur image pour la postérité.

Ce livre est un ouvrage illustré par Claude Gondard. Pour vous, était-ce une évidence qu’il y ait des illustrations ?

C’était une évi­dence. J’ai fait illus­trer trois de mes pré­cé­dents ouvrages (Rose et les Dau­phins et Bison-qui-rit ain­si que les Por­traits de poly­tech­ni­ciens). Dans la vie de Bar­rande, on va retrou­ver les Tui­le­ries, Saugues, Prague avec la biblio­thèque de Stra­hov, la place Saint-Nico­las où se passe l’un des contes de Neru­da. Ces superbes décors se prêtent à l’illustration. Je suis très recon­nais­sant à Claude pour son élé­gante mise en scène.


Lettres et contes du BarrandienMar­bach (Chris­tian), Lettres et contes du Bar­ran­dien, illus­tra­tions de Claude Gon­dard, coédi­tion Sabix & Presses des Ponts, mars 2020, 264 pages, 35 euros.

Sabix, Socié­té des Amis du musée, de la biblio­thèque et de l’histoire de l’École poly­tech­nique, Biblio­thèque de l’École poly­tech­nique – 91128 Palai­seau Cedex – Tél. 01.69.33.35.00 – Cour­riel : contact@sabix.org.

Presses des Ponts, 24, bou­le­vard de l’Hôpital, 75005 Paris – Tél. : 01.44.58.27.29 – cour­riel : presses.ponts@enpc.fr – www.presses-des-ponts.fr

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