sobriété numérique

Pour une sobriété numérique

Dossier : Numérique et environnementMagazine N°754 Avril 2020
Par Francis CHARPENTIER (75)
Par Hugues FERREBOEUF (81)

Le Shift Pro­ject vient de pré­sen­ter le 3e volet de son tra­vail sur le numé­rique. Ce nou­veau rap­port pro­pose une métho­do­lo­gie opé­ra­tion­nelle pour mettre en place la sobrié­té numé­rique en entre­prise, dans le public et dans le domaine privé.

Pourquoi préconiser la sobriété numérique ? 

Dans son rap­port Pour une sobrié­té numé­rique, le Shift Pro­ject fait les constats sui­vants. Le numé­rique est deve­nu un sec­teur sys­té­mique, au même titre que l’agriculture, l’énergie, l’alimentation, les trans­ports, la san­té. Il est néces­saire à toutes les acti­vi­tés humaines de la socié­té moderne. Il est recon­nu comme un levier du déve­lop­pe­ment éco­no­mique et social. Mais on constate aus­si une sur­con­som­ma­tion. Le débit de don­nées sur Inter­net aug­mente de 25 % à 30 % par an. 

Cette consom­ma­tion est très inéga­li­taire sur le plan mon­dial (comme pour l’énergie et les émis­sions de GES) entre pays déve­lop­pés et pays en déve­lop­pe­ment. Les pays déve­lop­pés ont valeur d’exemple par leur action ou leur inac­tion sur les usages qui entraînent leur sur­con­som­ma­tion. En effet, le numé­rique pos­sède une empreinte envi­ron­ne­men­tale signi­fi­ca­tive, à la fois éner­gé­tique et matières. Sur le plan éner­gé­tique, cette empreinte est équi­li­brée entre les phases de pro­duc­tion des équi­pe­ments (45 %) et celles d’utilisation (55 %) et aug­mente de 9 % par an, mal­gré les gains récur­rents d’efficacité énergétique. 

Face à ces constats pré­oc­cu­pants, le Shift Pro­ject a défi­ni un scé­na­rio de sobrié­té numé­rique afin d’éviter l’explosion de la consom­ma­tion éner­gé­tique (le taux de crois­sance annuel pas­se­rait à 15 % si les gains d’efficacité éner­gé­tique se ralen­tis­saient) et de s’en tenir à une crois­sance moyenne (1,5 % par an). Ce n’est même pas une posi­tion radi­cale, en fait elle ne per­met pas pour autant de res­pec­ter l’accord de Paris ! Une piste impor­tante est de limi­ter la fré­quence et la réso­lu­tion de la consom­ma­tion de vidéo, ce qui aurait un impact posi­tif signi­fi­ca­tif. Car la vidéo en ligne (You­Tube, Net­flix, etc.) est le pre­mier usage numé­rique, repré­sen­tant près de 50 % de la consom­ma­tion éner­gé­tique à l’utilisation et un bon quart de l’empreinte glo­bale du numérique. 

Notons que cette contrainte est com­pa­tible avec le prin­cipe de « neu­tra­li­té du Net », qui concerne le conte­nu mais pas le débit. Cette piste appor­te­rait éga­le­ment des cobé­né­fices socié­taux, en rédui­sant la consom­ma­tion de vidéo, dont l’abus est néfaste sur les enfants, et plus géné­ra­le­ment sur le plan sani­taire. Une piste éga­le­ment impor­tante est de réduire l’énergie et la matière consom­mées pour la pro­duc­tion des équi­pe­ments. Pour cela le prin­cipe est très simple, il suf­fit d’allonger la durée de vie des smart­phones et des autres équipements.

Empreinte environnementale du numérique
Com­po­santes de l’empreinte envi­ron­ne­men­tale du numérique


REPÈRES

Le Shift Pro­ject est un think-tank qui œuvre en faveur d’une éco­no­mie libé­rée de la contrainte car­bone. Asso­cia­tion loi 1901 recon­nue d’intérêt géné­ral et gui­dée par l’exigence de la rigueur scien­ti­fique, il défi­nit sa mis­sion comme étant d’éclairer et d’influencer le débat sur la tran­si­tion éner­gé­tique, en France et en Europe, notam­ment en faveur de la sobrié­té numé­rique. La sobrié­té numé­rique consiste à prio­ri­ser l’allocation des res­sources numé­riques en fonc­tion des usages qui en sont faits, afin de se confor­mer aux limites
pla­né­taires, tout en pré­ser­vant les apports socié­taux les plus précieux. 


Assez peu d’études scientifiques portent sur la mesure de l’empreinte carbone du numérique et elles ne sont pas convergentes. Comment progresser ? 

Il est impor­tant d’améliorer les méthodes de mesure du phé­no­mène. Il faut d’abord bien défi­nir le péri­mètre qu’on mesure et, sur ce péri­mètre, il faut s’assurer que la mesure est com­plète. En l’absence de mesure exhaus­tive, il existe deux grandes approches de modé­li­sa­tion, une approche top-down et une approche bot­tom-up, la pre­mière a ten­dance à don­ner des chiffres un peu plus éle­vés, la seconde des chiffres un peu plus modé­rés. Il faut arri­ver à récon­ci­lier les deux approches. 

Si la consommation électrique et les émissions carbone du numérique dérapent au cours de la prochaine décennie, quelles en seraient les conséquences économiques ? 

Les efforts pour res­pec­ter la néces­saire tra­jec­toire de réduc­tions des émis­sions CO2 vont se tra­duire par une contrainte sur la consom­ma­tion d’énergie, qui va deve­nir plus rare. Toute acti­vi­té éco­no­mique qui va accroître le besoin d’énergie va com­pli­quer la tra­jec­toire et aug­men­ter la demande d’électricité, ce qui risque d’aboutir à une mon­tée de son prix. Le phé­no­mène va être glo­bal. Plus la consom­ma­tion d’énergie du numé­rique aug­mente, plus cela va créer de la ten­sion. Pour les opé­ra­teurs mobiles, les dépenses d’énergie repré­sentent un poste signi­fi­ca­tif. En outre, des surin­ves­tis­se­ments seront néces­saires quand le pro­grès tech­no­lo­gique ne sera pas suf­fi­sant pour absor­ber l’augmentation des volumes. Cela ren­dra leur équa­tion éco­no­mique plus com­pli­quée et ce sera déli­cat en rai­son du busi­ness modèle qui pré­do­mine pour les for­faits illimités. 

Si le numérique est un secteur systémique, cela n’entraîne-t-il pas des risques ? 

Le numé­rique est deve­nu per­va­sif. Cela est bien iden­ti­fié dans le Glo­bal Risks Report du Word Eco­no­mic Forum 2020, qui iden­ti­fie trois risques majeurs : les risques environ­nementaux (dont le numé­rique est par­tie pre­nante) et deux risques spé­ci­fiques du numé­rique, le pre­mier étant lié à la cyber­sé­cu­ri­té (risques d’attaque) et le deuxième lié à sa fia­bi­li­té (risques de bugs). Ces risques majeurs pour­raient entraî­ner des dys­fonc­tion­ne­ments en cas­cade des acti­vi­tés éco­no­miques. Les risques de cyber­sé­cu­ri­té sont impor­tants à l’ère de l’industrie 4.0. Aupa­ra­vant, les sys­tèmes d’information des usines, des avions, de nom­breux sys­tèmes tech­niques étaient fer­més. Aujourd’hui ils sont plus vul­né­rables aux attaques car la fron­tière entre réseaux pri­vés et Inter­net ouvert est plus dif­fi­cile à sécu­ri­ser. Les entre­prises peuvent voir leur mes­sa­ge­rie tom­ber en panne, leurs chaînes de pro­duc­tion s’arrêter ; elles peuvent perdre leurs don­nées, subir des chantages… 

La capa­ci­té à dis­tin­guer entre les usages essen­tiels, cri­tiques pour la socié­té, et les autres n’est aujourd’hui pas nati­ve­ment au cœur des archi­tec­tures numé­riques. Si de plus on fonde une part impor­tante des moyens de réduire les émis­sions car­bone sur des sys­tèmes numé­riques smart (intel­li­gents), la rési­lience du sys­tème passe par la rési­lience de la couche smart. Nous avons donc à éva­luer un risque sys­té­mique pour l’atténuation du chan­ge­ment cli­ma­tique, sans oublier le risque pour l’adaptation qui compte aus­si beau­coup sur le numé­rique en cas de crise. La « smar­ti­sa­tion » des moyens d’atténuation revient à com­pli­quer le sys­tème et à le rendre moins rési­lient. Il ne faut pas tout fon­der sur cette option.

“La vidéo en ligne
est le premier usage numérique.”

Comment concrétiser le potentiel d’effets indirects positifs du numérique ? 

Pour le concré­ti­ser, il s’agit essen­tiel­le­ment de gou­ver­nance et de poli­tique. Le Shift Pro­ject étu­die ces effets posi­tifs dans les chan­tiers Smart Eve­ry­thing (Buil­ding, City, Agri­cul­ture, Indus­try, etc.). Le sur­coût envi­ron­ne­men­tal d’une couche smart doit être signi­fi­ca­ti­ve­ment infé­rieur aux effets posi­tifs qu’elle entraîne. Le ratio des effets posi­tifs sur le sur­coût doit être lar­ge­ment supé­rieur à 1. Il faut être vigi­lant car beau­coup d’initiatives smart concernent des ques­tions de confort. Le Consu­mer Elec­tro­nics Show de Las Vegas, axé sur les inno­va­tions de confort, donne un signal exac­te­ment inverse ! Il faut aus­si contrô­ler l’effet rebond poten­tiel lié aux effets positifs. 

Un cas d’école, dif­fi­cile, est celui de la cir­cu­la­tion en ville. Il est pos­sible de mettre en place un sys­tème smart qui amé­liore la flui­di­té de la cir­cu­la­tion en ville. Cela revient vir­tuel­le­ment à aug­men­ter la taille des voies de cir­cu­la­tion. Si la cir­cu­la­tion res­tait constante une fois ces amé­na­ge­ments réa­li­sés, cela rédui­rait les émis­sions par kilo­mètre par­cou­ru. En réa­li­té, les usa­gers en pro­fitent pour aug­men­ter leurs dépla­ce­ments et on revient vite vers une situa­tion de conges­tion, avec un tra­fic supé­rieur et un plus mau­vais ratio d’émissions au kilo­mètre. En fait le pre­mier levier, c’est la gou­ver­nance pour limi­ter le nombre de véhi­cules, la solu­tion smart n’est qu’un levier tech­no­lo­gique secon­daire, un enabler de la gouvernance. 

Vous mettez en avant le poids important de la vidéo dans l’empreinte du numérique. 

La consom­ma­tion et l’empreinte car­bone de la consom­ma­tion de vidéo ont aug­men­té avec le bas­cu­le­ment de la dif­fu­sion clas­sique (one-to-many) vers la trans­mis­sion per­son­na­li­sée (one-to-one), comme obser­vé dans un white paper Cis­co de 2018. Certes, le bas­cu­le­ment de nom­breux usages vers le smart­phone au cours de la décen­nie pas­sée a per­mis d’en amor­tir l’impact, parce que les écrans, qui sont un poste de consom­ma­tion signi­fi­ca­tif, sont de fait plus petits. Mais c’est un rai­son­ne­ment d’efficacité éner­gé­tique. Ce gain est cou­plé à une aug­men­ta­tion fan­tas­tique des usages. Pre­nons l’exemple des appa­reils pho­tos. Aupa­ra­vant, on limi­tait le nombre de pho­tos. Aujourd’hui c’est illi­mi­té grâce au smart­phone et au cloud. L’impression du grand public est que cela ne coûte rien. En fait cela se paye sur le plan envi­ron­ne­men­tal. C’est un effet rebond typique.

Quid du commerce en ligne ? 

L’argument que le com­merce en ligne serait un levier posi­tif en rédui­sant les dépla­ce­ments est erro­né. Ce serait vrai dans un uni­vers où toute la pro­duc­tion serait locale, avec des tour­nées de dis­tri­bu­tion opti­mi­sées. Le pro­blème tient à ce que le busi­ness modèle des acteurs domi­nants est dif­fé­rent. On incite le client à payer pour être livré rapi­de­ment de pro­duits dis­po­nibles mon­dia­le­ment. Cela aug­mente les trans­ports de mar­chan­dise. Le busi­ness modèle est struc­tu­rant par rap­port au climat !

“Le surcoût environnemental d’une couche smart
doit être significativement inférieur aux effets positifs qu’elle entraîne.”

Deux mots sur le REN et sur Carbonanalyser ? 

L’idée du REN (réfé­ren­tiel envi­ron­ne­men­tal du numé­rique) est de répondre au besoin de se faire une idée de l’empreinte envi­ron­ne­men­tale des objets et usages numé­riques, notam­ment sur l’énergie (fac­teur d’émissions de GES) et sur les matières pre­mières mobi­li­sées par la pro­duc­tion et l’utilisation. Aujourd’hui c’est com­pli­qué, aus­si nous pous­sons pour qu’il existe une infor­ma­tion publique, véri­fiée, vali­dée, mise à jour régu­liè­re­ment. Il ne s’agit pas d’être trop pré­cis mais de lis­ter les bons ordres de gran­deur. Le REN per­met­tra notam­ment aux entre­prises et aux por­teurs de pro­jet de maté­ria­li­ser l’empreinte de leurs acti­vi­tés et pro­jets et de ne pas tom­ber dans le mythe de la dématérialisation. 

Car­bo­na­na­ly­ser est un comp­teur car­bone numé­rique, déve­lop­pé par des béné­voles pour le navi­ga­teur Fire­fox. Car on ne sait pas que les sites inter­net sont sou­vent des pas­soires éner­gé­tiques, comme les bâti­ments. Cette appli­ca­tion, télé­char­geable sur PC ou mobile (http://addons.mozilla.org), donne une esti­ma­tion des GES émis par la navi­ga­tion inter­net. Ce n’est qu’un pro­to­type et nous encou­ra­geons les opé­ra­teurs à four­nir ce type d’outil à leurs clients !


RÉFÉRENCES :

The Shift Pro­ject (2018). Lean ICT – Pour une sobrié­té numé­rique. Paris : groupe de tra­vail « Lean ICT ». https://theshiftproject.org/article/pour-unesobriete-numerique-rapport-shift/

The Shift Pro­ject (2020), Lean ICT – Déployer la sobrié­té numé­rique, rap­port inter­mé­diaire, Paris. https://theshiftproject.org/article/rapport-intermediaire-deployer-sobriete-numerique/


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