Envoyer les gens proprement en l’air

Dossier : TrajectoiresMagazine N°754 Avril 2020
Par Hervé KABLA (84)
Par Jérôme GIACOMONI (88)
Par Matthieu GOBBI (88)

En 1993 Jérôme Gia­co­mo­ni (88) et Mat­thieu Gob­bi (88 lui aus­si) ont créé le groupe Aéro­phile pour exploi­ter l’idée de grand bal­lon cap­tif au béné­fice du grand public. Notre revue les avait inter­ro­gés il y a quinze ans ; com­ment cela a‑t-il évo­lué depuis lors ?

Jérôme Giacomoni (88) et Matthieu Gobbi (88)

Que permet Groupe Aérophile ? 

S’envoyer en l’air de façon res­pec­tueuse de l’environnement (on n’est pas les seuls !) pour décou­vrir des sites pres­ti­gieux depuis le ciel (là c’est plus rare) à un prix rai­son­nable (il n’y a plus que nous). Mat­thieu Gob­bi et moi avons réin­ven­té le grand bal­lon cap­tif en 1993. Celui-ci avait fait les grandes heures des Expo­si­tions uni­ver­selles du XIXe siècle et avait dis­pa­ru avec la Grande Guerre. Nous avons ensuite inven­té l’Aérophare en 2007, l’Aérobar en 2013 : « Pour­quoi boire sur Terre quand on peut boire en l’Air ? » Près de 100 bal­lons cap­tifs ont été ins­tal­lés ain­si qu’une dizaine d’Aérobars et quelques Aéro­phares dans trente-quatre pays. Nous exploi­tons éga­le­ment nos propres bal­lons au-des­sus de sites pres­ti­gieux, en France (Paris, Dis­ney­land Paris, Éper­nay, parc du Petit Prince), aux États-Unis (Dis­ney World, San Die­go Zoo, Orange Coun­ty Great Park à Los Angeles) et au Cam­bodge (temples d’Angkor). Enfin, nous avons créé le parc du Petit Prince en Alsace en 2014 : « Fais de ta vie un rêve et du rêve une réa­li­té » selon Antoine de Saint-Exu­pé­ry, avec ses trente-cinq attrac­tions. Nous avons l’immense pri­vi­lège d’être le plus grand trans­por­teur en plus léger que l’air du monde, avec 500 000 pas­sa­gers par an à bord de nos lignes.

Comment vous est venue l’idée ?

Quand on est arri­vé à l’X avec Mat­thieu, on a eu envie de créer un club de mont­gol­fières car j’en avais vu depuis que j’étais tout petit à Main­te­non, près de Chartres où je suis né. Quant à Mat­thieu, il avait pas­sé quelques mois chez les paras où l’appel d’air est plus fort que tout… Nous avons obte­nu notre bre­vet de pilote grâce à une aide de l’X, trou­vé un spon­sor, puis créé le binet X‑Aérostat en 1990. Nous avons volé aux quatre coins de l’Europe, décou­vert alors l’attrait de ce véhi­cule aérien auprès des foules estu­dian­tines et plus lar­ge­ment du grand public. Durant mon stage à la Géné­rale des eaux pen­dant les Ponts, j’avais pour mis­sion de déve­lop­per les acti­vi­tés des Tui­le­ries. C’est là que nous avons décou­vert le grand bal­lon cap­tif d’Henri Gif­fard de 1878 aux Tui­le­ries. Nous avons pro­po­sé le concept au châ­teau de Chan­tilly. Ils ont accepté…

Quel est le parcours des fondateurs ?

Rien de plus simple car Mat­thieu et moi avons exac­te­ment le même. Cela com­mence par notre nais­sance, le 12 août 1967. Nous étions ensemble en sup’ à Jan­son. Nos noms se sui­vant alpha­bé­ti­que­ment, nous avons pas­sé le bac dans la même salle puis le Grand O l’un après l’autre sur les mêmes exer­cices. Après l’X, les Ponts, la créa­tion d’Aérophile pen­dant le stage de fin d’études des Ponts, 3 enfants, quelques rides, une sorte de barbe de trois jours et des che­veux plu­tôt blon­dasses, je vous laisse devi­ner les seules différences…

Qui sont les concurrents ?

Nous essayons tou­jours de nous mettre sur des niches où il n’y a pas de concur­rence. Le pro­duit qui peut se rap­pro­cher le plus de nos acti­vi­tés est la Grande Roue. Mais elle est très dif­fé­rente en termes de modèle éco­no­mique. Nous avons été quel­que­fois copiés sur le bal­lon cap­tif, mais notre cer­ti­fi­ca­tion aéro­nau­tique est un vrai avan­tage com­pé­ti­tif, ain­si que notre double cas­quette de fabri­cant et d’exploitant qui nous per­met de tou­jours amé­lio­rer nos pro­duits. Pour l’Aérophare-Aérobar, per­sonne ne nous a encore copiés et nous ne sommes pas pressés…

Quelles ont été les étapes clefs depuis la création ?

1993, stage de fin d’études qui est en réa­li­té une créa­tion d’entreprise. Pour atti­rer les géné­reux dona­teurs, nous avons orga­ni­sé un cock­tail dîna­toire corse aux Ponts. Il faut croire que le sau­cis­son devait être bon, car on a « sou­ti­ré » 300 000 FF (moins de 50 000 € en fait !) auprès d’une cen­taine de copains. Il y en a même un qui venait de vendre sa moto et qui nous a filé 8 000 balles, par­don 1 200 €.

1994, le pre­mier pro­to­type à Chan­tilly. Un gon­fle­ment qui dure toute la nuit est orga­ni­sé avec ceux qui ont mis 100 FF dans la boîte et qui sont reve­nus nous aider gratuitement.

1999, le bal­lon de Paris. Un immense hon­neur d’être choi­sis par la Ville de Paris pour célé­brer l’an 2000 ! Juste retour des choses, puisque la pre­mière mont­gol­fière avec pas­sa­gers a volé à Paris en 1783 et que le pre­mier bal­lon cap­tif y a été ins­tal­lé en 1878. Notre bal­lon devait res­ter dix-huit mois dans le parc André-Citroën. On a fêté ses 20 ans et son mil­lion de pas­sa­gers cet été !

2005, le bal­lon de Dis­ney­land Paris est ins­tal­lé au cœur du Dis­ney Vil­lage, dans le plus grand parc euro­péen, exploi­té par le lea­der mon­dial du loi­sir, la meilleure école qui soit ! C’est le pre­mier bal­lon cap­tif au monde à avoir été ins­tal­lé sur l’eau.

2007, nous créons notre pre­mière filiale aux États-Unis avec le bal­lon d’Orange Coun­ty Great Park à Los Angeles. Décou­verte du sys­tème amé­ri­cain. Un très beau site et des par­te­naires véri­ta­ble­ment bienveillants.

2009, Dis­ney nous pro­pose de venir à Orlan­do à Dis­ney World. Un immense défi tech­nique, régle­men­taire et finan­cier, mais c’est aujourd’hui notre vais­seau ami­ral avec trois équipes qui se relaient de 8 heures du matin à 1 heure du matin. Un des plus beaux accom­plis­se­ments pro­fes­sion­nels que nous ayons réa­li­sés et une immense fierté.

2013 : le pre­mier Aéro­bar au Futu­ro­scope, un concept com­plè­te­ment nou­veau : rendre une attrac­tion payante là où elles sont toutes gra­tuites. Mais ça marche ! Les sen­sa­tions sont là et sur­tout la convi­via­li­té. Nous repre­nons l’exploitation du bal­lon du Zoo de San Die­go, clas­sé n° 1 aux USA. On peut enfin voir des rhi­nos et des lions depuis la nacelle…

2014 : le parc du Petit Prince en Alsace, une prise de risque maxi­male, un énorme tra­vail et la satis­fac­tion de voir 200 000 visi­teurs chaque année.

2018 : la reprise de l’activité du bal­lon des temples d’Angkor au Cam­bodge. Nous avons été hap­pés par la magie indochinoise.

L’Aérobar du Futuroscope.
L’Aérobar du Futuroscope.

Qu’est-ce qu’un ballon captif et qu’est-ce qui a évolué dans ce domaine en vingt ans ? 

Le prin­cipe est celui d’Archimède. On met un gaz beau­coup plus léger que l’air dans l’enveloppe, on oublie l’hydrogène car le zep­pe­lin Hin­den­burg de 1937 est dans toutes les mémoires. Il ne reste plus que l’hélium, tota­le­ment inerte – mer­ci Men­de­leïev ! Puis on a un treuil élec­trique qui le tire en des­cente et le freine en mon­tée, l’exact inverse d’un ascen­seur. C’est le seul aéro­nef élec­trique au monde homo­lo­gué pour le grand public. On est donc très éco­lo. De 1994 à 2005, nous avons vrai­ment tout fait pour rendre l’exploitation la plus simple pos­sible et la meilleure résis­tance pos­sible aux intem­pé­ries. Depuis, nous avons tra­vaillé sur la dura­bi­li­té de l’enveloppe, son auto-net­toyage, son éclai­rage et son mar­quage, et le sui­vi des per­for­mances de vol en essayant tou­jours de les améliorer. 

Avez-vous envisagé des usages industriels et, si oui, qu’est-ce que cela a donné ?

À Paris, le bal­lon a été trans­for­mé en labo­ra­toire volant car c’est la meilleure façon d’étudier les basses couches en ville de 0 à 300 mètres. On élève une petite dizaine d’instruments de mesure (par­ti­cules fines, ozone, NO-NO2, NH3…) en par­te­na­riat avec le CNRS, qui en per­ma­nence peuvent ain­si réa­li­ser un véri­table carot­tage de l’atmosphère. Cela per­met en plus de sen­si­bi­li­ser nos pas­sa­gers aux enjeux de la qua­li­té de l’air. Cra­co­vie va aus­si être équi­pée. Nous tra­vaillons encore sur diverses tech­niques pour « net­toyer » l’air. On a beau­coup de bou­lot… Nous avons en outre ven­du à l’armée yémé­nite un bal­lon pour les entraî­ner au saut en parachute.

Tous ces vols de bas en haut et de haut en bas, ce n’est pas un peu monotone à la fin ?

Voi­là vingt ans que je fais régu­liè­re­ment des vols à Paris et je ne m’en lasse jamais. Se lasse-t-on de la beau­té d’un pay­sage aus­si spec­ta­cu­laire et dif­fé­rent à chaque heure, à chaque saison ?

Et qu’est-ce qu’en pensent vos usagers (clients, passagers) ? 

Au début, ils ont tous une petite appré­hen­sion, ce câble de 2,1 cm de dia­mètre qui tient à 34 mètres de haut un bal­lon qui se balance avec le vent… Aurai-je le ver­tige ? Puis ils s’élèvent sans bruit ni secousse pour décou­vrir le pay­sage comme aucun autre moyen de trans­port ne le per­met. Arri­vés en haut, une réelle émo­tion de beau­té les enva­hit et ils com­mencent à par­ta­ger leurs impres­sions avec leurs copas­sa­gers. Une fois redes­cen­dus, ils ont le sou­rire, avoir affron­té une peur pour res­sen­tir une émo­tion forte, quoi de meilleur ?

Ballon parc André Citroen
Le bal­lon ins­tal­lé dans le parc André-Citroën (Paris XVe) depuis vingt ans.

Il y a quinze ans, un article très drôle sur votre parcours du combattant d’entrepreneur était paru dans La J & R. Qu’y ajouteriez-vous aujourd’hui ?

Si je devais essayer de reprendre l’imaginaire mili­taire cher à notre école et si je devais brie­fer un jeune cama­rade, cela pour­rait don­ner quelque chose comme ceci :
« Je suis sor­ti de la même école que toi au siècle der­nier et voi­là plus de trente ans que je suis dans la tran­chée avec mon cama­rade Gob­bi de la 88 à essayer de tenir des posi­tions, d’en conqué­rir d’autres et de faire des replis, de connaître des défaites tou­jours ins­truc­tives ou des vic­toires tou­jours fra­giles. Avec mon asso­cié, nous sommes les chefs de corps du pre­mier régi­ment mon­dial d’aérostation cap­tive, dont le seul objec­tif est d’offrir une expé­rience ori­gi­nale : un vol en bal­lon. Nous sommes char­gés de four­nir des bal­lons cap­tifs à nos alliés (une cen­taine en vingt-cinq ans), de résis­ter aux assauts de nos enne­mis (dans le civil appe­lés « les concur­rents ») mais aus­si de tenir huit avant-postes à tra­vers le monde, dans notre patrie et outre-mer. Par ailleurs, en Alsace, nous avons eu l’honneur de créer le parc du Petit Prince, un parc d’attractions (nom don­né au XXIe siècle pour « caser­ne­ment ») dans lequel une gar­ni­son essaye de faire venir le plus de monde pos­sible et c’est par­fois plus dur que de repous­ser l’ennemi. Le grand bal­lon cap­tif rem­plit bien son rôle en termes de visi­bi­li­té et d’attraction du public, mais pour des ter­rains d’opérations où la place man­quait les ser­vices du génie ont déve­lop­pé l’Aérobar. Déjà ven­du à une quin­zaine d’exemplaires, il pré­sente un très beau poten­tiel de conquête sur tous les théâtres d’opérations exté­rieures, comme les bords de mer (Dubaï, Tulum, Malai­sie), les centres com­mer­ciaux (en Chine et en Corée du Sud) et les parcs d’attractions (Futu­ro­scope, parc Asté­rix). À l’époque en 1993, nous étions encore en pan­ta­lon rouge, on ne par­lait pas de start-up mais de créa­tion d’entreprise. Il n’y avait pas d’artillerie digne de ce nom comme aujourd’hui la BPI, véri­table canon de 75, très effi­cace sur tous les ter­rains d’opérations. Depuis, se sont déve­lop­pés de nom­breux fonds qui te four­nissent rapi­de­ment et effi­ca­ce­ment en armes et en muni­tions. Atten­tion à ne pas trop s’équiper et à res­ter léger en opé­ra­tion ! Les ser­vices géné­raux ont aus­si beau­coup évo­lué depuis le siècle der­nier grâce aux ser­vices des trans­mis­sions et à leur fameuse dé­matérialisation, avec un truc appa­ru au début du siècle : inter­net. Même s’il y a de temps en temps des muti­ne­ries dans le train, l’ensemble de la troupe a com­pris que, s’ils vou­laient que leurs enfants ne parlent pas que le chi­nois, il fal­lait s’adapter à la guerre éco­no­mique. Le der­nier point noir, à mon sens, reste les hôpi­taux de cam­pagne que les civils appellent « la jus­tice com­mer­ciale » ; elle a peu évo­lué depuis le Moyen Âge…

Bref, jamais en France tu n’as connu un champ de bataille aus­si favo­rable pour te lan­cer dans la grande aven­ture. Fonce !

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