Remise du prix X-Philo 2019

Le prix X‑Philo décerné à « Carbone, ses vies, ses œuvres »

Dossier : Vie de l'associationMagazine N°753 Mars 2020

Chaque année, le groupe X‑Philo décerne son prix X‑Philo à l’ouvrage de librai­rie qui se sera pen­ché, de façon per­ti­nente et ori­gi­nale, sur un débat actuel à la jonc­tion des sciences et de la philosophie.

Carbone, ses vies, ses œuvres
Car­bone, ses vies, ses œuvres, ouvrage de Ber­na­dette Ben­saude-Vincent et Sacha Loeve publié aux édi­tions du Seuil

Le prix 2019 a été attri­bué à Ber­na­dette Ben­saude-Vincent et Sacha Loeve pour leur ouvrage : Car­bone, ses vies, ses œuvres (édi­tions du Seuil). Ne vous lais­sez pas abu­ser par le titre. Nous n’avons pas affaire ici à un plai­doyer de plus sur nos inquié­tudes cli­ma­tiques. Mais à un objet bien plus ori­gi­nal. Une bio­gra­phie. Du car­bone. Étrange idée ? Peut-être, mais le car­bone s’y révèle être un com­pa­gnon de route, mul­ti­forme et insoup­çon­né, de l’aventure humaine dans son rap­port à la nature. Ce qui per­met aux auteurs d’en faire le fil conduc­teur d’une authen­tique petite fresque.

Car­bone (il s’agit d’une bio­gra­phie, accor­dons-lui son nom propre) se révèle en effet omni­pré­sent dans les diverses repré­sen­ta­tions humaines de la nature, dans l’aventure du savoir. Des repré­sen­ta­tions mythiques avec Mephi­tis jusqu’aux pre­mières expé­ri­men­ta­tions du XVIIe siècle, il est au cœur de la notion émer­gente d’élément, comme sub­strat abs­trait et impro­bable de l’identité des corps simples ; il est le contem­po­rain de la notion nais­sante de para­digme scien­ti­fique dont les phi­lo­sophes se sai­si­ront bien après, il anime les par­ti­tions ins­ti­tu­tion­nelles dans l’enceinte de l’université, il exige de réin­ter­pré­ter les notions anciennes de sub­stance ou de dis­po­si­tion, il demande des idées nou­velles telles que l’affor­dance

Car­bone est aus­si omni­pré­sent dans notre vie éco­no­mique, autre moda­li­té de notre rap­port à la nature. Le pas­sage du char­bon au pétrole ne marque-t-il pas ce que la socio­lo­gie fini­ra par nom­mer la muta­tion du pre­mier au second esprit du capi­ta­lisme ; pas­sage d’un capi­ta­lisme bour­geois, fami­lial et loca­li­sé (le char­bon voyage mal) à un capi­ta­lisme du gigan­tisme, du for­disme, de l’actionnariat finan­cier et des flux mon­dia­li­sés ? Car­bone n’est-il pas encore actif jusqu’au troi­sième esprit du capi­ta­lisme, celui des orga­ni­sa­tions en réseaux et des dyna­miques par pro­jet, celui du toyo­tisme et de l’innovation per­ma­nente incar­né par les nou­veaux maté­riaux à base de car­bone, dont par exemple la firme DuPont de Nemours a fait sa spécialité ?

“Une célébration de l’immanence de l’homme à la matière.”

Mais, toute nar­ra­tive qu’elle soit, cette fresque finit quand même par s’avouer, un peu, thé­tique. La réfu­ta­tion du grand récit de l’Anthropocène est une thèse. Celle du rejet de la repré­sen­ta­tion de nos inquié­tudes cli­ma­tiques en forme de pro­blème de ges­tion de flux, qui évoque nos sur­an­nés pro­blèmes de robi­net. La thèse s’étend d’ailleurs au rejet de l’idée même de grand récit, ren­voyée à son pro­blème logique ori­gi­nel, celui de la par­tie pre­nante d’une aven­ture, l’homme, qui fait sem­blant d’être en sur­plomb de sa propre aven­ture pour en faire un récit tota­li­sant et pseu­do-vision­naire ! Pour autant, n’attendez pas à ce stade un retour de la dis­cus­sion phi­lo­so­phique classique…

Non, cet ouvrage élé­gant et sub­til s’en tient à son style nar­ra­tif. Et, en refu­sant toute idée d’affirmation méta­phy­sique, s’exprime comme une célé­bra­tion de l’immanence de l’homme à la matière (Car­bone est en nous et objet de savoir et d’exploitation par nous), une célé­bra­tion de la flui­di­té de l’être dans ses recom­po­si­tions per­ma­nentes. Au-delà de ces affir­ma­tions, ce livre, par son style, a l’élégance d’être une superbe illus­tra­tion de sa propre thèse, un mani­feste contre l’hubris du savoir et des caté­go­ries rigides. À l’heure des affir­ma­tions péremp­toires qui pul­lulent, la démarche est admi­rable. Une bonne rai­son pour lire ce livre, n’est-ce pas ?

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