La crème du cinéma russe en Normandie

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°751 Janvier 2020
Par Pierre-René SÉGUIN (X73)

On connaît le fes­ti­val du ciné­ma amé­ri­cain de Deau­ville. On connaît peu, sauf à faire par­tie de la dia­spo­ra russe pari­sienne, le fes­ti­val de ciné­ma russe de Hon­fleur, qui en est à sa 27e édi­tion et se tient fin novembre chaque année dans ce qui a été sur­nom­mé « le XXIe arrondis­sement de la capi­tale ». Le ciné­ma russe actuel mérite pour­tant d’être connu.

Dif­fi­cile de par­ler d’un tel fes­ti­val sans repla­cer le ciné­ma russe dans le cadre de la soi-disant « âme russe ». Pour régler cette ques­tion, il faut se réfé­rer à la meilleure syn­thèse que je connaisse : Spi­rou à Mos­cou dans ses pre­mières pages, lorsque Spi­rou et Fan­ta­sio font l’objet d’une accul­tu­ra­tion accé­lé­rée par les ser­vices secrets fran­çais en vue de leur immi­nente et périlleuse mis­sion mos­co­vite, album paru en 1990. Sinon on peut lire tout Dos­toïevs­ki, mais c’est moins amu­sant et rares sont ceux qui en sont sor­tis psy­chi­que­ment indemnes.

Une petite histoire du cinéma russe

Dif­fi­cile aus­si de par­ler de ce fes­ti­val sans le repla­cer dans l’histoire du ciné­ma russe : suit ici un résu­mé qui n’engage que moi mais qui a le mérite de la sim­pli­ci­té. La Rus­sie a raté la pre­mière géné­ra­tion du ciné­ma, comme elle a raté la pre­mière géné­ra­tion d’à peu près tout. Mais elle s’est rat­tra­pée dans les années 20, à un moment d’équilibre pré­caire entre sou­tien poli­tique (« le ciné­ma est pour nous, de tous les arts, le plus impor­tant », dixit Lénine) et liber­té de créa­tion. Eisen­stein et Pou­dov­kine res­tent au pan­théon des ciné­philes ; cela étant, on peut trou­ver Ver­tov très ennuyeux et La Nou­velle Baby­lone mal fichue ; ces jeunes gens fini­ront mal, soit qu’ils se soient ran­gés au Réa­lisme sovié­tique et aient per­du leur âme (russe), soit qu’ils aient résis­té et aient été mar­gi­na­li­sés, voire pire.

À par­tir de 1930, la nul­li­té s’installe, notam­ment dans les scé­na­rios qui se perdent entre pesan­teur idéo­lo­gique et insi­gni­fiance comique (cf. les Joyeux Gar­çons de 1934, paraît-il film pré­fé­ré de Sta­line) ; la tech­nique est médiocre sinon fau­tive ; le dégel des années 50 n’améliore pas vrai­ment les choses, même si Quand passent les cigognes obtient la palme d’or à Cannes en 1958 : à le revoir, c’est un gen­til film, rien de plus. L’imposture majeure des années 60 est le Guerre et Paix de Bon­dart­chouk : le mérite prin­ci­pal du film est de confir­mer que l’abondance des moyens n’arrive pas à sup­pléer au manque de génie du créateur.

Le tournant des années 70

L’étape sui­vante lie ciné­ma et poli­tique actuelle en Rus­sie. On sent dans les années 70 un fré­mis­se­ment de créa­tion et émergent de nou­veaux plus ou moins jeunes gens qui pro­fi­te­ront de la déli­ques­cence sovié­tique des années 80 et de la réelle et éphé­mère période de liber­té des années 90 pour déve­lop­per une véri­table œuvre : Tar­kovs­ki est l’aîné ; Mikhal­kov (Soleil trom­peur 1993) est sans doute le plus connu de cette nou­velle géné­ra­tion née après ladite Grande Guerre patrio­tique et il a excel­lé tant dans la réa­li­sa­tion que dans le jeu d’acteur ; mais dans cette géné­ra­tion on connaît aus­si en France Loun­guine (L’île 2006), Sokou­rov (L’Arche russe 2002 finan­cé par la France) ou encore Kont­cha­lovs­ki (frère aîné de Mikhal­kov). Le pou­voir actuel entre­tient avec l’art une rela­tion d’intérêt qui tolère un cer­tain mau­vais esprit tant qu’il ne l’attaque pas trop frontalement.

La musique, qui n’est pas un lan­gage et donc ne porte aucun mes­sage pré­cis, peut faire ce qu’elle veut ; la télé­vi­sion, outil de contrôle popu­laire, est en revanche étroi­te­ment asser­vie ; le ciné­ma se situe dans un état inter­mé­diaire et le minis­tère de la Culture finance des films plu­tôt cri­tiques, mais la dif­fu­sion de Lévia­than réa­li­sé par Zvia­guint­sev (2014) a été entra­vée sous des pré­textes médiocres, parce qu’au fond il jetait une lumière trop vive sur la cor­rup­tion endé­mique, et Sere­bren­ni­kov (Leto 2018) est per­sé­cu­té sous le pré­texte d’un détour­ne­ment de fonds. C’est sous cet éclai­rage qu’il faut voir les films russes à Honfleur.

Deux leçons tirées du festival de Honfleur

La pre­mière leçon que je tire non seule­ment de l’édition de cette année, mais aus­si des treize édi­tions pré­cé­dentes aux­quelles j’ai assis­té, est celle de la bonne qua­li­té de la pro­duc­tion contem­po­raine. Il est vrai­sem­blable que l’échantillon ne soit pas tota­le­ment repré­sen­ta­tif du ciné­ma russe actuel ; mais les orga­ni­sa­teurs dégottent chaque année une ving­taine de longs métrages, com­plé­tés par des courts métrages, des docu­men­taires, des films pour enfant et des films « clas­siques », pour offrir des pro­duits de qua­li­té, ce qui n’est pas mal pour un ciné­ma provincial.

Ce fut une sur­prise pour moi, lors de ma pre­mière par­ti­ci­pa­tion, de ne pas retrou­ver le médiocre ciné­ma sovié­tique auquel j’avais été habi­tué dans les ciné-clubs ; d’ailleurs les clas­siques pré­sen­tés par le fes­ti­val ne démentent pas le juge­ment avec lequel j’étais arri­vé : ain­si cette année nous a‑t-on pro­je­té Oncle Vania de Kont­cha­lovs­ki (1970), pro­duc­tion aca­dé­mique de la période dite de la grande stag­na­tion, qui rate com­plè­te­ment ce théâtre de Tché­khov pour­tant infi­ni­ment char­mant et pro­fond. Les films actuels ont des scé­na­rios solides, leur tech­nique est irré­pro­chable et par­fois vir­tuose, les décors sont cré­dibles et les sujets d’une véri­té émou­vante. Je ne sais pas où les équipes ont été for­mées et où elles trouvent les moyens néces­saires, mais elles font hon­neur à leur public.

Désespoir et humour russes

La seconde leçon que je tire, c’est que ces films trans­mettent une vision assez déses­pé­rée : la vie dans les cam­pagnes comme celle des ban­lieues est un com­bat per­du d’avance contre la pau­vre­té et l’asservissement ; l’alcool, la drogue, la vio­lence et la dépres­sion sont omni­pré­sents ; les familles se déchirent, les hommes sont absents ou lâches et vio­lents, les femmes luttent en vain ou se pros­ti­tuent ; la cor­rup­tion règne du bas de l’échelle du pou­voir aux cercles les plus éle­vés ; la police est au mieux impuis­sante et le plus sou­vent abu­sive ; la Jus­tice est aux ordres ; l’immigration crée un Lum­pen­pro­le­ta­riat exploi­té jusqu’aux limites humaines.

La seule chose qui sauve cette humani­té déso­lée, c’est un humour sou­vent réel­le­ment amu­sant et une cha­leur humaine ins­tinc­tive qui certes peinent à com­pen­ser la bru­ta­li­té de la socié­té. Les films pro­je­tés à Hon­fleur ne sont sans doute pas l’alpha et l’oméga de la rus­si­tude actuelle, mais tout ça donne envie de se saou­ler ou de se jeter à l’eau en sor­tant de la projection.

Et ça tombe bien, car Hon­fleur est dotée d’un vieux bas­sin assez pro­fond pour ce pro­jet et d’une mul­ti­tude d’estaminets qui ne demandent qu’à vous désal­té­rer moyen­nant finances. Les rues et les bras­se­ries s’animent à la sor­tie des séances du déli­cieux accent russe. Quand le ciel est déga­gé en jour­née ou quand le soir les lumières éclairent les façades sur le port, on se croi­rait dans un tableau de Bou­din, on oublie le maso­chisme slave et on jouit à plein de vivre dans un pays plu­tôt civi­li­sé ! Ren­dez-vous lors du der­nier week-end de novembre 2020 pour le 28e fes­ti­val de ciné­ma russe de Hon­fleur : sor­tez des sen­tiers bat­tus, pre­nez un anti­dé­pres­seur et ouvrez-vous à la mal­heu­reuse Russie !

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