Les élèves de l’École interpellent le système

Dossier : RSEMagazine N°751 Janvier 2020
Par Corentin BISOT (2016)
Par Victor FRANÇOIS (2017)
Par Thomas STARCK (2016)

Cet article est un appel à tous nos cama­rades, quelle que soit leur occu­pa­tion actuelle, pour qu’ils se sai­sissent à bras-le-corps de ce que l’on nomme la crise éco­lo­gique, mais qui concerne sur­tout les condi­tions de vie futures des plus jeunes d’entre nous. Nous n’y arri­ve­rons pas seuls ; un élan et un sou­tien col­lec­tifs seront nécessaires.

5 août 2057, 7 h 57, 31 °C

À 62 ans, Claire com­men­çait à réel­le­ment souf­frir de la cha­leur. On ne peut pas dire qu’elle ait été éton­née par l’évolution cli­ma­tique des der­nières décen­nies. Elle se sou­vient com­ment, dans sa jeu­nesse, une carte issue d’un scé­na­rio Météo-France l’avait mar­quée. On y voyait les records de tem­pé­ra­ture pos­sibles pour la fin du siècle si la tra­jec­toire d’alors se pour­sui­vait. L’ensemble du pays était dans le rouge vif, les records avoi­si­nant les 50–55 °C, même à Lille. Ce scé­na­rio ne pré­ci­sait pas la situa­tion de l’Inde, qui, dès 2019, avait connu des tem­pé­ra­tures de 50 °C, mais il sem­blait assez évident que, dans ces condi­tions, le sous-conti­nent serait dévas­té. Sous la douche gla­cée, Claire écou­tait la radio :

« Inter­na­tio­nal : le Pakis­tan a fait son troi­sième essai d’envoi de dioxyde de soufre dans la stra­to­sphère, dans le but de limi­ter le réchauf­fe­ment cli­ma­tique. La com­mu­nau­té inter­na­tio­nale s’inquiète des effets secon­daires sur la mous­son de l’Inde. » Peu pro­bable qu’il soit pos­sible de faire plier la puis­sance nucléaire, qui n’avait plus grand-chose à perdre.

« Éco­no­mie : le prix des ruches redes­cend, nou­velle bien accueillie par les mar­chés finan­ciers, les valeurs des entre­prises de l’agroalimentaire repartent à la hausse. » Pour faire face à la baisse des ren­de­ments due au déclin des pol­li­ni­sa­teurs, les pro­duc­teurs de fruits ont pris l’habitude de louer des ruches, un coût impor­tant pour eux.

« Immi­gra­tion : nou­veau déman­tè­le­ment de la jungle de Calais, où l’on comp­te­rait près de 80 000 Nigé­rians. » Le Nige­ria, pays aux 400 mil­lions d’habitants, com­men­çait à être à la limite du vivable. Une tem­pé­ra­ture qui ne des­cend pas sous les 30 °C pen­dant plu­sieurs jours est désas­treuse pour la plu­part des cultures. On com­prend qu’une baisse des impor­ta­tions due à une récolte mon­diale médiocre avait suf­fi à mettre le pays à genoux.


REPÈRES

Deux modèles cli­ma­tiques récem­ment déve­lop­pés par les experts fran­çais pré­disent une aug­men­ta­tion conti­nue de la tem­pé­ra­ture moyenne du globe au moins jusqu’en 2040, pour atteindre envi­ron 2 °C, quelle que soit l’évolution des émis­sions de gaz à effet de serre, en rai­son de l’inertie du sys­tème cli­ma­tique, et, si rien n’est fait pour limi­ter les émis­sions de gaz à effet de serre, jusqu’à 7 °C d’ici à la fin du siècle.


Les générations futures, c’est nous

Plus jeune, Claire avait décou­vert dans les archives de l’INA le dis­cours de Jacques Chi­rac en 2002 à Johan­nes­burg : « Notre mai­son brûle. Et nous regar­dons ailleurs. […] Nous ne pour­rons pas dire que nous ne savions pas. Pre­nons garde que le XXIe siècle ne devienne pas pour les géné­ra­tions futures celui d’un crime de l’humanité contre la vie. » Cela lui avait fait rela­ti­vi­ser ce qui était pré­sen­té comme une sen­si­bi­li­sa­tion crois­sante de la socié­té en 2019. Quand elle regar­dait les faits, les émis­sions de CO2 aug­men­taient plus vite depuis qu’on essayait offi­ciel­le­ment de les faire bais­ser, vers les années 2000. Mais au moins l’Europe était un exemple de décar­bo­na­tion réus­sie, lui disait-on. Là aus­si elle avait vite déchan­té, ce résul­tat étant le reflet de la délo­ca­li­sa­tion de nos émissions.

Claire, c’est peut-être votre fille, votre fils, votre petite-fille, votre petit-fils. Elle a lu les rap­ports du GIEC et de l’IPBES (Pla­te­forme inter­gou­ver­ne­men­tale sur la bio­di­ver­si­té et les ser­vices éco­sys­té­miques). Et, avec ce constat scien­ti­fique lim­pide, elle ne com­prend pas que cha­cun ne soit pas en train de faire son maxi­mum pour, à défaut d’infléchir la ten­dance, au moins se pré­pa­rer aux impacts à venir inévi­tables et clai­re­ment décrits dans la lit­té­ra­ture scien­ti­fique. Face à cet aveu­gle­ment et à l’inertie ambiante, les jeunes se mobi­lisent pour leur futur.


Un enseignement négligé

À l’X, avant la 3e année, seule­ment deux cours scien­ti­fiques sur plus d’une tren­taine au choix abordent les pro­blèmes environnementaux.
En 3e année, par­mi plus d’une quin­zaine de pro­grammes d’approfondissement, seuls deux sont liés à ces questions.


Transition écologique à l’X, un cas d’école

Que ce soit pour évi­ter les futures crises environ­nementales ou pour s’y adap­ter, les ingé­nieurs auront au moins besoin d’en connaître les tenants et les abou­tis­sants. La for­ma­tion appor­tée dans la majo­ri­té des écoles d’ingénieurs ne répond pas à ce besoin. Res­tent quelques excep­tions, comme les Mines, dont le cours obli­ga­toire « Tran­si­tion éco­lo­gique » dis­pose du même volume horaire que les mathématiques.

De nom­breux pro­fes­seurs intègrent main­te­nant les ques­tions envi­ron­ne­men­tales, sociales et de gou­ver­nance, mal­heu­reu­se­ment sou­vent en cours option­nels. Mal­gré la grande qua­li­té de ces ensei­gne­ments, il est tout à fait pos­sible pour un élève adepte des spé­cia­li­tés chi­mie, bio­lo­gie, éco­no­mie, mathé­ma­tiques, infor­ma­tique, méca­nique ou phy­sique de ne pas être confron­té un seul ins­tant à la fini­tude des res­sources, au dépas­se­ment des limites pla­né­taires, à l’accroissement des inéga­li­tés sociales. L’X forme donc majo­ri­tai­re­ment des spé­cia­listes qui ne connaissent rien au déve­lop­pe­ment durable, ou des spé­cia­listes de l’environnement qui ne connaissent rien aux autres sec­teurs. Ces pro­fils types ne sont pas à la hau­teur des enjeux. Les quelques pro­fils ayant choi­si les bons cours option­nels sont, eux, bien trop peu nombreux.

On pour­rait rétor­quer que nos cama­rades auront tout le loi­sir d’appliquer leurs savoirs tech­niques acquis à l’X au ser­vice du déve­lop­pe­ment durable. Cepen­dant, pour faire un tel choix, encore faut-il savoir que le chan­ge­ment cli­ma­tique n’est pas qu’une ques­tion de mon­tée des eaux au loin­tain hori­zon 2100, ou encore que pré­ser­ver la bio­di­ver­si­té assure la sécu­ri­té ali­men­taire dans le monde. Com­ment se fait-il que, dans notre École, quinze ans après le dis­cours de Johan­nes­burg, les cours per­met­tant de com­prendre le monde dans lequel nos cama­rades vivront soient si peu nom­breux et réser­vés aux rares qui suivent les bonnes options, par choix ou par hasard ?

Un engagement conjoint des élèves et des enseignants

Heu­reu­se­ment, les temps changent. Face à ce constat, les étu­diants et les ensei­gnants-cher­cheurs enga­gés sur ces sujets cherchent depuis plu­sieurs mois à inté­grer ces enjeux au cœur de la stra­té­gie de l’École, notam­ment dans la for­ma­tion. Ces échanges ont mené à la créa­tion d’un sémi­naire de trois jours d’introduction aux grands enjeux envi­ron­ne­men­taux pour la fin de la pre­mière année de cours de la pro­mo­tion 2018. Ce sémi­naire visait à leur appor­ter un ensemble de connais­sances sur le sys­tème Terre, l’impact des acti­vi­tés humaines sur l’environnement et les dif­fi­cul­tés et oppor­tu­ni­tés de tran­si­tion de notre modèle éco­no­mique vers un modèle ne met­tant pas en péril les condi­tions de vie futures des jeunes géné­ra­tions, sans lais­ser de côté les plus dému­nis d’aujourd’hui. Ce sémi­naire est une pre­mière réponse de l’École à la crise éco­lo­gique majeure que nous vivons. 

Ce n’est qu’un pre­mier pas, et l’École doit ren­for­cer ce dis­po­si­tif de for­ma­tion afin qu’aucun étu­diant ne puisse pas­ser outre ces ques­tions essen­tielles, mais aus­si s’engager inté­gra­le­ment dans la tran­si­tion éco­lo­gique et soli­daire, en embar­quant avec elle l’intégralité des acteurs du cam­pus, pour construire un nou­veau modèle de socié­té à la hau­teur des enjeux et deve­nir un lea­der du domaine.

“Une stratégie climat est-elle sérieuse
quand elle se fonde essentiellement
sur des technologies
non existantes ?”

Le Manifeste étudiant pour un réveil écologique

De l’incompréhension face à l’aveuglement ambiant sur la situa­tion actuelle, pour­tant bien docu­men­tée par la lit­té­ra­ture scien­ti­fique, est né le Mani­feste étu­diant pour un réveil éco­lo­gique. Effa­rés par l’idée que leurs anciens actuel­le­ment aux manettes ne pre­naient pas la mesure de l’enjeu, des étu­diants pro­ve­nant de 300 éta­blis­se­ments d’enseignement supé­rieur ont vou­lu faire entendre leur voix pour cri­ti­quer un sys­tème éco­no­mique dans lequel ils ne croient plus. Iden­ti­fiant l’obsession de la crois­sance du PIB comme racine des crises envi­ron­ne­men­tales, ils se déclarent prêts à faire pres­sion sur les employeurs en réser­vant leurs talents à ceux prêts à adop­ter des stra­té­gies sérieuses pour faire face aux enjeux éco­lo­giques. Ces der­niers ne sau­raient s’opposer aux ques­tions sociales : quel est l’intérêt de sor­tir de la pau­vre­té des cen­taines de mil­lions d’Indiens si leur pays doit deve­nir inha­bi­table en rai­son de séche­resses et canicules ?

Ayant obte­nu 30 000 signa­tures dont 600 à l’X, l’équipe à l’origine du texte a ren­con­tré plus d’une tren­taine d’entreprises aux­quelles ont été pré­sen­tées les attentes des étu­diants, tout en poin­tant les inco­hé­rences des poli­tiques actuelles. Une stra­té­gie cli­mat est-elle sérieuse quand elle se fonde essen­tiel­le­ment sur des tech­no­lo­gies non exis­tantes ? Une entre­prise se donne-t-elle les moyens du chan­ge­ment quand ses cadres diri­geants n’ont jamais pris le temps d’une for­ma­tion pour consta­ter la com­plexi­té et l’ampleur de la crise environnementale ?

Marketing vs environnement

A‑t-on vrai­ment com­pris l’origine du pro­blème quand on conti­nue à faire connaître ses pro­duits par un mar­ke­ting agres­sif qui encou­rage la sur­con­som­ma­tion ? On ne peut attendre que nous arri­vions au pou­voir au sein des entre­prises pour chan­ger les choses ; la capa­ci­té à res­ter sous les 2 °C dépen­dra de la tra­jec­toire des dix pro­chaines années.

Cette réflexion et l’expérience que nous avons acquise, nous vou­lons main­te­nant les par­ta­ger avec les autres signa­taires. Une nou­velle vague de mobi­li­sa­tion a été lan­cée en novembre 2019 pour affir­mer plus clai­re­ment ce mes­sage : tra­vailler pour une struc­ture à la stra­té­gie envi­ron­ne­men­tale ana­chro­nique, c’est tra­vailler contre son propre inté­rêt. Mais, les entre­prises fai­sant par­tie d’un sys­tème éco­no­mique, c’est bien ce der­nier dans son ensemble qu’il faut modi­fier. Parce qu’il est trop tard pour se ren­voyer la balle, cette mobi­li­sa­tion pro­po­se­ra éga­le­ment aux étu­diants les outils pour faire pres­sion sur l’État et les acteurs finan­ciers, et pour s’engager en tant que consommateurs.

Commentaire

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pierre vidail­hetrépondre
7 janvier 2020 à 17 h 14 min

Tout à fait. Il est temps que les choses changent dans l’en­sei­gne­ment et dans les dif­fé­rentes pro­fes­sions. Comme le pro­pose ce texte, la ques­tion envi­ron­ne­men­tale doit être une com­po­sante majeure des ensei­gne­ments, à l’X et ailleurs. Nos jeunes cama­rades ont à mon sens plei­ne­ment rai­son de se mobiliser.

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