Jean Dhombres (62) : Historien des sciences

Dossier : TrajectoiresMagazine N°750 Décembre 2019
Par Pierre LASZLO

Je l’ai vu, la pre­mière fois à la fin des années 80, dans un amphi­théâtre. S’y réunis­sait la Socié­té fran­çaise d’histoire des sciences et des tech­niques, dont il venait de prendre la pré­si­dence. ­Accom­pa­gné de son épouse Nicole, elle aus­si his­to­rienne des sciences, c’était un homme tout jeune, spor­tif, conquérant.

Historien de l’École

Alors que j’arrivais à Palai­seau, comme pro­fes­seur de chi­mie récem­ment nom­mé à l’École, il m’envoya le livre de Four­cy, His­toire de l’École poly­tech­nique, qu’il venait de réédi­ter chez Belin. Quelque temps plus tard, je savou­rai la bio­gra­phie de Fou­rier, écrite avec Jean-Ber­nard Robert, qui fut l’un de mes cama­rades de prépa.

Son dyna­misme, son ouver­ture, sa gen­tillesse furent patents à cha­cune de nos ren­contres ulté­rieures. Sa famille est de la petite bour­geoi­sie : un père du pro­tes­tan­tisme céve­nol, une mère du catho­li­cisme bre­ton, dis­pa­rue lorsqu’il avait seule­ment 11 ans. Habi­tant le quar­tier pari­sien de Jau­rès, sco­la­ri­té secon­daire au lycée Vol­taire (« des profs extra­or­di­naires »), puis pré­pa à Jacques-Decour.

La pré­di­lec­tion fami­liale pour la fonc­tion publique lui fait choi­sir d’entrer à l’X, avec l’ENA en ligne de mire. Plus tard, lorsque le direc­teur de l’ENA lui fera l’éloge du pou­voir, il sau­ra que le savoir sera sa voie. La pré­sence de Laurent Schwartz l’attira aus­si vers l’École. De la pro­mo­tion 62, alors que la guerre d’Algérie ces­sa en avril de cette année. « À l’X j’ai appris la vie. Les bar­rières sociales y étaient mani­festes. Aus­si, du fait de la vie col­lec­tive en caserts, la soli­da­ri­té avec les cama­rades de promotion. » 

Le cours de Schwartz : « Impres­sion de pen­ser avec lui. Mais il n’expliquait pas… » Les autres ensei­gnants étaient hyper­hexa­go­naux, ne don­naient point de réfé­rences anglo-saxonnes, « ain­si jamais enten­du men­tion­ner les machines de Turing ! ». Grâce à Charles Mora­zé, avec lequel il lia ami­tié, et qui lut publi­que­ment l’une de ses copies, décou­verte de l’épistémologie et de l’histoire des sciences. Le stage d’un mois en entre­prise lui apprit beau­coup. Fit venir Pierre Men­dès-France don­ner une confé­rence à la rue Des­cartes, ren­con­tra aus­si Fran­çois Mit­ter­rand et d’autres ténors de la vie publique.

Un mathématicien curieux

Après l’École, thèse de doc­to­rat en mathé­ma­tiques sous la direc­tion de Jean-Pierre Kahane, sou­te­nue en 1970. Confor­té par un entre­tien avec André Lich­ne­ro­wicz, il devint maître de confé­rences à l’université de Nantes, où il ensei­gna les maths de 1972 à 1988.

Avec des échap­pées : coopé­rant à Bang­kok, il sert comme exter­nal exa­mi­ner à l’université chi­noise de Sin­ga­pour en 1974. Le Quai d’Orsay vou­lut l’envoyer ensuite à Téhé­ran, mais l’ambassadeur en poste l’en dis­sua­da en pri­vé. Il s’en alla donc à l’université de Water­loo en 1975, à l’université d’Ottawa entre 1976 et 1978, période pen­dant laquelle il fut aus­si conseiller scien­ti­fique auprès de l’ambassade de France au Cana­da et géra l’implantation à Hawaï du téles­cope franco-canadien.

Puis à l’université de Wuhan en 1980 et 1981. À la suite d’un défi avec son frère plus jeune Domi­nique, nor­ma­lien lettres, il avait com­men­cé le chi­nois à Langues O durant sa thèse de doc­to­rat. Une conquête cru­ciale : « Deux façons de pen­ser, ana­ly­tique par les maths ; la mémoire des formes, par les idéo­grammes. » S’ensuivit l’apprentissage du chi­nois classique.

L’histoire des maths

Géné­ra­liste, il refuse de se spé­cia­li­ser dans une période don­née. Des débuts dif­fi­ciles : les lit­té­raires fran­çais ne voyaient pas d’un bon œil la venue en his­toire d’un scien­ti­fique. De plus, « je fus déses­pé­ré la pre­mière fois que je fis un cours d’histoire des maths. J’en conclus à l’importance des ques­tions phi­lo­so­phiques. Pour faire un récit, il importe que cer­taines choses soient aven­tu­reuses. Il y faut abso­lu­ment du réfu­table. » Il ne voit pas d’un bon œil la main­mise des socio­logues, depuis trois ou quatre décen­nies, sur l’histoire des sciences.

Son ascen­sion aux som­mets ? En effet, son élec­tion à l’EHESS en 1976 entraî­na un chan­ge­ment de sta­tut. Bour­dieu, Der­ri­da, avec les­quels il lie ami­tié, le traitent désor­mais comme un égal.

Joyau de notre élite intel­lec­tuelle, un bon­heur d’expression, écrite en par­ti­cu­lier, où il est sou­ve­rain : « J’en eus la révé­la­tion à la lec­ture du livre d’André Weil (1940), L’intégration dans les groupes topo­lo­giques et ses appli­ca­tions, admi­ra­ble­ment écrit. » 

Il garde à l’École une fidé­li­té vigou­reuse, pour son exem­plaire méri­to­cra­tie, pour son sens du ser­vice public, pour sa for­ma­tion à la déci­sion et à l’action. Dans quelle mesure ? « Énormément ».


Pour en savoir plus :

« L’École poly­tech­nique et ses historiens »

L’École nor­male de l’an III. Vol. 1, Leçons de mathé­ma­tiques : Laplace – Lagrange – Monge, col­lec­tif sous la direc­tion de Jean Dhombres, Édi­tions Rue d’Ulm – Dunod, 1992.

L’École nor­male de l’an III. Vol. 4, Leçons d’analyse de l’entendement, art de la parole, lit­té­ra­ture, morale, col­lec­tif sous la direc­tion de Jean Dhombres et Béa­trice Didier, Édi­tions Rue d’Ulm, 2008.

L’École nor­male de l’an III. Vol. 5, Une ins­ti­tu­tion révo­lu­tion­naire et ses élèves : intro­duc­tion his­to­rique à l’édition des Leçons, sous la direc­tion de Domi­nique Julia, Édi­tions Rue d’Ulm, 2016.

Avec Car­tier (Pierre), Heinz­mann (Gerhard) et Vil­la­ni (Cédric), Mathé­ma­tiques en liber­té : Liber­té, réa­li­té, res­pon­sa­bi­li­té, Édi­tions La Ville brûle, 2012 ; nou­velle édi­tion, sous le titre de Conver­sa­tions mathé­ma­tiques, Col­lec­tion Champs, Flam­ma­rion, 2019.

Poster un commentaire