Créer une culture des données

Dossier : 225e anniversaire de l'École polytechniqueMagazine N°749 Novembre 2019
Par Renaud LACROIX (86)

Ren­contre avec Renaud Lacroix (86) qui revient pour nous sur son par­cours et nous en dit plus sur ses fonc­tions actuelles et les prin­ci­paux chal­lenges aux­quels il est confron­té en tant que Direc­teur géné­ral adjoint et Chief Data Offi­cer de la Banque de France.

Quelques mots sur votre parcours ?

À ma sor­tie de l’école, j’ai inté­gré le corps des admi­nis­tra­teurs de l’INSEE et com­plé­té ma for­ma­tion à l’ENSAE. J ’ai com­men­cé ma car­rière à l’INSEE avant de rejoindre la Banque de France en 2001 en tant que res­pon­sable d’une uni­té sta­tis­tique. À cette époque, avec la mise en œuvre de l’Eurosystème, de riches pers­pec­tives se des­si­naient. Ce fut le début d’une aven­ture très enrichissante.

En 2011, j’ai pris la direc­tion d’une nou­velle struc­ture au sein de la direc­tion géné­rale des sta­tis­tiques, la direc­tion de l’ingénierie et de la maî­trise d’ouvrage sta­tis­tique. J’ai pilo­té des équipes mutua­li­sées au ser­vice du déve­lop­pe­ment et du déploie­ment de nou­velles approches du trai­te­ment des données.

Il faut se rap­pe­ler qu’à cette époque, la crise finan­cière avait mis l’utilisation effi­cace des don­nées au pre­mier plan des pré­oc­cu­pa­tions des ins­ti­tu­tions publiques. Dans ce contexte, j’ai diri­gé de nom­breux pro­jets trans­ver­saux au sein de la Banque de France avec notam­ment des pla­te­formes com­mune de col­lecte de don­nées, de dif­fu­sion et de par­tage internes de données.

En 2019, j’ai été nom­mé Chief Data Offi­cer de la Banque de France, pre­mière banque cen­trale de l’Eurosystème à créer cette fonction.

À la Banque de France depuis 2001, vous êtes depuis le début de l’année Directeur général adjoint et Chief Data Officer de la Banque de France. Quels sont vos périmètres d’action ?

Le Chief Data Offi­cer fait par­tie des cadres diri­geants de la Banque de France, avec un rat­ta­che­ment direct au pre­mier sous-gou­ver­neur : c’est un signal fort qui tra­duit l’importance et le carac­tère trans­ver­sal de la fonc­tion, mais éga­le­ment des pro­blé­ma­tiques tou­chant aux don­nées de l’entreprise. Plus pré­ci­sé­ment, j’incarne avec mon équipe la stra­té­gie Data de la Banque dont la mise en œuvre doit béné­fi­cier à tous les métiers de l’entreprise.

Ma mis­sion est donc de plei­ne­ment valo­ri­ser le patri­moine de don­nées de la Banque : c’est la feuille de route qui m’a été don­née par le Gou­ver­neur. Les don­nées consti­tuent en effet, un actif stra­té­gique : elles sont abso­lu­ment par­tout et concernent tous les métiers de l’entreprise (métiers opé­ra­tion­nels et métiers sup­ports) avec bien enten­du des spé­ci­fi­ci­tés propres à chaque activité.

Pour­tant, nous ne prê­tons pas encore suf­fi­sam­ment atten­tion aux don­nées : nous n’avons par­fois qu’une connais­sance limi­tée des don­nées sto­ckées dans nos sys­tèmes, et sous-esti­mons sou­vent leur poten­tiel de valorisation.

En par­ti­cu­lier, nous ne pen­sons pas tou­jours suf­fi­sam­ment à croi­ser des bases issues de sources dif­fé­rentes pour enri­chir nos ana­lyses. Mon but est donc de défi­nir puis de mettre en œuvre une stra­té­gie Data qui per­mette de tirer par­ti de ce tré­sor (25 mil­liards de don­nées sont déjà acces­sibles sur notre pla­te­forme de par­tage interne). Cette mis­sion s’inscrit plei­ne­ment dans la démarche de trans­for­ma­tion enga­gée par la Banque. Elle com­porte de nom­breuses facettes car les leviers d’action sont mul­tiples : ils portent autant sur les infra­struc­tures tech­niques que sur la culture de l’entreprise.

Dans le domaine bancaire où la donnée est à la fois stratégique et critique, quels sont les principaux challenges auxquels vous êtes confrontés ?

À la Banque de France, les mis­sions exer­cées sont très variées : contri­bu­tion à la défi­ni­tion et à la mise en œuvre de la poli­tique moné­taire de l’Eurosystème, sur­veillance de la sta­bi­li­té finan­cière de l’économie fran­çaise, accom­pa­gne­ment au plus près des ter­ri­toires, au tra­vers de notre réseau de suc­cur­sales, des acteurs de la vie éco­no­mique locale.

Ain­si, au-delà des don­nées remises par les banques, nous gérons des don­nées de nom­breuses entre­prises et d’acteurs du sys­tèmes finan­ciers ( assu­rances, fonds d’investissement).

Ces don­nées peuvent être agré­gées ou au contraire très gra­nu­laires ( détails d’un cré­dit accor­dé par une banque à une entre­prise). Cette varié­té a des impli­ca­tions fortes sur les archi­tec­tures tech­niques, mais aus­si sur l’organisation des tra­vaux de trai­te­ment des don­nées dans les équipes.

Alors que la parole offi­cielle est désor­mais fré­quem­ment contes­tée dans nos socié­tés modernes, un autre chal­lenge est d’être enten­du et com­pris lorsque la Banque dif­fuse des chiffres ou publie des études.

« La stratégie Data de la Banque
doit bénéficier à tous les métiers de l’entreprise. »

Nous savons tous que beau­coup d’informations de qua­li­té dou­teuse cir­culent sur Inter­net et les réseaux sociaux.

Si nous par­lons de plus en plus de fake news et de fake data, c’est parce que l’adage selon lequel « la mau­vaise don­née chasse la bonne » n’a jamais été autant d’actualité. Nous devons prê­ter éga­le­ment atten­tion aux acteurs du numé­rique, les GAFA notam­ment, car ils pro­duisent beau­coup de données.

Dans cet envi­ron­ne­ment incer­tain, court-ter­miste et concur­ren­tiel, les ins­ti­tu­tions publiques comme la Banque de France ont un rôle majeur à jouer pour consti­tuer un point d’ancrage fiable et recon­nu au tra­vers d’analyses et de chiffres per­ti­nents qui font autorité.

Par ailleurs, pour être le plus effi­cace pos­sible, nous devons dis­po­ser de moyens et d’outils d’excellence.

Les don­nées se traitent avec un sys­tème d’information adap­té aux pro­blé­ma­tiques de big data, de forte volu­mé­trie, de per­for­mance, ce qui implique d’avoir recours à des archi­tec­tures d’un nou­veau type et de sélec­tion­ner les meilleures solu­tions par­mi une offre très riche en évo­lu­tion per­ma­nente. Enfin, nous devons faire en sorte que cha­cun puisse uti­li­ser les don­nées en fonc­tion de ses mis­sions, depuis la réa­li­sa­tion d’un tableau de bord jusqu’à la mise en œ uvre de tech­niques de data science. C’est un enjeu très impor­tant de démo­cra­ti­sa­tion de l’accès aux don­nées et aux outils.

Quels sont les axes et thématiques qui vous intéressent dans ce cadre ?

T out d’abord, nous devons main­te­nir une scru­pu­leuse indé­pen­dance, maî­tri­ser par­fai­te­ment nos don­nées et inno­ver en permanence.

Dans un envi­ron­ne­ment en per­pé­tuelle évo­lu­tion, pré­pa­rer dans les meilleures condi­tions pos­sibles l’arrivée des nou­velles tech­niques de l’IA sup­pose que nous construi­sions notre ana­lyse des pos­si­bi­li­tés et des enjeux de ces approches au regard des objec­tifs stra­té­giques des métiers. Cela passe aus­si par des expé­ri­men­ta­tions qui sont conduites en étroite rela­tion avec le Chief Digi­tal Offi­cer de la Banque.

Nous devons éga­le­ment apprendre à tou­jours mieux « par­ta­ger », etéviter les modes de tra­vail en silo. Les don­nées, mais aus­si les méthodes, les bonnes pra­tiques sont des­ti­nées à être mises en commun.

La struc­tu­ra­tion de com­mu­nau­tés internes consti­tue ici un puis­sant levier d’action.

Tout cela doit se faire en s’appuyant sur l’ADN de la Banque de France : une exper­tise de très haut niveau garan­tis­sant une infor­ma­tion de réfé­rence et d’excellente qualité.

Dans ce cadre, nous avons 3 grands objectifs :

  • faire pas­ser les don­nées au pre­mier plan de la stra­té­gie des métiers de la banque ;
  • inves­tir dans l’innovation et pré­pa­rer l’avenir ;
  • créer les condi­tions favo­rables à la réin­gé­nie­rie des pro­ces­sus métiers repo­sant sur les don­nées et accom­pa­gner le changement.

Les actions concrètes per­met­tant de décli­ner ces objec­tifs tournent autour de la gou­ver­nance des don­nées, des moyens effec­tifs de valo­ri­ser et de par­ta­ger les don­nées, de la prise en compte de la dimen­sion Data dans la gou­ver­nance des pro­jets des métiers et de la Banque de France.

Que retenez-vous de votre formation à Polytechnique ? Comment capitalisez-vous sur ces acquis dans le cadre de vos fonctions actuelles ?

Avec l’arrivée des nou­velles méthodes de trai­te­ment des don­nées, nous pri­vi­lé­gions de plus en plus la méthode « essai erreur ». Elle consiste à tes­ter de manière ité­ra­tive un module en modi­fiant des para­mètres en cas de non-fonctionnement.

Cette approche, per­for­mante à court-terme, peut être uti­le­ment ren­for­cée. Elle doit en effet être com­bi­née avec une com­pré­hen­sion en pro­fon­deur des méthodes et des régu­la­ri­tés des phé­no­mènes modé­li­sés pour pro­gres­ser sur des bases solides.

Typi­que­ment, ma for­ma­tion m’a appris à me poser ces ques­tions et à prendre de la hau­teur pour aller cher­cher les réponses. Je suis très recon­nais­sant à l’école de m’avoir four­ni cette base et appris cette rigueur.

La colonne ver­té­brale que consti­tue la démarche scien­ti­fique est quelque chose qui m’a beau­coup mar­qué pen­dant mes études et que je conti­nue de pro­mou­voir aujourd’hui dans le cadre de mes fonc­tions. J’estime en par­ti­cu­lier que j’ai un rôle impor­tant à jouer dans la sen­si­bi­li­sa­tion des jeunes col­la­bo­ra­teurs à ces enjeux.

À une époque où nous avons des oppor­tu­ni­tés for­mi­dables mais aus­si des risques impor­tants autour des don­nées, les scien­ti­fiques ont, plus que jamais, un rôle essen­tiel à jouer.

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