L’École polytechnique entre histoire et modernité

Dossier : 225e anniversaire de l'École polytechniqueMagazine N°749 Novembre 2019
Par Hubert JACQUET (64)

La vie de l’École poly­tech­nique a été de façon constante mar­quée par l’histoire de notre pays, une his­toire à laquelle les poly­tech­ni­ciens ont puis­sam­ment contri­bué. À l’heure où la France fait face aux défis de la mon­dia­li­sa­tion, des bou­le­ver­se­ments tech­no­lo­giques, du chan­ge­ment cli­ma­tique et de la tran­si­tion éner­gé­tique, l’École conti­nue d’évoluer pour ser­vir le pays.

C’est un épais pavé de plus de 450 pages. Il a été publié par les édi­tions Lavau­zelle à l’occasion du bicen­te­naire de l’École et porte les signa­tures de Jean-Pierre Cal­lot (31), Jacques Bouttes (52), Ber­nard Esam­bert (54) et Michel Camus (55). Son titre : His­toire et pros­pec­tive de l’École poly­tech­nique. Vingt-cinq ans plus tard, cet impo­sant recueil conti­nue de nous éclai­rer non seule­ment sur le pas­sé de cette ins­ti­tu­tion mais aus­si sur son des­tin, car notre école, tout en étant res­tée tou­jours fidèle au meilleur de ses tra­di­tions, a tou­jours embras­sé réso­lu­ment la modernité.

Une invention du comité de savants

Confron­tée à d’innombrables dif­fi­cul­tés, la Conven­tion confie à un comi­té de savants le soin de por­ter des inven­tions qui élèvent les pos­si­bi­li­tés de la nation. Les hommes qui le com­posent sont émi­nen­tis­simes : Monge, Laka­nal, Ber­thol­let, Chap­tal… La jeu­nesse de France n’était plus ins­truite : il y avait urgence à créer des écoles pour leur ensei­gner les sciences et la pra­tique des arts. Une urgence telle que la loi por­tant créa­tion de l’École cen­trale des tra­vaux publics est votée le 11 mars 1794 et que les cours com­mencent au palais Bour­bon le 21 décembre de la même année.

Un an après son lan­ce­ment, de nou­velles lois modi­fient son orga­ni­sa­tion : elle s’appelle l’École poly­tech­nique, son rôle et ses débou­chés sont élar­gis. La réus­site va se révé­ler très vite écla­tante, les pre­mières pro­mo­tions four­nis­sant à la France une pléiade d’hommes remar­quables. Le comi­té des savants avait vu juste et avait aidé la nation à déve­lop­per les talents dont elle allait avoir besoin.

La poule aux œufs d’or menacée

C’est Napo­léon qui donne en 1804 un sta­tut mili­taire à l’École, avec le sou­ci d’imposer une stricte dis­ci­pline. Dix ans plus tard, alors que l’École pro­po­sait à l’Empereur que les élèves aillent défendre la capi­tale contre les troupes enne­mies, Napo­léon aurait dit : « Je ne veux pas tuer ma poule aux œufs d’or ». Mais il n’empêcha pas l’École de par­ti­ci­per à la défense de Paris. Puis, lors des Cent-Jours, les élèves sou­tinrent l’Empereur : l’épisode faillit être fatal à l’École. Louis XVIII pou­vait dif­fi­ci­le­ment lui par­don­ner cette prise de posi­tion et le par­ti roya­liste voyait d’un mau­vais œil une ins­ti­tu­tion née pen­dant la Révolution.

Fina­le­ment, en 1816, l’École est réor­ga­ni­sée – c’est la cin­quième fois depuis sa créa­tion ! – et perd son sta­tut mili­taire pour deve­nir ce qu’on appel­le­ra le « sémi­naire de la rue Des­cartes ». Elle ne retrou­ve­ra ce sta­tut mili­taire qu’en 1831, au len­de­main des Jour­nées de juillet 1830, pen­dant les­quelles elle s’illustra brillam­ment en se ran­geant aux côtés du peuple de Paris. La mort de Vaneau res­te­ra à jamais le sym­bole du com­por­te­ment héroïque des élèves.

Intrication historique

Dès cette époque, l’histoire de l’École et celle du pays sont étroi­te­ment entre­mê­lées. C’est par­ti­cu­liè­re­ment mani­feste pen­dant les périodes de trouble, révo­lu­tions et chan­ge­ments de régime, pen­dant les guerres et leur pré­pa­ra­tion. Trois pré­si­dents de la Répu­blique, de nom­breux ministres, de grands chefs mili­taires – dont quatre maré­chaux qui se sont illus­trés pen­dant la Pre­mière Guerre mon­diale – et une pléiade de hauts fonc­tion­naires sont sor­tis de la rue Des­cartes. La contri­bu­tion de l’X ne se limite pas aux champs mili­taires, poli­tiques ou admi­nis­tra­tifs, mais s’étend aus­si aux sciences, aux arts et à l’économie : l’inventaire en pren­drait des pages et des pages et il serait vain de vou­loir le rendre exhaustif.

Cette intri­ca­tion est étroi­te­ment liée à la genèse d’une ins­ti­tu­tion créée pour don­ner à la nation des cadres de for­ma­tion scien­ti­fique. S’il est donc natu­rel de voir des anciens élèves assu­mer des res­pon­sa­bi­li­tés dans la vie publique, il est tout aus­si natu­rel de voir les poli­tiques s’intéresser régu­liè­re­ment au fonc­tion­ne­ment de l’École. Et à chaque fois que cela se pro­duit, les mêmes ques­tions se trouvent posées, qu’il s’agisse de recru­te­ment, de sélec­tion, de mis­sions de l’École, de conte­nu des ensei­gne­ments et de débou­chés. En par­ti­cu­lier, la ques­tion des corps n’a pas ces­sé de sou­le­ver des débats : à quels corps des­tine-t-on les X ? L’accès à ces corps est-il exclu­si­ve­ment réser­vé aux X ?

L’après 1968

Quels cha­pitres fau­drait-il ajou­ter et quelles pages réécrire pour actua­li­ser le livre du bicen­te­naire ? Une approche simple et ins­truc­tive consiste à repar­tir des pages qui concernent l’après-mai 1968. Alors que les élèves étaient inter­ve­nus lors du com­plot du 18 fruc­ti­dor et des révo­lu­tions de 1830 et 1848, ils se tinrent dans l’ensemble en retrait des évé­ne­ments de mai 1968, conscients du risque de récu­pé­ra­tion poli­tique et conscients aus­si que, pour les détrac­teurs de l’ordre bour­geois, l’X était une des pre­mières ins­ti­tu­tions à abattre. Les évé­ne­ments eurent cepen­dant pour mérite d’accélérer et ampli­fier un pro­ces­sus de réformes déjà enga­gé. Le groupe de tra­vail pré­si­dé par Lher­mitte ren­dit un rap­port qui orien­ta la réforme de 1970, laquelle mar­quait quelques rup­tures avec le pas­sé, la plus sym­bo­lique d’entre elles étant l’admission d’élèves du sexe fémi­nin. Mais ce n’était pas la seule.

La for­ma­tion à l’X est consi­dé­rée comme la pre­mière étape d’une filière de for­ma­tion : les X sont donc appe­lés à rece­voir une for­ma­tion com­plé­men­taire et sont donc dis­pen­sés de la « pan­toufle » s’ils suivent cer­taines écoles. Les élèves conti­nuent à suivre les mêmes cours en pre­mière année puis font le choix d’options d’approfondissement en deuxième année. Les corps d’État sont appe­lés à se réfor­mer. La com­po­si­tion et les mis­sions du corps ensei­gnant sont élar­gies. Et, chose impor­tante, l’École gagne en auto­no­mie en deve­nant un éta­blis­se­ment public diri­gé par un pré­sident, un conseil d’administration et un direc­teur général.

L’autre fait mar­quant de ces années 70 a été le trans­fert à Palai­seau en 1976, qui a incon­tes­ta­ble­ment don­né à l’X un nou­veau visage en ren­dant pos­sible de nom­breuses mutations.

L’ouverture à l’Europe et au monde

Deve­nue éta­blis­se­ment public, l’École a été pré­si­dée de 1971 à 1984 par deux anciens ministres, Pierre Guillau­mat (28) et André Giraud (44), et un direc­teur délé­gué d’EDF, Alexis Déjou (39).

L’arrivée de Ber­nard Esam­bert à la pré­si­dence de l’X va ouvrir une nou­velle ère. Un ban­quier suc­cède à de grands com­mis de l’État, acteurs émi­nents du pro­gramme nucléaire fran­çais, un ban­quier qui va beau­coup s’investir dans son nou­veau rôle. Avant même sa prise de fonc­tion à l’automne 1985, il va audi­ter de grands acteurs de la vie poli­tique, éco­no­mique, scien­ti­fique et admi­nis­tra­tive et sur­tout des ensei­gnants, ce qui lui per­met de pro­po­ser dès la fin de l’année un plan de réformes qui allait être rapi­de­ment mis en œuvre ou amor­cées avec l’appui du géné­ral Paul Par­raud (58) : moder­ni­sa­tion de l’enseignement (majeures, mineures, bio­lo­gie, venue de pro­fes­seurs invi­tés ensei­gnant en anglais, tri­lin­guisme des élèves avec anglais obli­ga­toire…) ; meilleure inté­gra­tion des labo­ra­toires de recherche ; créa­tion d’un centre de trans­fert scien­ti­fique et tech­nique (le CEST : on dirait aujourd’hui un incu­ba­teur de start-up) et d’une école doc­to­rale (mas­tère, DEA, doc­to­rat) dans les prin­ci­pales dis­ci­plines de l’École ; pro­fonde sen­si­bi­li­sa­tion des X à l’international par la venue à l’École de nom­breux étran­gers ; déve­lop­pe­ment d’un col­lège de post-formation. 

Le but de ces réformes : faire des poly­tech­ni­ciens les offi­ciers de la « guerre éco­no­mique ». Il a aus­si créé la Fon­da­tion de l’École poly­tech­nique et envi­sa­gé de por­ter à trois ans la durée des études à l’École. Sur ces bases Paul Par­raud a lar­ge­ment enta­mé la rédac­tion d’un sché­ma direc­teur qui fut approu­vé par le ministre de la Défense à la fin de 1993 et fina­li­sé par Pierre Faurre (60). Deux siècles après sa créa­tion, l’École s’ouvrait à l’Europe et au monde.

Du bicentenaire au troisième millénaire

Pour com­prendre les années les plus récentes de la vie de l’École, il faut aban­don­ner la lec­ture du livre publié en 2019 et se pen­cher sur les rap­ports annuels du conseil d’administration de l’École, qui nous ren­seignent uti­le­ment. Les der­nières années du XXe siècle vont être mar­quées par une série de chan­ge­ments qui s’inscrivent dans le droit fil du sché­ma direc­teur de 1993.

Ce sché­ma était por­té par deux grandes orien­ta­tions. La pre­mière était de conso­li­der le cycle poly­tech­ni­cien par une ouver­ture du modèle – prin­ci­pa­le­ment sur l’international –, par un effort sur la moti­va­tion des élèves et par la recherche d’une cohé­rence sur le cur­sus com­plet des X. La seconde visait à faire de l’institution un foyer de rayon­ne­ment scien­ti­fique et édu­ca­tif sur le plan mon­dial. Ce mou­ve­ment va se pour­suivre et en 1998 Pierre Faurre pro­pose au ministre un plan de réformes bap­ti­sé « Pro­jet X 2000 », pro­jet qui réaf­firme les ambi­tions du sché­ma direc­teur de 1993.

“La promotion 2019 compte près de 140 élèves étrangers pour 400 français”

Une ère de transformations permanentes

Cette vague de réformes n’a ces­sé de se pour­suivre et s’amplifier depuis le début du XXIe siècle, en réponse aux défis de notre époque. La crois­sance expo­nen­tielle des connais­sances scien­ti­fiques et tech­niques oblige à adap­ter régu­liè­re­ment le cur­sus poly­tech­ni­cien et à élar­gir l’offre de for­ma­tion. La com­plexi­té des pro­blèmes à trai­ter implique de nou­velles approches pour tenir compte des mul­tiples aspects et contraintes.

Le déve­lop­pe­ment du rôle des entre­prises, en par­ti­cu­lier en matière de res­pon­sa­bi­li­té sociale et envi­ron­ne­men­tale, et l’évolution du rôle de l’État amènent à adap­ter le conte­nu des ensei­gne­ments et à repen­ser les débou­chés pro­po­sés aux élèves. La mon­dia­li­sa­tion change le réfé­ren­tiel dans lequel se pro­jette l’avenir de l’École et de ses élèves. Le déve­lop­pe­ment durable, la tran­si­tion éner­gé­tique et le chan­ge­ment cli­ma­tique orientent for­te­ment le tra­vail des labo­ra­toires et le pro­gramme d’enseignement. Et la volon­té de for­te­ment accroître la diver­si­té sociale conduit à repen­ser les modes de recru­te­ment et à tra­vailler en amont.

Ces défis, l’École les a rele­vés sous l’impulsion de ses pré­si­dents suc­ces­sifs – après Pierre Faurre, il y eut Yan­nick d’Escatha (66) de 2001 à 2008, Marion Guillou (73) de 2008 à 2013, Jacques Biot (71) de 2013 à 2018 et, depuis 2018, Éric Labaye (80) –, de ses direc­teurs géné­raux –Gabriel de Noma­zy de 2000 à 2005, Xavier Michel (72) de 2005 à 2012, Yves Demay (77) de 2012 à 2017 et Fran­çois Bou­chet (86) depuis lors –, et de tout l’encadrement de l’École.

L’impulsion est aus­si venue de l’extérieur. Il y a eu en 2003 la publi­ca­tion du clas­se­ment de Shan­ghai qui a mis en effer­ves­cence tout le monde des uni­ver­si­tés et grandes écoles fran­çaises. Si la méthode de clas­se­ment choi­sie peut prê­ter à débat, force est de recon­naître que ce docu­ment a eu le mérite de sou­le­ver des ques­tions et de pro­vo­quer des ini­tia­tives nombreuses.

Pour l’X, la ques­tion des coopé­ra­tions per­met­tant une meilleure visi­bi­li­té inter­na­tio­nale était posée de façon très aigüe, même si elles exis­taient déjà ou étaient envi­sa­gées dans le cadre de Paris­Tech et avec l’université de Paris-Saclay. Une autre ques­tion sou­le­vée était celle de la gou­ver­nance de l’École : com­ment l’adapter pour à la fois aug­men­ter sa réac­ti­vi­té et pro­je­ter son évo­lu­tion dans le temps long ? Ces débats ont impli­qué non seule­ment l’École mais aus­si la com­mu­nau­té poly­tech­ni­cienne à tra­vers l’AX et la FX. Et c’est ain­si qu’en 2013 les sta­tuts de l’École ont été modi­fiés pour don­ner un rôle exé­cu­tif à son président.

Préoccupations gouvernementales

L’action gou­ver­ne­men­tale a elle aus­si eu des consé­quences sur les chan­ge­ments qui ont affec­té et affectent encore l’École. Il y a eu les ini­tia­tives d’excellence lan­cées en 2010 dans le cadre le cadre du plan « Inves­tis­se­ments d’avenir », qui a ame­né l’École à pré­sen­ter un dos­sier avec l’UPS. Et sur­tout, en 2014, Fran­çois Cor­nut-Gen­tille pré­sente un rap­port par­le­men­taire sur l’avenir de l’X ; le gou­ver­ne­ment réagit et confie à Ber­nard Atta­li une mis­sion de réflexion sur la ques­tion : « Quelle École poly­tech­nique vou­lons-nous dans dix ans ? » Ce der­nier remet son rap­port en juin 2015 et, dans la fou­lée, Jean-Yves Le Drian crée une task force pour éla­bo­rer un plan de trans­for­ma­tion. L’AX et la FX seront asso­ciées à ce tra­vail, ain­si que d’éminentes per­son­na­li­tés issues de la com­mu­nau­té poly­tech­ni­cienne. Le plan de trans­for­ma­tion est pré­sen­té par le ministre le 15 décembre 2015 et orien­te­ra les chan­ge­ments mis en œuvre et enga­gés depuis cette date. L’exigence poli­tique s’est encore mani­fes­tée récem­ment, puisque le pré­sident Éric Labaye s’est vu confier, par la ministre de l’Enseignement supé­rieur, de la Recherche et de l’Innovation et par la ministre des Armées, une mis­sion visant à amé­lio­rer la diver­si­té sociale dans les grandes écoles.

Une institution fidèle à ses valeurs

Dres­ser un pano­ra­ma de toutes ces réformes et de tout ce qui se pré­pare serait à la fois fas­ti­dieux et vain, car un ins­tan­ta­né ne peut pas don­ner une idée per­ti­nente d’une ins­ti­tu­tion en plein mou­ve­ment. Une visite du site de Palai­seau est plus impres­sion­nante que tous les dis­cours ou articles : c’est un chan­tier per­ma­nent où l’on vient d’inaugurer une nou­velle tranche du « Dra­hi ­– X‑Novation cen­ter », cet incu­ba­teur de start-up qui compte désor­mais 5 200 m2 de plan­cher, où s’achèvent les bâti­ments dédiés aux élèves sui­vant le cycle des bache­lors, où les espaces dédiés aux labo­ra­toires sont sans cesse remo­de­lés et éten­dus… Et en déam­bu­lant dans les cou­loirs, on ne peut que remar­quer le carac­tère for­te­ment inter­na­tio­nal de l’établissement, ce que confirment les chiffres du recru­te­ment de la pro­mo­tion 2019, avec près de 140 élèves étran­gers pour 400 français.

Le rythme des chan­ge­ments est deve­nu celui de notre monde moderne qui voit les cer­ti­tudes d’hier deve­nir les doutes d’aujourd’hui. Mais ceux qui ont eu et qui ont en charge la des­ti­née de l’X sont res­tés et res­tent fidèles à ses valeurs : l’excellence, le sou­ci de la nation, l’envie d’un monde meilleur et le recours aux sciences pour ser­vir ces causes.

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