Les éléments chimiques et la classification de Mendeleïev : 150 ans de science et d’histoire

Dossier : La ChimieMagazine N°749 Novembre 2019
Par Grégory NOCTON

118 : c’est le chiffre à asso­cier au 150e anni­ver­saire de la clas­si­fi­ca­tion pério­dique des élé­ments chi­miques, tableau dit de Men­de­leïev. 118 élé­ments dont tous ne sont pas natu­rels et dont cer­tains ne sont stables que quelques frac­tions de seconde ! Des 63 élé­ments connus de Men­de­leïev, aux 118 connus aujourd’hui, c’est une his­toire de famille par­fois mouvementée.

Ils partirent 63…

L’origine de cette repré­sen­ta­tion très car­té­sienne des élé­ments qui nous com­posent et nous entourent est le fruit de tra­vaux issus du XIXe siècle. Après quelques ten­ta­tives de clas­se­ment qui ne sont pas toutes res­tées dans les mémoires (voir l’article de Sarah Hij­mans et Pierre Ave­nas sur Béguyer de Chan­cour­tois), la publi­ca­tion du chi­miste russe Dmi­tri Iva­no­vitch Men­de­leïev en 1869 vise à ratio­na­li­ser les obser­va­tions de la pério­di­ci­té des pro­prié­tés chi­miques de cer­tains élé­ments : ils se com­portent chi­mi­que­ment comme d’autres dont la masse ato­mique n’est pas néces­sai­re­ment proche ; la notion de groupe (d’éléments) prend son sens et il classe les élé­ments par groupe et par masse ato­mique crois­sante. Sur la base de ces obser­va­tions, il semble que la masse ato­mique expé­ri­men­tale de cer­tains élé­ments ne soit pas adap­tée à son clas­se­ment. Men­de­leïev pro­pose ain­si des inver­sions (le tel­lure et l’iode par exemple). Tou­jours selon ce pré­cepte, le chi­miste pré­dit la décou­verte de nou­veaux élé­ments dont les cases res­tent vides dans le tableau… Ce der­nier est alors com­po­sé de 63 élé­ments connus dont le didyme. La ratio­na­li­té de cette clas­si­fi­ca­tion impres­sionne et les chi­mistes l’adoptent peu à peu – pour­tant avec réti­cence au début. La décou­verte du gal­lium (1875) et du ger­ma­nium (1886) qui com­plètent le tableau aux endroits pré­vus ren­force le prin­cipe du clas­se­ment par groupe. Cepen­dant quelques inco­hé­rences subsistent.


REPÈRES

Depuis la clas­si­fi­ca­tion antique : feu, air, eau, terre, les élé­ments ont bien chan­gé ! Pré­sent dans toutes les salles d’enseignement de la chi­mie au monde, quelle qu’en soit la langue d’usage, il existe des mil­liers de repré­sen­ta­tions et de décli­nai­sons de ce célèbre tableau – digne d’une vraie œuvre d’art à valeur d’universalité.


Les premiers intrus : les gaz rares

La pre­mière contro­verse arrive peu après la décou­verte des gaz rares (He, Ne, Ar) par Ram­say et lord Ray­leigh à la fin des années 1890. En effet, rien n’était pré­vu pour ces nou­veaux élé­ments dans le tableau et il est dif­fi­cile de les clas­ser sur la base de leur masse ato­mique. Men­de­leïev (décé­dé en 1907) affec­tionne peu ces contro­verses et n’apprécie pas d’y voir les nou­veaux élé­ments asso­ciés à son tableau en tant que groupe 0. Le début du XXe siècle est riche en décou­vertes du point de vue de la phy­sique de l’atome, et la décou­verte des élec­trons s’accompagne de celles des iso­topes (noyaux avec le même nombre de pro­tons mais pas le même nombre de neu­trons), puis des pre­miers modèles ato­miques. Ces décou­vertes per­mettent de pro­po­ser un clas­se­ment, non pas par masse ato­mique crois­sante mais par numé­ro ato­mique crois­sant ; clas­se­ment qui per­dure aujourd’hui.

Arrivent les transuraniens

Dans les décen­nies qui suivent jusqu’à la fin des années 1930, quelques ajus­te­ments de forme le font évo­luer vers notre dis­po­si­tion contem­po­raine après les tra­vaux d’Henry Mose­ley, à une excep­tion notable : la ligne la plus en bas du tableau n’est pas encore pré­sente. En effet, à cette époque, l’élément le plus lourd connu est l’uranium, numé­ro ato­mique 92, l’élément natu­rel le plus lourd pré­sent sur Terre, et quelques cases vides sub­sistent, celles des numé­ros 43 et 61, le tech­né­tium, le pro­mé­thium (ancien­ne­ment pro­mé­théum), ain­si que les numé­ros 85 et 87, l’astate et le fran­cium. Le point com­mun de tous ces élé­ments, pré­vus mais man­quants, est qu’ils sont radio­ac­tifs avec des durées de demi-vie très courtes. Leur pré­sence dans la croûte ter­restre est donc extrê­me­ment limi­tée et, sans les pro­grès de la phy­sique ato­mique du début des années 1940, il était assez incon­ce­vable de les iso­ler, ce qui n’était pas le cas du polo­nium (84) et du radium (88) décou­verts à la fin du XIXe siècle par Marie et Pierre Curie, et du radon (86), décou­vert en 1900.

“Les derniers éléments créés ont une durée de vie de moins d’une milliseconde”

… Ils se virent 118 à l’arrivée

C’est à Ber­ke­ley en Cali­for­nie en 1940 que débutent les pre­mières expé­riences qui amè­ne­ront à la décou­verte de nou­veaux élé­ments lourds arti­fi­ciels (trans­ura­niens). Les pre­miers sont le nep­tu­nium et le plu­to­nium (on ne les trouve qu’à l’état de traces dans la pech­blende, le mine­rai d’uranium). Suite aux tra­vaux de Glenn Sea­borg de 1944, qui conduisent à l’isolation de l’américium et du curium, le phy­si­cien pro­pose d’ajouter un nou­veau groupe sous la ligne des lan­tha­nides, les acti­nides. Depuis, la phy­sique ato­mique a pro­duit 24 nou­veaux élé­ments. Les der­niers-nés ont une durée de vie de moins d’une mil­li­se­conde ; le der­nier, l’oganesson, numé­ro 118, a été décou­vert en 2002 en Rus­sie et confir­mé en 2015.

118 élé­ments donc, ran­gés selon leurs pro­prié­tés chi­miques en groupes d’éléments par numé­ro ato­mique crois­sant. Les noms des groupes tendent à les défi­nir : encore faut-il connaître un peu d’histoire, de langues anciennes et faire un exer­cice d’étymologie. La pre­mière colonne forme les alca­lins (à l’exception de l’hydrogène) ; son nom pro­vient de l’arabe āl-qily (cendres), repris en latin, alka­li. À l’origine, une famille de plantes (Sal­so­la kali) pous­sant au bord de la mer, très pré­sente en Afrique du Nord, dont la com­bus­tion pro­duit de la soude (NaOH), soude que l’on uti­li­sait dans la fabri­ca­tion du savon et du verre. Les alca­lins, donc, consti­tuent le groupe d’éléments qui ont la pro­prié­té d’être basiques en milieu aqueux ; les métaux réagissent vio­lem­ment avec l’eau. Viennent ensuite les alca­li­no­ter­reux, ter­reux car leurs oxydes (leur forme natu­relle) résistent à de très hautes tem­pé­ra­tures, le feu. Notons que l’on retrouve ici l’évocation de deux des élé­ments antiques : en alchi­mie, la terre résiste au feu !


Plu­sieurs élé­ments ont des noms par­fois à la racine très proche : yttrium, ytter­bium, erbium, ter­bium, ici pour le vil­lage d’Ytterby en Suède où fut décou­vert le mine­rai d’yttria à la fin du XVIIIe siècle. Notons que le thu­lium (Thu­lé désigne un royaume ima­gi­naire au Nord ; Goethe écrit le poème Le roi de Thu­lé en 1774), l’holmium (aphé­rèse de Stock­holm) et le scan­dium (Scan­di­na­vie) rap­pellent aus­si l’origine géo­gra­phique de la décou­verte de ces éléments…


Un milieu de tableau bien fourni

À par­tir de la troi­sième colonne (groupe 3) com­mencent les métaux dits de tran­si­tion (3 à 11), métaux pour les­quels le rem­plis­sage des orbi­tales d est incom­plet. Le groupe 3 est appe­lé « terres rares », ces métaux stra­té­giques, figure de proue de la tran­si­tion éco­lo­gique et de l’énergie décar­bo­née. À par­tir de la 6e période (6e ligne), le nombre d’électrons aug­mente et il est néces­saire d’ajouter une ligne pour tenir compte du rem­plis­sage des orbi­tales f. Les lan­tha­nides, du lan­thane au luté­cium, pre­mière ligne située en bas du tableau, tiennent leur nom du grec lan­tha­nein qui signi­fie caché. Cachés, en effet, dans les mine­rais qui les contiennent, pré­sents en faible pour­cen­tage, ce qui rend leur extrac­tion plu­tôt dif­fi­cile. Ces métaux ne sont donc pas si « rares » mais bien « cachés », sou­vent à plu­sieurs dans le même minerai.

Sous les lan­tha­nides, les acti­nides, de l’actinium au law­ren­cium, dont le nom pro­vient du grec akti­nos, rayon­ne­ment. En effet, du fait de sa radio­ac­ti­vi­té, l’actinium brille dans le noir. Par­mi eux, l’uranium, décou­vert en 1789 par Mar­tin Kla­proth. Pour nom­mer son élé­ment, Kla­proth prend part dans le débat qui anime le choix du nom de la pla­nète Ura­nus décou­verte huit ans plus tôt. Son décou­vreur, William Her­schel, pré­fère Geor­gium sidus ou pla­net, pour hono­rer le roi d’Angleterre, George III (son mécène), mais d’autres, comme Bode, pré­fèrent conser­ver la lignée héré­di­taire des pla­nètes : Saturne est le père de Jupi­ter donc la nou­velle pla­nète se doit d’être nom­mée en réfé­rence au père de Saturne, Oura­nos. Cette réfé­rence à la lignée a été reprise dans le tableau puisque les élé­ments qui suivent l’uranium sont le nep­tu­nium et le plu­to­nium pour Nep­tune et Plu­ton qui suivent Ura­nus dans le sys­tème solaire !

Par­mi les métaux de tran­si­tion, on retrouve des noms plus com­muns, le fer, l’argent, l’or, le cuivre… et aus­si le tech­né­tium (43), pour lequel Men­de­leïev avait gar­dé une place jusqu’à sa décou­verte en 1937. Pre­mier élé­ment arti­fi­ciel créé par l’homme, en grec tekh­nê­tos, arti­fi­ciel, il trouve cepen­dant des appli­ca­tions impor­tantes en ima­ge­rie médi­cale par γ-camé­ra. Le groupe 12, qui contient le mer­cure (Hg), forme la fron­tière entre les métaux de tran­si­tion et le groupe dit prin­ci­pal où l’on retrouve les élé­ments du vivant, le car­bone, l’azote et l’oxygène. Le mer­cure tire son nom de son état phy­sique à tem­pé­ra­ture ambiante, il est mi-solide, mi-liquide…, les Grecs décident donc de le nom­mer en réfé­rence à Mer­cure, divi­ni­té andro­gyne. Enfin, les deux der­nières colonnes contiennent les halo­gènes, du grec, encore, hals (sel) et gennán (engen­drer), qui sug­gère ce qu’il se passe lorsqu’ils réagissent avec des métaux ; et enfin les gaz nobles, ce qui vient de leur iner­tie chi­mique. Ils ne réagissent pas avec les autres éléments.

Mythologie et nationalisme

Ain­si, le nom des élé­ments donne pour cer­tains des indi­ca­tions sur leurs pro­prié­tés chi­miques, pour d’autres, sur l’origine de leur décou­verte. De temps à autre, les mythes antiques se mêlent à leur nom, comme pour Tan­tale et sa fille Nio­bé (le tan­tale et le nio­bium). Ils sont aus­si témoins des conflits et du patrio­tisme plus ou moins exa­cer­bé selon les époques et on ne peut s’étonner que le gal­lium, décou­vert par l’ingénieur Paul-Émile Lecoq de Bois­bau­dran, en 1875, soit sui­vi par le ger­ma­nium, décou­vert par un chi­miste alle­mand onze ans après. Il y a aus­si le fran­cium, l’américium, le mos­co­vium… De célèbres scien­ti­fiques ont éga­le­ment ins­pi­ré des noms d’éléments comme le phy­si­cien Ernest Law­rence (103), décou­vreur du cyclo­tron, l’einsteinium (99) ou encore le nobé­lium (102) pour le célèbre chi­miste sué­dois, ins­ti­ga­teur d’un prix pres­ti­gieux par­mi les scien­ti­fiques… Enfin l’élément 101, décou­vert en 1955, que Sea­borg et ses col­lègues ont déci­dé de nom­mer men­dé­lé­vium, en l’honneur du chi­miste russe Dmi­tri Iva­no­vitch Men­de­leïev, ins­ti­ga­teur de la clas­si­fi­ca­tion que nous connais­sons aujourd’hui. Glenn Sea­borg a lui aus­si été hono­ré de son élé­ment, mais de son vivant ; huma­niste et pas­sion­né jusqu’à son décès en 1999, il pou­vait se van­ter d’écrire son adresse pro­fes­sion­nelle en nom d’éléments chi­miques : Glenn « Sea­bor­gium », « Law­ren­cium » Ber­ke­ley Natio­nal Labo­ra­to­ry, « Ber­ké­lium », « Cali­for­nium », « Américium ».

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